2.011Contre les charmes du style

En grande partie épurée des plus voyantes de ses élucubrations thématiques, l’oeuvre de Fourier n’en restait pas moins marquée, formellement cette fois, par certaines extravagances stylistiques. La « fantaisie » de son écriture fut tardivement saluée par ceux et celles qui choisirent de voir en lui non pas seulement un penseur social mais aussi et surtout un écrivain et un poète. Cette « réorientation »240 de la lecture de son oeuvre dans la seconde moitié du XXe siècle est due en particulier à André Breton, qui dans son Ode à Fourier 241, fait de lui un ancêtre du surréalisme. A sa suite et après l’exhumation du Nouveau monde amoureux par Simone Debout-Oleszkiewicz, d’autres, comme Roland Barthes ou Michel Butor, ont salué en Fourier le poète, le « ‘logothète’ »242, l’auteur des « ‘trouvailles verbales les plus exquises’ »243. Fourier se voulait-il poète ? Rien n’est moins certain, et il semble bien dans un premier temps qu’il ait proclamé un désintérêt presque intégral vis-à-vis de toute préoccupation formelle : ne prétendant pas « ‘au titre d’écrivain marchand, mais à celui d’inventeur’ »244, il ne pouvait logiquement que se méfier des ‘« charmes du style’ »245 et des ‘« fleurs de rhétorique »246.’ En conséquence, dès son premier ouvrage, il avertit clairement ses lecteurs qu’ils ne sauraient attendre de lui les qualités littéraires exigées de la fiction ou des oeuvres de « plaisante morale » :

‘« Gardez-vous soigneusement encore d’écouter les critiques qui porteraient sur l’inventeur et non sur l’invention. Qu’importe la manière dont elle est annoncée ? que ce prospectus manque de style, de méthode, etc. : j’y consens et ne veux pas même chercher à mieux faire dans les mémoires suivants. Fussent-ils écrits en patois c’est l’invention et non pas l’inventeur qu’il faut juger »247

Just Muiron, premier disciple de Fourier dans l’ordre chronologique, reprenait la formule pour reconnaître ce droit à son maître : ‘« Le devoir de l’Inventeur est de faire la découverte et de la donner ne serait-ce qu’en patois’ » ; mais en sa qualité de disciple, il ajoutait que son devoir propre était « de suppléer, pour la propagation de la découverte, aux formes qui pouvant l’accélérer, n’ont point été employées par l’Inventeur »248. Il s’attacha donc, autant qu’il put, à réduire « ‘l’écart où il se jette loin des usages littéraires reçus »’ 249.

Cela dit, l’écriture de Fourier présente des spécificités qui, considérées dans leur ensemble, peuvent être décrites comme caractéristiques d’un « style » propre250. On peut certes rire, comme le firent ses détracteurs, de ses néologismes et de ses classifications extravagantes, ou bien les craindre comme le firent après Muiron la plupart de ses disciples, soucieux de respectabilité251. Mais on peut aussi les considérer d’un point de vue très différent, comme l’expression externe de la rigueur scientifique. Fourier se réclamait en effet du droit de l’inventeur, non de celui de l’écrivain, à créer un vocabulaire spécifique à la science nouvelle qu’il entendait fonder. Fourier, ce faisant, s’assignait donc le statut non d’un artiste , mais celui d’un homme de science qui n’exigeait pour son oeuvre que l’examen du fond, non celui de la forme :

‘« C’est un travers de notre siècle, et surtout de la France, que d’exiger partout des talents oratoires qui ne sont utiles que dans certains emplois. Il n’y a qu’une chose à exiger de moi : une Théorie complète sur l’art de développer et mécaniser toutes les passions dans une Phalange de 144 Séries passionnelles, modulant par les 810 caractères du clavier général. Je n’ai posé que ce problème ; je ne dois que cette solution. Fût-elle donnée en patois, j’aurai payé ma dette. La Philosophie aura-t-elle pareil mérite ? A-t-elle résolu un seul de ces problèmes, depuis les collectifs, ceux du Bonheur social et de l’Unité des nations, jusqu’aux partiels, comme l’extirpation de l’indigence, de la fourberie, etc. ? Elle a échoué sur tous, malgré son attirail de style, de méthode, etc. Il faut donc d’autres armes pour forcer la Nature et lui ravir son secret »252

Pour l’instant, il s’agit non pas de se demander si sa prétention à faire oeuvre de science est fondée, mais simplement de relever que pour lui, la distinction entre science et art était fondamentale. Il y avait sans doute là une nouveauté, qui tranchait sur la confusion des genres qui prévalait dans les décennies précédentes. Sa néologie, loin en réalité des effets de style, ne serait donc à ses yeux que « technique et obligée »253, et les termes ainsi forgés ne présenteraient d’ailleurs selon lui aucune difficulté de compréhension particulière :

‘« Quant aux mots nouveaux, des femmes qui ne savent ni grec ni latin les ont compris ; et des savants prétendront qu’ils sont arrêtés par quelques mots composés, comme gastrosophie ou sagesse de la gourmandise, mot formé de gastronomie et philosophie ! »254.’

Cela dit, même dans ses extravagances, on aurait tort de voir en Fourier un rêveur naïf. Il ne manquait pas de recul, et savait à l’occasion faire de la « fantaisie » de son texte une arme contre ses détracteurs, suivant la règle de « l’écart absolu » :

‘« Si vos sciences dictées par la sagesse n’ont servi qu’à perpétuer l’indigence et les déchirements, donnez-nous plutôt des sciences dictées par la folie, pourvu qu’elles calment les fureurs, qu’elles soulagent les misères des peuples »255

Cette revendication du droit à l’extravagance, qui effleure de façon récurrente sous le vernis apposé par les disciples et Fourier lui-même, permet de commencer à saisir l’originalité de sa position dans le champ intellectuel : celle-ci est marquée selon Claude Morilhat par ‘« le refus des normes implicites constitutives de la bienséance théorique ’»256 à l’intérieur de ce champ. Contre la raison qui ne fait que sanctionner ce qui est, il proclame qu’il faut bien l’imagination pour deviner ce qui doit ou peut être, visant en quelque sorte une réconciliation entre le romantisme et la science. Aussi n’hésite-t-il pas, dans l’avant-propos du Traité de l’association domestique agricole, à légitimer ainsi la place du « merveilleux » dans sa doctrine :

‘« Tout en est empreint dans la théorie sociétaire, malgré qu’elle soit étayée de calculs strictement arithmétiques. C’est vraiment la science qui doit concilier les deux partis littéraires, les romantiques et les classiques ; donner raison à tous deux, en leur prouvant que la destinée sociale est mi-partie des deux genres ; que tout est à la fois merveilleux et mathématique en harmonie sociale, comme en harmonie de l’univers »257.’
Notes
240.

L’expression est de Jonathan BEECHER : BEECHER (1993a), p. 17.

241.

BRETON André (1961), Ode à Fourier, Paris, Klincksieck, 1ère éd. 1947, 2ème édition, introd. et notes de Jean GAULMIER. Sur cette « postérité » de l’oeuvre de Fourier, voir en particulier LEHOUCK Emile (1983), «La lecture surréaliste de Charles Fourier», Australian journal of French studies, XX, I 1983, pp. 26-36.

242.

BARTHES Roland (1971), Sade , Fourier, Loyola, Paris, Ed. du Seuil. Fourier, grand inventeur de néologismes, aurait-il récusé celui-ci, par lequel Roland Barthes voulait désigner en Fourier un inventeur de langage, un « poète » au sens étymologique du terme ?

243.

BUTOR Michel, préface à FOURIER, OC06 (1829b), p. 18.

244.

FOURIER, OC02 (1822), p. 116.

245.

« Un autre tort à l’égard d’un inventeur, est d’exiger de lui, comme d’un romancier, les charmes du style » ((FOURIER, OC02 (1822), p. 47). Voir aussi FOURIER, OC05 (1822), p. 561.

246.

FOURIER, OC07 (1967), p. 38.

247.

FOURIER, OC01 (1808c), « Avis aux civilisés Relativement à la prochaine Métamorphose Sociale », p. 413.

248.

MUIRON Just (1832), Les nouvelles transactions sociales, religieuses et scientifiques de Virtomnius, Paris, Bossange, cité par NATHAN (1981), p. 98.

249.

MUIRON (1832), cité par NATHAN (1981), p. 98.

250.

Sur l’écriture de Fourier, les travaux de Simone Debout-Oleszkiewicz font référence. Voir en particulier DEBOUT Simone (1999), «Griffe au nez». Fourier, Burroughs, Paris, Payot, coll. «Critique de la politique», 179 pages.

251.

Fourier se plaignit d’ailleurs de ces craintes : Voir FOURIER, OC03 (1822), « Aux Disciples pusillanismes ou présomptueux », pp. 188-194.

252.

FOURIER Charles, [Nouvelle Introduction à la Théorie des quatre Mouvements, 1818, La Phalange, t. 1, numéro 22, 1837, reproduit in FOURIER, OC01 (1808b), p. 322-323.

253.

FOURIER, OC02 (1822), « Commentaire sur la nomenclature et la distribution », p. 99, et FOURIER, OC05 (1822), note 1, pp. 311-312.

254.

FOURIER, OC02 (1822), « Le dessous des cartes, ou le Comité directeur », p. 235.

255.

FOURIER, OC01 (1808b), t. I, p. 283, cité par MORILHAT (1991), p. 89.

256.

MORILHAT (1991), p. 14.

257.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 58.