Après la publication de la Théorie des quatre mouvements s’écoulèrent presque six années pendant lesquelles Fourier, échaudé, voire mortifié par les railleries et l’indifférence, n’écrivit rien, sinon quelques textes dénonçant la conspiration du silence dont il se sentait victime, textes que cependant il ne chercha pas à publier. En 1815, il s’installa dans le Bugey, chez ses soeurs, et s’attela enfin à la rédaction du grand traité dont il avait le projet depuis le début du siècle. De ses efforts ainsi entrepris entre 1815 et 1821, seul d’abord, ensuite avec les encouragements attentifs de Just Muiron, son premier disciple, devait naître l’ouvrage paru en 1822, d’abord sous le titre de Traité de l’association domestique agricole, ensuite sous celui de Théorie de l’unité universelle. Il convient ici tout d’abord de donner quelques explications à propos de ce changement de titre : dans le Traité Du Libre Arbitre, manuscrit antérieur à 1822, mais publié pour la première fois dans le premier volume de l’édition de 1841 de la Théorie de l’Unité universelle 113, Fourier évoquait le grand traité qu’il se proposait ensuite de rédiger, et qu’une note des éditeurs décrit comme « ‘l’ouvrage dont ces manuscrits étaient l’ébauche, et que Fourier se proposait d’intituler Traité de l’Harmonie ou Traité de l’Unité universelle ’»114. Fourier lui-même reconnaissait à l’époque qu’» ‘en bonne forme, il eût fallu intituler cet ouvrage, THEORIE DE L’UNITE UNIVERSELLE.’ »115. Mais la crainte de passer, une fois encore, pour un « charlatan » ou un « faiseur de systèmes » le fit choisir en définitive un titre plus modeste : il l’intitula Traité de l’association domestique agricole.
Reniant en quelque sorte la Théorie des quatre mouvements, Fourier considérait le traité de 1822 comme son premier véritable ouvrage, son oeuvre fondamentale, la plus complète exposition de son système. Si, dans le fond, la pensée de Fourier a effectivement acquis une nouvelle dimension, dans sa forme et son organisation cependant, le même désordre, savamment mis en scène, semble régner : autour du corps de l’ouvrage s’est à nouveau développé un florissant appareil — « Instructions pour le vendeur et l’acheteur », « Sommaires », « Avant-propos », « Plan », « Introduction », « Dédicace »... A eux seuls, ces appendices, rédigés aussi bien avant la publication du Traité qu’après (et dans ce cas adjoints aux éditions suivantes), composent cette fois un volume entier sur les quatre que comprend l’édition de 1841 de la Théorie de l’unité universelle.
L’ouvrage en lui-même est à nouveau découpé en trois parties distinctes, selon un principe en apparence similaire à celui adopté dans la Théorie des quatre mouvements. En effet, Fourier se propose à nouveau de s’adresser à différentes sortes de lecteurs116. Il y a tout d’abord les « ‘frivoles’ », auxquels Fourier suggère la lecture, à l’intérieur de la deuxième partie, de toute une liste de ‘« petits articles détachés et amusants, qui traitent des prodiges romantiques de l’Association »’ 117. Il y a ensuite les « ‘mixtes’ », c’est-à-dire les « ‘hommes qui n’ont pas de prétention à l’Académie, et qui se bornent à juger selon les lumières du sens commun’ » : eux pourront ajouter quelques articles à la liste précédente, qu’ils choisiront cependant librement en consultant la table des matières du Traité. Il y a enfin les « ‘graves’ » ; mais ceux-ci, « ‘devant lire le tout, il n’y a aucune instruction à leur donner sur le choix des lectures »118.’ Il semble que la catégorisation des lecteurs ne se fasse pas exactement comme précédemment : en particulier, les « critiques » ont disparu, ou du moins ils rejoignent les « mixtes », puisqu’à ceux-ci il est recommandé de « ‘s’emparer des arguments plaisants, badiner la philosophie sur le résultat constant de ses lumières (...), sur ce qu’elle n’a aucune connaissance des sujets dont elle traite »’ 119. On le voit cependant, cette fois le plan de l’ouvrage n’est pas déterminé par cette tripartition de son lectorat potentiel. Fourier en effet se contente d’indiquer les articles et chapitres, dispersés dans l’ouvrage, qui pourront intéresser chaque catégorie de lecteurs. Le découpage de l’ouvrage lui-même, semble en partie obéir à une autre logique, qui n’est plus celle qu’imposait la volonté de toucher la plus large gamme possible de lecteurs.
Formellement, cette évolution n’apparaît pas immédiatement, puisque l’ouvrage reste découpé en trois parties. La première partie, intitulée « Théorie en abstrait », constitue le deuxième volume de la Théorie de l’unité universelle. Reposant à la fois sur un exposé de la théorie sociétaire, une « accusation des sciences incertaines » et de nombreuses attaques contre le commerce civilisé, elle correspond, dans l’ensemble, à une recombinaison de la première et de la troisième partie de l’ouvrage précédent. La deuxième partie de la Théorie de l’unité universelle, qui occupe la première partie du troisième volume, est intitulée « Théorie mixte ou étude spéculative de l’association » : description des bénéfices attendus de la transformation sociale annoncée, aussi bien dans le domaine de l’amour et du mariage, que dans le commerce ou la gastronomie, cette deuxième partie de la Théorie de l’unité universelle fait écho à la deuxième partie de la Théorie des quatre mouvements.
Dans les deux premières parties de l’ouvrage de 1822, Fourier d’une certaine façon revisite, en la recomposant formellement, la doctrine qu’il avait déjà présentée en 1808. La troisième partie en revanche marque une réelle évolution dans sa pensée, ou du moins dans les objectifs poursuivis : intitulée « Théorie en concret ou association composée », elle occupe la seconde partie du troisième volume, ainsi que tout le quatrième volume. La grande innovation autour de laquelle s’articule cette troisième et dernière partie, est celle de l’exigence d’une épreuve pratique de la théorie, l’exigence de la constitution de ce qu’il appelle une « phalange d’essai », propre à démontrer par sa réussite la validité de la théorie sociétaire. Ainsi, après avoir décrit, dans le premier « livre » de cette partie, les dispositions matérielles (architecturales, organisationnelles) nécessaires à l’essai, ainsi que les caractéristiques sociales (en terme d’âge, de sexe et de fortune en particulier) et « passionnelles » (caractères, tempéraments) des candidats, Fourier expose ensuite les principes et les mécanismes de fonctionnement d’une telle communauté : l’accent est mis sur le rôle de l’éducation des enfants, mais aussi sur la mise en place d’une organisation du travail agricole et domestique qui permette à chacun d’exprimer ses talents. Fourier y décrit en particulier avec une extrême minutie la distribution des tâches, l’organisation domestique, les emplois du temps types des phalanstériens.
L’exigence expérimentale, pratiquement absente en 1808, est au coeur du Traité de 1822 : avec le renversement causal opéré dans la relation entre organisation sociale générale et moeurs privées, il s’agit là de la seconde évolution fondamentale dans l’oeuvre de Fourier. Il est généralement d’usage, parmi de nombreux commentateurs de cette oeuvre, de considérer que cette « innovation » ne date que de 1829, avec la publication du Nouveau monde industriel et sociétaire, ouvrage « commandé » à Fourier par ses disciples, qui souhaitaient disposer, aux fins de propagande, d’un « petit abrégé », d’une exposition simplifiée, facile d’accès, de la doctrine. En réalité pourtant, l’apparition de l’exigence expérimentale nous semble antérieur d’une décennie, puisqu’il trouve son origine dans la « découverte », faite par Fourier en 1819, du principe de « l’association simple », « appropriée aux goûts du siècle et aux préjugés »120. De ce point de vue le Nouveau monde industriel ne serait qu’une nouvelle étape dans un cheminement entamé dix ans plus tôt, et ne ferait que poursuivre une évolution intellectuelle véritablement inaugurée dans le Traité de l’association domestique agricole.
En 1808, la catégorisation du lectorat potentiel reposait implicitement sur les bénéfices intellectuels que les lecteurs pourraient attendre de l’ouvrage. Ce n’est plus le cas en 1822 : les « Instructions pour le vendeur et l’acheteur »121 montrent que, cette fois, l’accent est mis sur les bénéfices matériels que les lecteurs pourraient attendre de l’ouvrage. Fourier, dans ces « Instructions », imagine le dialogue entre un acheteur potentiel de son ouvrage et un libraire chargé d’en faire l’article : celui-ci dans son premier argument le présente comme un « procédé » — le terme lui-même a son importance, ce n’est plus une théorie, c’est une façon de faire — qui, « ‘s’il est praticable, doit tripler en tous pays le produit général de l’industrie et des terres, éteindre subitement les dettes publiques, et assurer un bien-être (...) à ceux qui n’ont rien. On cherche dans les romans le merveilleux idéal ; ici, c’est le merveilleux réel »’ 122.
De la même façon, dans l’» Avertissement aux propriétaires et capitalistes sur le triplement du revenu en association »123, qui inaugure les Sommaires du traité, l’accent est mis, de façon quasiment exclusive, sur les bénéfices que ceux-ci peuvent espérer retirer de leur contribution à la mise en pratique de sa doctrine, pour répondre à ce que Fourier considère comme des « ‘intérêts plus généraux que ceux du monde savant’ »124. Ainsi, comme le montre le tableau qu’il propose, l’ouvrage s’adresse aussi bien, dans la « catégorie royaliste », aux émigrés et aux ecclésiastiques spoliés par la Révolution, que, dans la « catégorie libérale », aux militaires privés de pension, et aux victimes des guerres révolutionnaires. Si en conséquence, tous les Français sont des lecteurs potentiels, c’est donc d’abord parce que ‘« toute famille, en France, tient plus ou moins à l’une des classes de ce tableau »’ 125. Surtout, pour persuader l’acheteur potentiel, le libraire devra recourir à l’argument suivant :
‘« L’essai en sera fait sous peu ; l’Angleterre cherche le procédé qu’indique ce livre ; elle a des villages affectés aux tentatives ; il ne faut que cent familles agricoles et deux mois pour démontrer la facilité d’exécution : telle est la thèse de l’auteur »126.’Fourier n’a donc plus en tête une typologie de son lectorat, car il ne vise en réalité qu’un seul type de lecteur , voir même qu’un seul et unique lecteur, celui qui acceptera de tenter l’essai de la théorie :
‘« Il existe 4.000 candidats de fondation, gens dont chacun a le moyen d’entreprendre l’essai sociétaire, soit de ses propres fonds, soit par souscription (...). A la rigueur, il ne faut persuader qu’un des 4.000. Quelle marche suivre ? Ce n’est ni aux fleurs de rhétorique, ni aux formes adulatrices qu’il convient de recourir. Un fondateur ne sera guère entraîné que par la justesse des calculs »127 ’Un peu plus loin dans l’ouvrage, il se fait d’ailleurs encore plus clairs :
‘« Ceux qui ne souscriraient pas à cet enseignement composé, doivent fermer le livre : je ne quête pas les suffrages de la multitude ; je me borne à chercher, parmi quatre mille candidats, un homme plus clairvoyant que son siècle »128 ’C’est ce qui autorise Michel Butor à écrire que « ‘Fourier ne désire la multiplication des copies de ses ouvrages que pour rendre plus vraisemblable la rencontre des quelques lecteurs nécessaires »’ 129. De ce point de vue, le Traité de l’association domestique agricole inaugurait cette quête d’un mécène pour l’essai de la théorie, qui figura ensuite au coeur de chacun de ses textes. Les efforts faits par Fourier pour rendre plus aisé l’accès à sa théorie, la diffuser auprès d’un plus large public130, et décider un riche mécène à en financer l’essai, ont-ils porté leurs fruits ? Tiré à mille exemplaires, le Traité de l’association domestique agricole ne se vendit cependant guère plus que la Théorie des quatre mouvements, et ne fut pratiquement pas commenté dans les journaux parisiens. Fourier en conçut une rancoeur profonde, qui s’exprime en particulier dans les Sommaires du traité, rédigés l’année suivante, dans lesquels il dénonçait la conspiration du silence orchestrée par les cercles intellectuels parisiens contre l’inventeur de l’attraction passionnée.
L’édition de 1841 de la Théorie de l’unité universelle est celle qui est reproduite de façon anastatique dans l’édition Anthropos des OEuvres complètes, volumes 2 à 5. C’est donc cette édition qui sera utilisée ici.
FOURIER Charles (1822), Oeuvres complètes 2. Théorie de l’unité universelle t. 1, Paris, Anthropos, 1966, 1ère éd. 1842, 353 pages, p. XIV.
Cité par BEECHER (1993a), p. 212.
« Direction pour les 3 classes de lecteurs », in FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos et plan de l’ouvrage », pp. 77-79.
FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 77.
FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 77.
FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 78.
Voir BEECHER (1993a), p. 200.
FOURIER, OC02 (1822), pp. iii-v. Les éditeurs de l’édition de 1841 indiquent que ces instructions « se trouvaient collées au revers de la couverture, en face du titre de l’édition de 1823 ».
FOURIER, OC02 (1822), « Instructions pour le vendeur et l’acheteur », p. iii.
FOURIER, OC02 (1822), pp. vii sq.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires et annonce du traité de l’unité universelle », p. 16.
FOURIER, OC02 (1822), « Instructions pour le vendeur et l’acheteur », p. iv.
FOURIER, OC02 (1822), « Instructions pour le vendeur et l’acheteur », p. iv.
FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 63.
FOURIER Charles (1822), Oeuvres complètes 3. Théorie de l’unité universelle t. 2 : Introduction et théorie en abstrait, Paris, Anthropos, 1966, 1ère éd. 1841, 452 pages, « Aux Disciples pusillanismes ou présomptueux », p. 194.
Préface à FOURIER, OC06 (1829b), p. 20.
Fourier s’est d’ailleurs installé à Paris pour pouvoir plus facilement organiser la publicité et la diffusion de son ouvrage.