a)011Libre cours aux passions

L’Harmonie est la phase du mouvement social qui permet le déploiement intégral des passions humaines. Dans ses premiers textes, Fourier ne dénombre d’abord que sept passions primitives : « ‘L’Attraction passionnee est fixe comme la physique S’il y a sept couleurs de Rayon il y a sept passions primitives dans l’ame’ »192. La «fixité» évoquée ici était en fait relative, puisque ensuite, Fourier érigea les cinq sens au rang de passions primitives, complétant ainsi le tableau des passions élémentaires : il dénombre donc finalement douze passions essentielles, organisées en arborescence. Par ordre d’importance, l’arbre passionnel comprend, en premier degré ou rameau, trois centres d’attraction : le «luxisme» ou désir de luxe, qui fournit et régit cinq passions secondaires dites passions sensitives (ce sont les cinq sens, ajoutés au tableau originel) : vue, ouïe, goût, odorat, tact ; le «groupisme» fournit quatre passions secondaires, ou passions cardinales : deux en mode majeur, l’amitié et l’ambition, et deux en mode mineur, l’amour et le famillisme, ou parenté ; enfin, le «sériisme» ou mécanisme des groupes et séries, est assuré par trois passions distributives : la «cabaliste» ou intrigante, dissidente, la «papillonne» ou besoin de variété, ou alternante, contrastante, et la « composite » ou exaltante : ces trois dernières passions, dites distributives ou «mécanisantes»193, sont les moins bien connues des civilisés : elles organisent le jeu combinatoire des neuf autres passions. Fourier montre par exemple de quelle façon l’organisation des tâches d’éducation des plus petits enfants, en Harmonie, doit s’appuyer sur le déploiement de ces trois passions mécanisantes194 : la passion « cabaliste », goût de l’intrigue et de la compétition, sera réalisée par la rivalité entre les méthodes concurrentes des différentes séries de «bonnes» affectées à cette charge ; la «composite», qui est la recherche des plaisirs des sens et de l’âme, sera d’une part satisfaite par la possibilité pour les bonnes de n’effectuer, au sein du service entier, que les tâches qui ont leur préférence, par les louanges qu’elles recevront des parents d’autre part ; la «papillonne» enfin, goût pour la variété et le contraste, pourra s’exprimer dans l’alternance des travaux, les bonnes n’exerçant qu’un jour sur trois, et consacrant le reste de leur temps à d’autres activités. Pour Fourier, l’homme ne peut donc se réaliser pleinement que dans l’accumulation et la variation des occupations. Or, si la variété des tâches, qui induit la spécialisation, était largement admise, la variation l’était beaucoup moins : Pour Auguste Comte, qui visait ainsi Fourier sans toutefois le citer, « ‘poursuivre à la fois beaucoup d’occupations différentes, et passer à dessein de l’une à l’autre avec toute la rapidité possible’ » est une « ‘aberration philosophique’ »195.

Les douze passions, ensemble, ont pour but l’unité d’action, ou unitéisme, passion pivotale, qui caractérise le « ‘penchant de l’individu à concilier son bonheur avec celui de tout ce qui l’entoure, et de tout le genre humain’ ». Les douze passions principales sont donc regroupées en trois ordres : l’ordre actif, celui du groupisme qui réunit les quatre passions affectueuses ; l’ordre passif, celui du luxisme qui réunit les cinq passions sensitives ; enfin, l’ordre neutre, celui du sériisme, qui réunit les trois passions distributives, sortes de passions « de second ordre » dont la réunion constitue d’une certaine façon l’élément régulateur du système196. Le credo de Fourier, c’est de laisser libre cours aux passions, à toutes les passions, dans tous les domaines – économique, artistique, amoureux... — où leurs effets peuvent se déployer. Les passions, voulues par Dieu, sont en effet naturelles, et réprimer les passions, comme le font les moralistes, c’est « ‘dénaturer l’homme’ »197, c’est-à-dire le sortir de la nature.

Notes
192.

FOURIER Charles (1803c), «Lettre au grand juge», Bulletin de Lyon, 4 nivôse 1803, reproduite par HEMARDINQUER (1964), p. 65.

193.

« Des trois causes ou passions mécanisantes », in FOURIER, OC06 (1829a), pp. 108-119.

194.

« Education préparatoire, âge brut, ou prime enfance », in FOURIER, OC06 (1829a), pp. 225-226.

195.

COMTE Auguste (1835a), Cours de philosophie positive, 1ère éd. 1830-1842, t. IV, p. 424, cité par SCHLANGER Judith (1971), Les métaphores de l’organisme, Paris, Jean Vrin, pp. 247-248.

196.

Pour une présentation générale du tableau des passions, voir « L’arbre passionnel et ses rameaux ou puissances graduées », in FOURIER, OC01 (1808b), pp. 76-82 (1808 : 112-126 ; 1999 : 192-201) ; « Equilibre des passions », in FOURIER, OC06 (1829a), pp. 360 sq.

197.

TU, t. III, p. 118, cité par MORILHAT (1991), p. 83.