F.011Le nouveau monde industriel (1829)

La chronologie de la genèse de l’oeuvre de Fourier invitait à apparier le Traité de l’association domestique agricole et Le nouveau monde amoureux, publiés à cent cinquante ans de distance, mais rédigés presque simultanément. En intitulant ainsi le recueil des manuscrits de Fourier sur la question amoureuse qu’elle intégra en 1967 à la réédition des OEuvres complètes, Simone Debout Oleszkiewicz entendait toutefois faire référence, par contraste cette fois, à l’ouvrage suivant de Fourier, publié en 1829, et intitulé Le nouveau monde industriel et sociétaire. Les années 1820 sont marquées, pour Fourier, par la constitution progressive, autour de son oeuvre, d’une petit cercle de disciples bisontins : Just Muiron, le premier d’entre eux, fit en particulier découvrir en 1822 le Traité de l’association domestique agricole à la soeur d’un de ses amis, Clarisse Vigoureux, qui elle-même le fit découvrir Victor Considerant, un jeune bachelier de dix-sept ans qui préparait son entrée à l’Ecole polytechnique. Dans l’esprit de Fourier, l’opus de 1829 ne devait à l’origine être qu’un « petit abrégé », qui tiendrait compte des recommandations de prudence et de clarté faites par ces premiers « disciples », et dans lequel il accepterait donc, selon ses propres termes, de « manquer de franchise »142 : il semblait céder ainsi à la pression exercée par le petit cercle réuni autour de son oeuvre, qui exigeait de lui ‘« une présentation de sa doctrine plus conforme aux bonnes moeurs intellectuelles »’ 143. De fait, Le nouveau monde industriel est généralement considéré comme ‘« l’exposé le plus bref et le plus méthodique de la doctrine »’ 144 : les disciples de Fourier le qualifiaient d’ailleurs, dans la présentation de la seconde édition , de ‘« très méthodique, très logique, d’une clarté admirable »’ 145. Cela ne signifie pas cependant que l’élaboration en fut rapide et aisée : la rédaction de l’ouvrage dura cinq ans, au lieu des six mois initialement prévus ; décidé en 1824, Le nouveau monde industriel ne parut finalement qu’en mars 1829.

Fourier, en réalité, ne se résolvait que difficilement à ce qu’il considérait un dévoiement de sa doctrine, et ne se priva pas d’indiquer à maintes reprises, dans l’ouvrage même, « ‘combien la théorie a été restreinte et mutilée par les limites d’un abrégé’ »146. Il apparaît même que les habituelles invectives fouriéristes visent, en certains passages, autant les philosophes qui raillaient ou ignoraient sa doctrine, que les disciples qui prétendaient en surveiller la présentation. Par exemple, dans un « appendice à la première section » du Nouveau monde industriel, significativement intitulé « Chapitres omis »147, il entreprend une curieuse démonstration par l’absurde : estimant qu’il n’a pu exposer clairement, au début de la section, la distinction entre les deux groupes majeurs, fondés en attraction sur les liens d’amitié et d’ambition, et les deux groupes mineurs fondés sur les liens d’amour et les liens familiaux, Fourier aurait souhaité pouvoir consacrer à ce sujet « un ample chapitre ». Cela ne lui fut visiblement pas accordé :

‘« A cela on réplique : « Dites-nous les choses en sommaire . » J’y consens pour faire voir que trop de brièveté embrouille une matière neuve au lieu d’en donner des notions satisfaisantes »’

Deux pages plus loin, au terme d’une présentation effectivement et volontairement sibylline, il ne peut qu’en conclure que « ‘L’abrégé qu’on désire aura atteint son but, s’il amène les lecteurs à reconnaître l’impossibilité d’exposer cette vaste science à laquelle je comptais donner non pas un abrégé, mais neuf gros volumes compacts ».’

A qui était destinée une telle démonstration ? Il semble qu’elle s’adressait en fait non pas tant, en première instance, au vaste nombre des lecteurs potentiels, qu’au cercle restreint des disciples, lecteurs certains de l’ouvrage, à ceux-là mêmes qui en furent d’abord les commanditaires, et ensuite les censeurs148. L’objectif en est-il atteint ? Si du point de vue éditorial, malgré la forme abrégée de l’ouvrage, les restrictions de forme et de fond et l’autocensure, Le nouveau monde industriel n’a pas rencontré plus de succès que le Traité de l’association domestique agricole ni réellement suscité plus de commentaires, il inaugurait cependant, au moins en termes purement chronologiques, une nouvelle ère de la diffusion de la théorie de Fourier : au cours des années 1830, une véritable école de pensée se construisit autour de lui, qui se dota d’un journal, Le Phalanstère, et tenta même en 1833 — mais sans succès — une épreuve pratique de la théorie à Condé-sur-Vesgre, à une cinquantaine de kilomètres de Paris149.

Notes
142.

Lettres de Charles Fourier à Just Muiron, 3 janvier et 1er février 1824, citées par PELLARIN (1843), p. 206-207, et BEECHER (1993a), p. 393.

143.

MORILHAT Claude (1991), Charles Fourier, imaginaire et critique sociale, Paris, Méridiens Klincksieck, coll. «Philosophie», p. 20.

144.

BEECHER (1993a), p. 414.

145.

FOURIER, OC06 (1829a), « Avertissement des éditeurs », iii.

146.

FOURIER, OC06 (1829a), p. 340. (1973 : 95).

147.

FOURIER, OC06 (1829a), pp. 96-98. (1973 : 138-140).

148.

Cf. infra, « Censure ou autocensure ? », ch. IV, C.

149.

Cf. infra, « Condé-sur-Vesgre », ch. IX, B, 2.