B.011Les « fantaisies »

A ce point d’un parcours rapide de l’oeuvre et de la doctrine de Charles Fourier, il apparaît que l’idée selon laquelle il a produit un système de pensée figé, sorti entièrement constitué de la « découverte » de 1798, doit être nuancée. En particulier, Fourier lui-même proclama, dans une Nouvelle introduction à la Théorie des quatre mouvements rédigée en 1818223, que la théorie présentée dans le premier ouvrage, en 1808, était incomplète, car il y manquait encore le calcul du « clavier général de création », découvert seulement le 17 novembre 1814224 : « ‘Je n’ai fait qu’en 1814 la découverte du Clavier général de Création qui sert de boussole dans ce genre de calcul »’ 225. Si aujourd’hui encore, il n’est pas aisé de dire précisément en quoi consistait cette « seconde découverte », il semble cependant que c’est d’elle que procèdent un certain nombre d’évolutions dans l’oeuvre de Fourier, en particulier l’ajout d’un cinquième mouvement, le mouvement aromal, les développements de la théorie de l’analogie universelle entre mouvement social et mouvement matériel226, et la reformulation de sa théorie cosmogonique. S’agissant de ce dernier point, les quelques remarques cosmogoniques introduites par Fourier dans l’ouvrage de 1808, sont ainsi annotées dans sa réédition de 1841 :

‘« Ces conjonctures sont la portion inexacte de l’ouvrage ; il ne reste maintenant sur ces matières aucune incertitude ; mais en 1807, je n’avais pas de règle fixe en pareils calculs et je tombais dans l’arbitraire. Ces conjectures sont rectifiées depuis 1814 »227.’

De quelle nature est cet « arbitraire » que Fourier sembla ensuite renier ? Quelques pages seulement de la Théorie des quatre mouvements ont suffi aux critiques et aux caricaturistes pour la dépeindre comme une élucubration peu sérieuse, et rejeter l’ensemble de la doctrine de Fourier dans le domaine de la fiction et de l’amusement littéraires : il s’agit du chapitre VI de la première partie, intitulé « Couronne boréale »228. Dans ce chapitre qu’il qualifie lui-même d’emblée de « ‘plus curieux que nécessaire ’», il prévoit un adoucissement général du climat du globe sous l’effet de l’apparition d’une couronne lumineuse centrée sur le pôle nord, apparition elle-même causée par l’extension des activités industrielles et agricoles à la totalité de sa surface229. Il s’en suivra aussi une transformation de l’eau de mer en « une sorte de limonade », par propagation d’un fluide d’acide citrique boréal. Mais dans ce même court chapitre, et dans le même registre conjectural, Fourier prévoit aussi l’abandon des routes maritimes traditionnelles et le percement des isthmes de Suez et de Panama par des canaux navigables. S’agit-il là de fantaisies ? Le percement de l’isthme de Suez est une idée très ancienne, remise au goût du jour par l’expédition d’Egypte, dont un des buts était justement d’en étudier la faisabilité, et dont le rapport sur cette question parut justement en 1808. On sait d’ailleurs quelle part les saint-simoniens ont prise dans la mise en oeuvre du projet, à travers la Société d’études du canal de Suez, créée par Enfantin en 1846, et dont les plans furent repris par Ferdinand de Lesseps230. Quant au réchauffement du globe causé par l’extension des activités industrielles et agricoles, l’hypothèse en paraît-elle aujourd’hui aussi « fantaisiste » qu’au début du XIXe siècle ?

Notes
223.

FOURIER, OC01 (1808b), « Introduction de 1818 », pp. 317-329 (1999 : 544-552). L’introduction de 1818 avait été publiée pour la première fois du vivant de Fourier, en 1837, dans La Phalange, tome 1, n° 22.

224.

« Le 17 novembre 1814, j’ai atteint le calcul pivotal, celui du clavier général de création qui complète ma théorie » (AN 10 AS 13 (55), p. 1n, et AN 10 AS 16 (17), p. 4, cités par BEECHER (1993a), p. 157).

225.

FOURIER, OC01 (1808b), « Introduction de 1818 », p. 317 (1999 : 544).

226.

Cf. infra, « La science fouriériste de l’analogie », ch. VIII.

227.

FOURIER, OC01 (1808b) (1999 : 169, note **).

228.

FOURIER, OC01 (1808b), pp. 41-52 (1808 : 61 sq. ; 1999 : 161-170)

229.

Les railleurs malintentionnés ont cru trouver dans ce chapitre l’extravagante prophétie d’un redressement de l’axe de rotation de la Terre, qui serait la source de cet adoucissement. Il n’en est rien : en réalité, Fourier se contente de noter que la position de cet axe de rotation est « défectueuse », puisqu’elle produit la sévérité et les variations des climats. Il en déduit non pas la nécessité de son redressement, mais celle de la compensation des effets néfastes de ce « défaut » par la naissance de la « couronne boréale » : Dieu, dans sa perfection, a disposé cette imperfection comme un « indice peremptoire de la nécessité de la couronne et de sa naissance future ».

230.

On évitera cependant d’aller jusqu’à prétendre, comme le fait Michel Butor dans son introduction au Nouveau monde industriel, que « le résultat le plus spectaculaire de l’influence de Fourier est le percement des canaux de Suez et de Panama ». (BUTOR Michel, préface à FOURIER, OC06 (1829b), p. 8).