G.011La fausse industrie (1835-1836)

Saisissant le prétexte de la création d’une commission parlementaire sur l’abolition de l’esclavage, Fourier entreprit en août 1834 la rédaction de ce qu’à l’origine il concevait à nouveau comme un court pamphlet destiné à faire connaître sa doctrine aux députés. Mais une fois de plus emporté par son élan, il déborda bien vite du cadre fixé, et livra finalement en 1835 un ouvrage long et de construction encore plus déroutante que les précédents. Michel Butor décrit La Fausse Industrie comme ‘« une bouteille à la mer, une énorme lettre lancée à la recherche de son destinataire, le candidat possible’ »150. La quête obsessionnelle d’un mécène, qui mettrait la théorie en pratique, structure l’ouvrage plus fortement encore que précédemment, à tel point qu’en réalité elle le déstructure : l’incohérence de la pagination (qui commence page 402 pour finir, plus de cinq cents pages plus loin, page 457 !) n’est qu’un symptôme du manque apparent de logique d’une pensée qui ne semble suivre aucun plan organisé. Fourier ne confesse-t-il pas lui-même, au début de l’ouvrage, que ce plan ‘« a subi des changemens de circonstance ; et par suite, l’ensemble en est irrégulier’ »151 ?

Composé de seize chapitres regroupés en deux sections successivement intitulées « Théorie » et « Confirmation », le corps de l’ouvrage est précédé d’un avant-propos, d’un programme, d’un plan et d’une introduction, et suivi d’une « extroduction » sur « l’anarchie industrielle et scientifique et d’une notice sur les « intérêts du Roi » dans une épreuve de sa théorie ! On ne peut donc que reconnaître à l’ouvrage de 1835 le caractère de « mosaïque » que Fourier lui-même confesse, même si, plus encore que dans le Traité de l’association domestique agricole et dans Le nouveau monde industriel, c’est bien l’exigence expérimentale qui se trouve au coeur de La Fausse Industrie, exigence encore renforcée par la certitude de Fourier qu’un essai sociétaire a été tenté et réussi au Paraguay par le dictateur Rodriguez de Francia.

La Fausse Industrie fut un nouvel échec éditorial. Devant l’insuccès de l’ouvrage, Fourier, comme pour ses deux traités précédents, entreprit de rédiger une « annonce » de La Fausse Industrie, destinée à attirer l’attention du public. Mais une fois encore il ne parvint pas à s’en tenir à l’objectif qu’il s’était donné — la rédaction d’un texte court et simple -, et l’annonce finit par constituer le second tome de La Fausse Industrie, publié au début de l’année 1837, quelques mois avant sa mort. Cette annonce, devenue le second volume de son dernier ouvrage, fut tout autant ignorée que le premier, et que les ouvrages précédents. Fourier décéda le 9 octobre 1837, à l’âge de soixante-cinq ans, sans avoir reçu la reconnaissance intellectuelle qu’il espérait de la publication de ses ouvrages, et sans être parvenu à attirer vers lui le mécène tant attendu.

Finalement, il apparaît que de La théorie des quatre mouvements de 1808 jusqu’à La fausse industrie de 1835-1836, un certain nombre d’évolutions importantes se sont produites dans l’oeuvre de Fourier : elles tiennent en particulier à la minoration du rôle de l’évolution des moeurs sexuelles et de la conditions des femmes dans le processus général de transformations sociale et à la place de plus en plus grande prise au contraire par l’exigence d’une mise en pratique, d’une « expérimentation sociale » de la doctrine. Ces deux évolutions étaient évidemment liées : pour rendre possible un essai pratique de la théorie, il fallait obtenir l’agrément du pouvoir et attirer des mécènes susceptibles de la financer, que les conceptions de Fourier en matière de moeurs auraient pu effrayer. C’est sans doute ce qui le poussa en particulier a renier partiellement la Théorie des quatre mouvements et à proclamer que le Traité de 1822 était en réalité son premier véritable ouvrage. Certains ont vu dans ce reniement la conséquence d’une censure exercée sur Fourier par les disciples qui se peu à peu se constituaient autour de sa doctrine en une véritable « école ». Mais Fourier est en réalité le principal auteur de ce retournement, qui apparaît alors bien plutôt comme une « autocensure » : au moment où ce produit ce retournement dans son oeuvre, il n’a encore qu’un seul disciple, Just Muiron, dont l’ascendant intellectuel n’était pas tel qu’il ait pu obtenir de Fourier un pareil infléchissement de son système : Fourier est bien le premier entrepreneur de la moralisation de sa pensée. Cette double évolution qui a fortement contribué, à partir du Traité de l’association domestique de 1822, à démarquer sa pensée de la tradition utopique, résulte en majeure partie de la volonté propre de Fourier, et non de celle d’une école ou de disciples qui n’existaient pas encore à cette date.

Notes
150.

Préface à FOURIER, OC06 (1829b), p. 21.

151.

FOURIER Charles (1835, Oeuvres complètes 8. La fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit. t. 1, Paris, Anthropos, fac-similé de l’édition de Paris, Bossange, « Plan », p. 430.