1.011Philosophie de la nature et philosophie de l’histoire

Le principe fondamental de la théorie de Charles Fourier semble être celui de « l’unité universelle », comme en témoigne le titre qu’il envisageait initialement de donner au Traité de l’association domestique agricole, et qui fut d’ailleurs rétabli par les disciples à partir de l’édition de 1841153. Cette « unité universelle » se compose selon lui de trois « branches » : l’unité de l’homme avec lui-même, c’est-à-dire avec ses passions, dont la répression par la morale provoque au contraire « ‘la dissidence de l’homme avec lui-même ’»154  ; l’unité de l’homme avec Dieu, qui curieusement désigne tantôt le postulat de l’immortalité de l’âme155, tantôt la caractérisation de l’équilibre harmonique comme issu de la volonté divine156 ; enfin, l’unité de l’homme avec l’univers, ou principe d’analogie générale entre les passions humaines et l’univers matériel157. Quels sont alors ces « quatre mouvements » qui donnent leur titre au premier ouvrage de Fourier, celui de 1808 ? Fourier en dénombrait quatre en 1808158 : le « mouvement social », dont l’étude doit permettre d’expliquer la succession des différentes formes d’organisation sociale ; le « mouvement animal », régi par les lois de la distribution des passions entre les êtres ; le ‘« mouvement organique’ », dont la théorie « ‘doit expliquer les lois selon lesquelles Dieu distribue les propriétés, formes, couleurs, saveurs, etc., à toutes les substances créées ou à créer dans les divers globes’ »159 ; et enfin, le mouvement matériel, ou loi de la « gravitation de la matière pour les divers globes », seule branche du mouvement universel qui ait été élucidée (du moins avant la découverte de Fourier), par Newton.

On trouve, en son fondement même, un premier indice d’une évolution de la théorie de Fourier : après la publication de la Théorie des quatre mouvements, il rectifia ce découpage du mouvement universel, en le modifiant et le complétant d’un cinquième mouvement, le mouvement « aromal ». Il tint d’ailleurs en 1818 à s’expliquer de cette « erreur » : « Une erreur de méthode assez grave est d’avoir divisé le Mouvement en quatre branches, au lieu de cinq, dont une pivotale et quatre cardinales. En 1808, je ne connaissais pas la théorie des Pivots et je les omettais fréquemment »160. Dans sa nouvelle version161, le mouvement universel comportait alors un mouvement « pivotal » (c’est-à-dire principe et source de tous les autres) : le mouvement social ou passionnel, et quatre mouvements cardinaux : le « mouvement instinctuel » (qui correspond au mouvement animal de la classification précédente), le « mouvement organique », le « mouvement matériel », et enfin, le fameux « mouvement aromal » : ce cinquième mouvement, que Fourier n’avait donc pas « découvert » en 1808, décrit le système de la distribution des « arômes » guidant les attractions et les répulsions des êtres vivants et des planètes, donnant naissance aux vents, aux épidémies, aux espèces vivantes, et même aux planètes, dans les relations sexuelles desquelles les arômes jouent un rôle fondamental !162

Fourier n’étendait pas cependant son ambition à l’étude de l’ensemble du mouvement universel et de ses différentes branches :

‘« N’ayant pas les lumières nécessaires pour développer ces sciences, je n’en prendrai pour moi qu’une seule, celle du mouvement social : j’abandonne toutes les autres aux érudits des diverses classes qui s’en composeront un magnifique domaine »163

Définissant l’étude du mouvement social, qu’il se réservait, comme la théorie de la succession des différentes formes d’organisation des sociétés, Fourier en proposait donc tout d’abord une « histoire ». Mais ce faisant, il met en oeuvre une conception très particulière de l’analyse historique, puisque le temps qui en est l’objet n’est le passé qu’accessoirement : c’est une histoire, d’abord, du futur. Ernst Bloch l’a clairement souligné : Fourier veut substituer à un savoir contemplatif n’ayant pour objet que le « devenu », une théorie ouverte sur le « devenant »164. Ainsi, il reprochait à la façon dont ses contemporains enseignent l’histoire une manie exclusive de l’observation du passé, et constatait avec regret que ‘« cette manie exclusive s’est malheureusement étendue des parties au tout. Sur l’ensemble des études sociales, ils ont exclu la moitié la plus intéressante, celle de l’avenir ou des destinées’ »165. Le titre qu’il donna à son dernier ouvrage, quand il est restitué dans son intégralité166, donne une idée juste de son relatif désintérêt pour le seul passé167, et de l’opposition fondamentale qu’il ne cesse de construire entre d’une part le monde tel qu’il est, la « Civilisation » telle qu’il l’observe, et d’autre part la phase supérieure du mouvement social — « l’Harmonie » — à l’avènement de laquelle doit conduire la mise en oeuvre de sa doctrine : le fondement de la Civilisation, c’est « la fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère », tandis que l’Harmonie repose au contraire sur « l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique ». Ces deux phases, si radicalement opposées, sont cependant, dans l’esprit de Fourier, successives chronologiquement, de la même façon que la vérité doit succéder à l’erreur.

La périodisation fouriériste de l’histoire du mouvement social a elle aussi évolué : dans « Harmonie universelle », ce court article qui constitue d’une certaine façon la première présentation publique de sa découverte168, Fourier découpait en effet l’histoire en « ordres sociaux », dont trois seulement seraient aujourd’hui connus : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. L’harmonie, ordre social parfait permettant le plein épanouissement de l’intégralité des passions humaines, constituait alors le quinzième terme d’une série qui en comptait seize dans cette première présentation. Mais à partir de 1808, il opta pour une périodisation plus agrégée : dans la Théorie des quatre mouvements, il découpait en effet l’intégralité de l’histoire sociale du genre humain en quatre phases successives (Voir Fig. 1, « Tableau du cours du mouvement social »), les deux premières – » enfance » et « accroissement » — étant des phases ascendantes, les deux dernières – » déclin » et « caducité » — étant des phases descendantes. A un niveau plus détaillé, l’histoire du mouvement social se décline en trente-deux périodes sociales, et est clôturée, dans une eschatologie bien particulière, par la fin du monde animal et végétal après une durée totale de 80.000 ans, partagée d’ailleurs de façon parfaitement égale entre la « vibration ascendante » et la « vibration descendante ». La Civilisation ne constitue ainsi que la cinquième des sept périodes de la première phase, « l’Enfance » du mouvement social, tandis que l’Harmonie s’étend sur deux phases entières du mouvement, « l’accroissement » et le « déclin », soit seize périodes (de la neuvième à la 24ème), pour une durée de 70.000 ans.

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Figure 1. Tableau du cours du mouvement social (Théorie des quatre mouvements, 1808, pp. 156-157)

Notes
153.

Cf. supra, « Traité de l’association domestique agricole », ch. I, D.

154.

FOURIER, OC02 (1822), « INTRA. — Cadre d’étude intégrale de la nature », p. 27. Voir aussi FOURIER, OC07 (1967), pp. 409-412.

155.

FOURIER, OC02 (1822), « Table des mouvements cardinaux et pivotal », p. 40 ; FOURIER, OC03 (1822), « Pivot direct. Thèse de l’immortalité bi-composée, ou des attractions proportionnelles aux destinées essentielles ».

156.

FOURIER, OC07 (1967), pp. 408-409.

157.

FOURIER, OC02 (1822), « Table des mouvements cardinaux et pivotal », p. 40 ; FOURIER Charles (1822), Oeuvres complètes 4. Théorie de l’unité universelle t. 3 : Théorie mixte et premier livre de la Théorie en concret ou Association composée, Paris, Anthropos, 1966, 1ère éd. 1841, 595 pages, « Pivot inverse. Unité de l’homme avec l’univers ou psycologie (sic) comparée et analogie universelle », pp. 212 sq. Sur la question de l’analogie, cf. infra, « La science fouriériste de l’analogie », ch. VIII.

158.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 30 (1999 : 149).

159.

Sur le mouvement organique, dont l’étude permet de connaître les lois de l’analogie universelle de l’homme et de l’univers, voir notamment FOURIER, OC01 (1808b), « Chapitres omis. Sur le mouvement organique et sur le contremouvement composé », p. 286 (1999 : 389).

160.

FOURIER, OC01 (1808b), « Introduction de 1818 » (1999 : 545).

161.

FOURIER, OC02 (1822), « Table des mouvements cardinaux et pivotal », pp. 32 sq.

162.

FOURIER, OC01 (1808c), p. 129, note 16 (note de 1841).

163.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 13 (1808 : 19 ; 1999 : 130)

164.

BLANQUI Adolphe (1837), Histoire de l’économie politique depuis les anciens jusqu’à nos jours en Europe, t. I, 2ème partie, cité par MORILHAT (1991), p. 89.

165.

FOURIER, OC05 (1822), p. 289.

166.

La fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère, et l’antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toutes qualités. Mosaïque des faux progrès, des ridicules et des cercles vicieux de civilisation. Parallèle des deux mondes industriels, de l’ordre morcelé et de l’ordre combiné.

167.

«  Les regards de la science ne se portent que sur le passé ; elle s’extasie devant quelque vieille pierre qui date du déluge, devant quelques antiquailles inutiles » (FOURIER, OC05 (1822), pp. 289-290).

168.

Bulletin de Lyon, 3 décembre 1803. Cf. supra, « Les premiers articles », Ch. I, A.