Les moqueries furent suscitées aussi par les spéculations cosmogoniques inaugurées à la fin de ce même chapitre, et reformulées ensuite dans le Traité de l’association domestique agricole de 1822231. Fourier y expliquait que l’accouplement de la Terre avec ses cinq satellites — Mercure, Junon, Cérès, Pallas, satellites libres, et la Lune, satellite « conjugué » — a donné dans le passé les différentes espèces de fruits rouges. Et il prédisait que ses futures copulations permettraient le remplacement des êtres nuisibles à l’homme, comme le crocodile, le requin ou le lion, par des êtres utiles comme l’anti-crocodile, l’anti-requin ou l’anti-lion, « ‘superbe et docile quadrupède, un porteur élastique (...), avec des relais duquel un cavalier, partant le matin de Calais ou Bruxelles, ira déjeuner à Paris, dîner à Lyon et souper à Marseille’ »232.
Si l’on fait abstraction de ses inventions lexicales et de la composition souvent déroutante de ses traités, les plus extravagantes des « fantaisies » fouriéristes n’occupent donc que trente-cinq pages dans une oeuvre qui en compte plus de quatre mille, et Fourier y a d’ailleurs renoncé après 1822 : on ne les retrouve pratiquement plus en effet ni dans Le nouveau monde industriel de 1829233, ni dans La fausse industrie de 1835. Pourtant, même si ces « élucubrations » peuvent en quelque sorte être assimilées à des « erreurs de jeunesse », les adversaires de Fourier s’en sont servi pour disqualifier l’ensemble de son oeuvre, en démontrer l’absence de rigueur scientifique et la rejeter du côté de la plaisante fantaisie. Il n’y avait pourtant là rien de bien original : cette cosmogonie ne permet absolument pas de distinguer sa doctrine de nombreuses autres doctrines de la même époque, dans la mesure où bon nombre de ses contemporains et de ses successeurs ont aussi cédé à une tentation comparable en nature, sinon en échelle. Par exemple, les Etudes astronomiques de Boitard, parues dans le Musée des Familles entre 1838 et 1840, témoignent de façon exemplaire de l’intrication de genres aujourd’hui clairement séparés. Mêlant la forme ethnographique et la cosmogonie, le récit de voyage et l’étude scientifique, l’utopie et l’astronomie, les descriptions faites par Boitard des habitants du Soleil, d’Uranus ou de Mars234 indiquent bien que cette séparation des genres ne s’est pas encore totalement opérée et que, dans les lectures populaires du moins, passe encore pour science ce qui, par exemple avec Jules Verne quelques décennies plus tard, est clairement identifié comme fiction.
De façon très générale, jusqu’à la fin de la première moitié du XIXe siècle, les spéculations cosmogoniques n’ont pas encore été rejetées en dehors du domaine scientifique. Pour finir d’en convaincre, il suffit de citer la XIXe leçon du Cours de philosophie positive, consacrée à l’astronomie, la plus positive des sciences naturelles. Auguste Comte y proclame effectivement en préambule que « ‘l’astronomie est jusqu’ici la seule branche de la philosophie naturelle dans laquelle l’esprit humain se soit enfin rigoureusement affranchi de toute influence théologique et métaphysique, directe ou indirecte »’ 235 ; mais quelques pages plus loin, il n’hésite pas à écrire que « ‘si, suivant une grande vraisemblance, les planètes pourvues d’atmosphères, comme Mercure, Vénus, Jupiter, etc., sont effectivement habitées, nous pouvons en regarder les habitans comme nos concitoyens, puisque, de cette sorte de patrie commune, il doit résulter nécessairement une certaine communauté de pensées et même d’intérêts ; tandis que les habitans des autres systèmes solaires nous doivent être entièrement étrangers’ »236 !
Le mal, d’une certaine façon, était pourtant fait, et les disciples durent ensuite revenir à maintes reprises sur cet épineux sujet. Dans les années 1840, alors que l’Ecole sociétaire devenait de plus en plus importante, ils se s’attachèrent régulièrement à démontrer que Fourier lui-même tenait sa cosmogonie pour secondaire. Ainsi, Charles Pellarin, qui fut son premier biographe, s’efforça le premier d’introduire dans la doctrine de Fourier cette partition entre la fantaisie et la science :
‘« Il n’a mentionné les résultats cosmogoniques et analogiques auxquels il a été conduit par sa méthode qu’afin de prendre date en sa qualité d’inventeur. Du reste, il ne demande à personne d’y croire ; il consent à ce qu’on regarde, si l’on veut, toute cette partie de ses écrits comme purement chimérique, pourvu qu’on n’en tire pas d’inductions contre la partie positive qui est accompagnée de preuves que chacun peut vérifier »237 ’Deux ans auparavant, le même disciple de Fourier écrivait :
‘« Les préoccupations cosmogoniques de Fourier forment une pure spéculation de l’esprit, puisque sa nature même exclut toute pensée d’application. Fourier répète en vingt endroits qu’on peut regarder comme des rêveries tout ce qui, dans son oeuvre, ne se rattache pas directement à l’organisation du travail. Seulement il réclame pour lui le droit de rêver, droit dont tant d’autres ont usé sans contestation : Pythagore dans sa Métempsychose, Platon dans sa République, Thomas Morus dans son Utopie, Newton dans ses Commentaires sur l’Apocalypse, Descartes dans ses tourbillons, l’abbé de Saint-Pierre dans sa Paix perpétuelle »238 ’Cette volonté de séparer, dans l’oeuvre de Fourier, le bon grain de l’association de l’ivraie cosmogonique n’est pas cependant l’apanage des seuls disciples, puisqu’on la retrouve par exemple, un siècle plus tard, sous la plume de Frank E. Manuel, quand il se félicite du fait que Fourier, dans le Nouveau monde industriel, a renoncé à « ‘l’importune cosmogonie’ »239.
FOURIER, OC04 (1822), « Esquisse de la note E, sur la Cosmogonie appliquée, sur les Créations scissionnaires et contre-moulées », pp. 241-265.
FOURIER, OC04 (1822), p. 254. Pour une étude détaillée de la cosmogonie de Fourier, on se reportera aux deux intéressantes études de Michel Nathan et Claude Morilhat : NATHAN Michel (1981), Le ciel des fouriéristes. Habitants des étoiles et réincarnations de l’âme, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 216 pages, bibl. ; MORILHAT Claude (1991), Charles Fourier, imaginaire et critique sociale, Paris, Méridiens Klincksieck, coll. «Philosophie», 212 pages.
Même si elles se font rares, ici ou là subsistent tout de même d’étonnantes prophéties. Par exemple, dans Le nouveau monde industriel, exposé de la théorie sociétaire pourtant réputé le plus sérieux, Fourier prédisait que les hommes en harmonie se montreront aussi agiles des pieds que des mains : « On croit en civilisation que les doigts de pied sont inutiles ; les harmoniens s’en serviront comme des doigts de main : par exemple une orgue harmonienne aura des claviers pour les doigts de pied » (FOURIER, OC06 (1829a), pp. 223-224).
NATHAN (1981), pp. 12-16.
COMTE Auguste (1835b), Cours de philosophie positive, Paris, Rouen frères [Bachelier], 725 pages, tome II, XIXe leçon, « Considérations philosophiques sur l’ensemble de la science astronomique », p. 7.
COMTE (1835b), XIXe leçon, « Considérations philosophiques sur l’ensemble de la science astronomique », p. 17.
PELLARIN (1843), cité par NATHAN (1981), p. 102.
PELLARIN Charles (1841), «L’antidote», La Phalange, 28 mai 1841, cité par NATHAN (1981), p. 185, note 45.
« the annoying cosmogony » (MANUEL (1962), p. 199).