2.011La critique de la civilisation

La périodisation est encore plus détaillée, en réalité, puisque chacune des trente-deux périodes comprend à son tour quatre phases, dont la succession répond à la même logique que les quatre grandes phases précédemment citées : enfance, accroissement, déclin et caducité. Ainsi, la Civilisation, ou cinquième période, connaît elle-même une enfance, un accroissement, une apogée et un déclin (voir Fig. 2, « Tableau progressif du mouvement civilisé »). Mais Charles Fourier, dans sa présentation des différentes périodes du mouvement social, se montre moins historien qu’observateur du temps présent : la description des premières périodes de la première phase est particulièrement succincte, puisqu’elle occupe moins d’une quarantaine de pages de la Théorie des quatre mouvements, son premier traité, et disparaît de ses ouvrages suivants. De plus, dans cette rapide description, il ne détaille que bien peu les caractéristiques propres de chacune des périodes169, et assume explicitement ce choix :

‘« Je traiterai de ces cinq périodes sociales dans un même chapitre : il serait trop long de donner sur chacune des détails spéciaux, ce serait sortir du cadre de cet aperçu qui n’est pas même un abrégé régulier »170

Dans ce court chapitre donc, il choisit d’insister sur les caractéristiques communes à ces différentes périodes : la prééminence de l’organisation familiale sur toute autre forme d’organisation sociale, la répression des passions individuelles au profit du « ‘bien de la masse ’»171, et l’indigence générale qui en découle.

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Figure 2. « Tableau progressif du mouvement civilisé » (Théorie des quatre mouvements, 1808, p. 218)

C’est dans la « Civilisation », cinquième période de la première phase du mouvement social, que les conséquences de ces vices, communs aux périodes précédentes, sont portées à leur paroxysme. Pour le dire de façon très synthétique, Fourier considère que la civilisation est marquée par deux vices principaux, le morcellement domestique et agricole et la fourberie du commerce, qui produisent le fléau principal de la civilisation, la misère. La pauvreté, à ses yeux, est le plus scandaleux des désordres sociaux : comme nombre de ses contemporains, Fourier est frappé par les descriptions de la misère des villes industrielles anglaises ; lucide, il n’en conclut pas pour autant, par contraste, à l’opulence des campagnes françaises, mais au contraire voit le règne de la famine s’étendre sur l’ensemble des territoires civilisés, en Angleterre, en Irlande, comme en France :

‘« Et dans les lieux où le peuple civilisé ne meurt pas de faim pressante, il meurt de faim lente par les privations, de faim spéculative qui l’oblige à se nourrir de choses malsaines, de faim imminente en s’excédant de travail, en se livrant par besoin à des fonctions pernicieuses, à des fatigues outrées d’où naissent les fièvres, les infirmités : c’est toujours aller à la mort par famine.
Et quand il ne souffre pas de la faim, de quoi subsiste-t-il ? Pour en juger, il faut voir de près comment se nourrit le paysan français, même dans les provinces dont on vante la fertilité. Huit millions de Français ne mangent pas de pain, n’ont que des châtaignes ou autres pauvretés »172.’

Les deux causes fondamentales de cette misère généralisée sont selon Fourier le « morcellement » ou « simplisme », et la « fourberie », « fausseté » ou « mensonge » dans le domaine commercial. Le « morcellement », comme caractère pivotal de la Civilisation, produit ses effets néfastes à la fois dans le domaine économique et dans le domaine domestique. Que faut-il entendre par « morcellement » ? Si dans le domaine économique, il ne définit le morcellement industriel et agricole que de façon purement négative, comme « travail non sociétaire »173, il est cependant possible de voir, dans cette dénonciation récurrente, une illustration de cette « opposition conceptuelle entre le communautaire et le non-communautaire »174 qui, selon Robert Nisbet, structure toute la tradition sociologique. Fourier en opposant « l’association » au « morcellement », et en marquant constamment son rejet de la pensée individualiste des Lumières et son inquiétude devant les conséquences sociales de la Révolution française et de la révolution industrielle, s’inscrivait dans un courant de pensée sociale — celui de Comte, de Le Play, finalement de Durkheim — d’où naquit la sociologie.

Dans le domaine économique, Fourier ne se présentait lui-même comme un ennemi ni de la propriété privée, dont son système ne supposait absolument pas l’abolition175, ni de l’industrialisation ; en réalité, il se distinguait de la tradition socialiste à laquelle habituellement on l’agrège, en cela qu’à ses yeux ce sont bien plus les rapports commerciaux que les rapports sociaux de production, qui sont au principe de la « fausseté » de la Civilisation dans le domaine économique.  Sur ce sujet, Fourier écrivait d’expérience, ayant été pendant la plus grande partie de sa vie employé de négoce et de courtage, ‘« sergent de boutique’ »176 comme il aimait lui-même à se qualifier. Et s’il considèrait que le commerce est ‘« au monde social ce que le sang est pour le corps »’ 177, en même temps il lui apparaissait qu’en lui-même le commerce ne produit rien, n’est qu’un parasitisme de l’activité industrielle. En conséquence, il donnait du commerce en Civilisation une définition lapidaire, empruntée d’ailleurs à l’abbé Geoffroy, feuilletonniste  conservateur du Journal des Débats : le commerce est « ‘l’art de vendre six francs ce qui en coûte trois. Tout praticien commercial avouera que cet art compose à lui seul la moitié de la science mercantile : l’autre moitié consiste dans l’art d’acheter pour trois francs ce qui en vaut six »178.’

Fourier se révèle alors être un opposant radical de ce qu’il nommait la « licence commerciale » ou « libre concurrence », dont le triomphe est à ses yeux historiquement et politiquement associé à la Révolution française. Il prônait la substitution, à la liberté de vendre et d’acheter, d’une distribution administrée179. En ce sens, il se présentait comme un adversaire déterminé du libéralisme économique. C’est d’ailleurs de cette opposition à la « licence » commerciale que l’antisémitisme économique de Fourier : il considérait que si les Juifs excellaient dans le commerce, c’était parce qu’ils étaient animés par la fourberie et le vice180. Cet antisémitisme, certes habituel dans la première moitié du XIXe siècle au sein de la tradition socialiste à laquelle il est étroitement associé, fut bien peu commenté181 ; il reste pourtant inexcusable chez un penseur qui, sur d’autres sujets et en particulier sur la condition des femmes, a su démontrer sa capacité à s’affranchir des inerties intellectuelles de son temps.

C’est dans le domaine domestique plus encore que dans le domaine économique que la description des conséquences néfastes du morcellement se fait particulièrement précise, détaillée et pertinente. Fourier, en de nombreuses occasions, dénonce l’incohérence des ménages en Civilisation, coupables à ses yeux de ne consacrer que des unions en « mode simple », alors que le ménage en Harmonie sera « composé ». L’organisation familiale sur la base du mariage est pour Fourier une « ‘boîte de Pandore’ »182, d’où jaillissent tous les maux de la Civilisation : inefficacité économique, surpopulation, monotonie, discorde, tromperie183, asservissement... Aux yeux de Fourier, la morale civilisée use du mariage comme d’une arme contre le peuple :

‘« Ce piège est le but secret des moralistes dans leurs éloges du doux mariage ; ils y poussent le peuple, afin d’avoir abondance de conscrits et d’ouvriers faméliques travaillant à vil prix, pour enrichir quelques chefs »184

Cependant, plus que tout le reste, c’est l’asservissement des femmes en Civilisation qui suffit à condamner l’organisation familiale morcelée. Les femmes, tenues en esclavage dans le mariage, ne sont en Civilisation qu’une marchandise dont les hommes organisent le négoce et la propriété. Fourier n’hésite pas à la proclamer dès son premier ouvrage :

‘« Les nations les meilleures furent toujours celles qui accordèrent aux femmes le plus de liberté »185.’

Si Fourier se montre radical dans sa condamnation de la Civilisation, il en reconnaît cependant la place prépondérante dans l’histoire du mouvement social, dont chacune des périodes est nécessaire, en cela qu’elle y sert une fin, et constitue la condition de la période suivante. Ainsi, la Civilisation était « ‘nécessaire pour créer les sciences et les arts »’ 186, et la transition vers l’Harmonie ne peut se faire sans que certaines conditions matérielles et morales soient réalisées par la période civilisée. En ce sens, Fourier, malgré le radicalisme de sa critique de la Civilisation, fait bien partie de la même famille de pensée que les socialistes qui, selon Robert Nisbet, ‘« acceptent le capitalisme, du moins dans la mesure où ils le considèrent comme une étape nécessaire entre le passé et l’avenir’ »187. Ce serait d’ailleurs ne pas rendre justice à Fourier, que d’en faire un conservateur, nostalgique des périodes précédant la Civilisation. La pensée critique de Fourier n’est pas tournée vers le passé, mais au contraire vers le futur, vers ce qu’il nomme « l’Harmonie ».

Notes
169.

Seule exception à cet amalgame, l’attention accordée à la première période sociale, celle des « sectes confuses » ou du « paradis terrestre ». Voir FOURIER, OC01 (1808b), pp. 52-58 (1999 : 170-175).

170.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 58 (1999 : 175).

171.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 63 (1999 : 179)

172.

FOURIER, OC06 (1829b), « Cercle vicieux de l’industrie civilisée », p. 66. Sur la misère en Civilisation, voir aussi, notamment : « La pauvreté », in FOURIER Charles (1851c), «Politique et commerce», Publication des manuscrits de Fourier, Paris, Librairie phalanstérienne, pp. 217 sq. ; « La misère tue plus d’hommes que la guerre » , in FOURIER Charles (1851d), «Sur Napoléon Bonaparte«, , Paris, Librairie phalanstérienne, pp.317-334 ; « La liberté de mourir de faim » , in FOURIER Charles (1852a), Aux partis politiques, Paris, Librairie phalanstérienne, pp. 1-24 pages.

173.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 21.

174.

NISBET (1966), ch. 3, « La communauté », p. 70.

175.

A vouloir constituer à toutes forces une tradition utopique, dont Fourier serait bien sûr un des piliers, certains essayistes en viennent à proclamer ce genre d’inexactitudes : « Toutes les utopies proclament l’abolition de la propriété privée et la communauté des biens » (BURNIER Michel-Antoine, Les paradis terrestres. 25 siècles d’utopie de Platon à Biosphère 2, Paris, Florent Massot/C.O.L., p. 11). Par exemple, l’industrie combinée, chez Fourier, n’est pas une question de propriété des moyens de production, mais une question d’organisation du travail : Fourier ne demande pas la suppression de la classe capitaliste, mais son « association » avec la classe laborieuse. Et ce n’est que tardivement qu’il a dénoncé certains des effets néfastes de la propriété privée. Voir, sur ce point, « Dangers croissants de la propriété », in FOURIER, OC08 (1835), pp. 420-429.

176.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 102 (1999 : 218). Sur son expérience du commerce, voir « Education mercantile de l’auteur », in FOURIER (1851c), « Commerce », pp. 239-275.

177.

FOURIER, OC01 (1822), p. 198.

178.

FOURIER, OC03 (1822), « Prélude à l’analyse du commerce simple », p. 216. Sur le commerce, voir en particulier « De la licence commerciale, de ses vices connus et de ses dangers inconnus », in FOURIER, OC01 (1808b), pp. 222-285 (1808 : 331 sq. ; 1999 : 333-387) ; « Caractère du commerce », in FOURIER, OC06 (1829a), pp. 392-402 (1973 : 451-461).

179.

« Concurrence réductive et fédération commerciale », « De l’entrepôt fédéral ou de l’abolition du commerce », FOURIER Charles (1853-1856b), «Du commerce et des commerçants», Publication des manuscrits de Fourier, Paris, Librairie phalanstérienne, 1853-1856, pp. 5-58.

180.

Pour des expressions de l’antisémitisme, et plus généralement de la xénophobie de Fourier, voir notamment : « Fausseté des juifs et des Chinois », in FOURIER (1851c), « Commerce », pp. 239-275 ; « Emancipation des juifs », in FOURIER, OC10, 1851-1852 ; « Question de morale et de politique commerciale », in FOURIER (1853-1856a). On retrouve cet antisémitisme chez plusieurs de ses disciples, notamment chez Victor Hennequin (HENNEQUIN Victor (1841-1842), Introduction historique à l’étude de la législation française. Les juifs, Paris, Joubert, 1841-1842, 622 et 633 pages, 2 vol.) et Alphonse Toussenel (TOUSSENEL Alphonse (1847), Les juifs rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, Paris, G. de Gonet, 1ère éd. 1845, 300 et 308 pages, 2 vol).

181.

Sur l’antisémitisme de Fourier, voir cependant BRUCKNER Pascal (1975), Fourier, Paris, Ed. du Seuil, p. 10 ; SILBERNER E. (1946), «Charles Fourier on the Jewish Question», Jewish Social Studies, t. VII, n° 4, octobre 1946 ; TACUSSEL Patrick (1996), «Le ressentiment comme passion et la structure de l’illusion. Remarques phénoménologiques sur l’antisémitisme», Sociétés, n° 53, août 1996, pp. 223-235. Jonathan Beecher se contente de son côté de remarquer qu’ « il n’est de pire concession aux poncifs de l’époque que ses remarques désobligeantes sur les Juifs, modèles typiques pour lui des marchands véreux » (BEECHER (1993a), p. 225).

182.

FOURIER, OC06 (1829a), « Du germe de discorde générale ou lien de famille en mode simple », p. 265 (1973 : 315).

183.

Un des textes de Charles Fourier les plus fréquemment cités propose un tableau exhaustif des différentes espèces de cocus. Fourier, en se proposant de porter « dans ce grave débat le flambeau des méthodes analytiques », parvient à un tableau complet du cocuage, qui « en contient 64 espèces progressivement distribuées en classes, ordres et genres, depuis le cocu en herbe jusqu’au cocu posthume » FOURIER, OC01 (1808b), p. 127 (1999 : 239). La Théorie des quatre mouvements ne présente que trois de ses classes de cocus. Pour le tableau complet, il faut se reporter à FOURIER Charles (1925), Hiérarchie du cocuage. Edition définitive colligée sur le manuscrit original par René Maublanc, Paris, Ed. du Siècle, 137 pages, publ. par René Maublanc.

184.

FOURIER, OC06 (1829a), « Du germe de discorde générale ou lien de famille en mode simple », p. 265 (1973 : 315). Sur la famille et le mariage en Civilisation, voir aussi, entre autres textes : « Fausseté du groupe de famille » , in FOURIER, OC08 (1835), p. 188 ; « Vices du ménage familial », in FOURIER Charles (1851e), «Des groupes et des séries», Publication des manuscrits de Fourier, Paris, Librairie phalanstérienne, pp.59-75 ; FOURIER Charles (1853-1856a), «Commerce et mariage», Publication des manuscrits de Fourier, Paris, Librairie phalanstérienne, 1853-1856, pp.249-273.

185.

FOURIER, OC01 (1808b), « Avilissement des femmes en Civilisation », pp. 130-132 (1808 : 193-194 ; 1999 : 242-243). On a vu plus haut comment Fourier, dans ses premiers écrits, fait du progrès de la condition féminine la source et la condition du progrès social en général. Cf. supra, « Théorie des quatre mouvements », ch. I, C. Voir aussi « Sur la connivence des philosophes et des Français pour avilir le sexe féminin » in FOURIER, OC05 (1822), , pp. 186-190 ; « La servitude des femmes », in FOURIER (1851c), « Politique partielle », pp. 285 sq. ; « Femmes et prolétaires », in FOURIER Charles (1852b), «L’amour du mépris de soi-même», Publication des manuscrits de Fourier, Paris, Librairie phalanstérienne, pp.25-55 ; « Esclavage domestique des femmes », in FOURIER, OC10, 1851-1852 ; « Emancipation des femmes », in FOURIER, OC10, 1851-1852.

186.

FOURIER (1847a).

187.

NISBET (1966), p. 43.