E.011Le nouveau monde amoureux (1967)

Dans l’ordre de la publication des oeuvres de Fourier, l’ouvrage qui suit le Traité de l’association domestique agricole est Le nouveau monde industriel et sociétaire, publié en 1829. Il convient pourtant ici de déroger à cet ordre de présentation, et d’évoquer auparavant un autre ouvrage de Fourier, posthume puisqu’il ne fut publié qu’en 1967, mais qui fut pourtant rédigé en même temps que le Traité, vraisemblablement entre 1816 et 1822 : il s’agit du Nouveau monde amoureux, recueil de textes édité par Simone Debout-Oleszkiewicz131. Le travail de Simone Debout-Oleszkiewicz révéla que la pensée de Fourier, en 1822, était riche tout autant de ce qui se trouvait dans le Traité de l’association domestique agricole, que de ce qui ne s’y trouvait pas et ne fut publié qu’un siècle et demi plus tard. Lorsque ses disciples entreprirent, après sa mort, la « Publication des manuscrits de Fourier », ils le firent de façon très sélective, censurant les textes qui leur paraissaient susceptibles de choquer l’opinion.

Cette censure explique le temps mis pour exhumer les cinq cahiers manuscrits réunis par Simone Debout-Oleszkiewicz dans Le nouveau monde amoureux 132  ; mais elle n’explique pas pourquoi, à l’origine, ils furent écartés de la Théorie de l’unité universelle. A l’époque de la rédaction de ces cahiers, Fourier n’a sans doute encore pour seul disciple que Just Muiron, celui que Charles Pellarin, quand il en prononça l’oraison funèbre, appela « ‘l’accoucheur de la Théorie sociétaire’ »133, mais dont l’ascendant intellectuel n’aurait pu cependant suffire à infléchir la pensée de Fourier au point de le contraindre à récuser leur contenu. Sans doute n’est-on pas obligé de croire entièrement Charles Pellarin, disciple et premier biographe de Fourier, quand il écrit « ‘qu’il est à regretter que les amis et les partisans les plus dévoués de Fourier n’aient jamais eu sur lui aucune influence, et qu’ils n’aient pu modifier en rien ses déterminations quant aux parties de son système qu’il convenait d’exposer au public »’ 134. Cependant, il convient de reconnaître qu’en 1822, c’est Fourier lui-même qui se révèle en fait être le premier entrepreneur de la « moralisation » de sa pensée. Il l’avait pourtant proclamé à de nombreuses reprises : « ‘J’ensevelirai cent fois ma théorie plutôt que d’en retrancher une syllabe »’ 135. A-t-il rompu ce serment ? En jouant un peu sur les mots, il est possible de répondre à cette question par la négative : selon Simone Debout, ‘« il ne reniait (...) pas ses idées de 1808, au contraire, et les complétait, mais prudemment il les tenait provisoirement secrètes »’ 136. Autrement dit, il n’avait certes pas renoncé à réfléchir sur la question des rapports amoureux, puisque c’est justement de cette réflexion que naquirent les cinq cahiers manuscrits qui donnèrent lieu au Nouveau monde amoureux ; mais il a renoncé à rendre public le résultat de cette réflexion : d’une certaine façon, il n’a pas « retranché une syllabe » de cette partie de la théorie, il l’a bel et bien « ensevelie » ; avec la complicité posthume de ses disciples, elle l’est ensuite restée pendant cent cinquante ans.

Echaudé par les critiques et les railleries dont il avait fait l’objet jusque là, il renonça donc, au moment de composer le Traité de 1822, à y insérer ses analyses sur la question des rapports amoureux. Dans le Traité de l’association domestique agricole, il ne reste en effet que peu de choses de cette réflexion. Fourier s’en explique d’ailleurs très clairement dans le « Plan du IIe. tome » de l’édition de 1822 :

‘« Encore ai-je entravé à la 4e. notice (210) affectée à la tribu qui entre en âge d’amour. Nos coutumes ne pouvant pas admettre l’hypothèse de libre choix en amour, il a fallu s’arrêter à cette tribu : l’examen des suivantes aurait exigé qu’on spéculât sur la pleine liberté de choix »137

Se refusant, certes à regret, à évoquer des « ‘coutumes futures dont le tableau serait inconvenant’ »138, la pensée de Fourier est sur ce point, et de son propre aveu, « ‘entravée’ », et par conséquent « ‘fort incomplète’ » et « ‘simpliste’ »139.

Les deux évolutions fondamentales de la pensée de Fourier — qui consistèrent d’une part à renverser la relation causale entre changement social et libération des moeurs, et d’autre part à place au coeur de la doctrine l’exigence de sa mise en pratique — sont intimement liées. Il apparaît en effet que « l’ensevelissement » de la question des moeurs amoureuses et sexuelles est parfaitement contemporaine de la formulation de l’exigence expérimentale, même si cette contemporanéité n’a pu être pleinement perçue que cent cinquante plus tard, avec la publication du Nouveau monde amoureux. C’est la croyance en la possibilité d’un essai qui le pousse à développer la théorie de « ‘l’association simple’ », et donc à « ‘supprimer tout le merveilleux et le reléguer dans quelques chapitres d’aperçus ’»140. Dès lors, le Nouveau monde amoureux apparaît comme le jumeau caché, parce qu’illégitime au regard de la morale, du Traité de l’association domestique agricole. Ce retournement est fondamental car, dans ses conséquences « positives » (l’accent mis sur l’exigence expérimentale) comme dans ses conséquences « négatives » (la censure de la question amoureuse), il éloigne la pensée de Fourier, telle du moins qu’elle est présentée au public, de « l’utopie ». L’autocensure du Nouveau monde amoureux, qui constitue d’ailleurs selon Jonathan Beecher « l’oeuvre de Fourier qui se rapproche le plus d’un roman utopiste »141, témoigne en creux de cette volonté d’ancrer la théorie dans le réel, volonté propre à Fourier et non imposée par une école et des disciples qui n’existaient pas encore à cette date.

Notes
131.

FOURIER Charles (1967), Oeuvres complètes 7. Le Nouveau monde amoureux. Manuscrit inédit et texte intégral, Paris, Anthropos, 512 pages.

132.

A propos de ces manuscrits, voir notamment FOURIER, OC07 (1967), pp. vii-xxviii, ainsi que POULAT (1957), pp. 37-60 et 66-82.

133.

PELLARIN Charles, Brouillon du compte-rendu du banquet annuel en l’honneur de la naissance de Charles Fourier [1882, ENS 4/2/1. Just Muiron est décédé le 4 juin 1881.

134.

PELLARIN Charles (1843), Charles Fourier. Sa vie et sa théorie, Paris, Librairie de l’Ecole sociétaire, 557 pages, 2ème éd. de la Notice biographique sur Charles Fourier, pp. 83-84, cité par BEECHER (1993a), p. 393.

135.

FOURIER Charles (1830), «Dénouement des utopies anciennes et modernes», Le Mercure de France au XIXe siècle, n° XXX, 10 juillet 1830, pp. 51-66, cité par BEECHER (1993a), p. 199.

136.

DEBOUT Simone, in FOURIER, OC01 (1808c), p. 570, note 1.

137.

FOURIER Charles (1822), Oeuvres complètes 5. Théorie de l’Unité universelle t. 4 : Trois derniers Livres de la Théorie en concret ou Association composée, Paris, Anthropos, 1966, 1ère éd. 1841, 603 pages, « Plan du IIe. tome », p. X.

138.

FOURIER, OC05 (1822), p. 380.

139.

FOURIER, OC05 (1822), « Plan du IIe. tome », p. XI.

140.

Lettre de Charles Fourier à Just Muiron, 10 mars 1821, citée notamment par PELLARIN (1843), p. 190 et BEECHER (1993a), p. 208.

141.

BEECHER (1993a), ibid., p. 316