Chapitre III.011Les sources de l’oeuvre de Fourier

« Un érudit remplirait des pages de ces citations où la sagesse moderne se dénonce elle-même : je me borne à m’étayer de quelques autorités imposantes qui ont signalé avant moi la fausseté des lumières actuelles ».
Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle,
OEuvres complètes vol. III, pp. 110-111.

L’approche mise en oeuvre dans les deux premiers chapitres, qui s’efforçait de rendre justice à Fourier des raisons qu’il avait d’adhérer aux propositions qu’il énonçait, de façon à montrer comment son oeuvre est marquée par un certain nombre d’évolutions importantes qui conduisent à la mise en valeur de ses ambitions scientifiques spécifiques. Nous voudrions maintenant compléter cette première approche de l’oeuvre de Fourier par une première mise en oeuvre d’une perspective spécifiquement « réceptionniste », dont il sera lui-même à la fois l’objet et « l’acteur » : ce sera l’occasion de se demander si Fourier ne fut pas en fait un lecteur lui-même des oeuvres intellectuelles qui le précèdent. Autrement dit, il faudra essayer de dire jusqu’à quel point il était l’ »homme presque illitéré» qu’il prétendait être, ou bien si la production de son oeuvre s’appuie elle-même sur la réception d’oeuvres antérieures, et selon quelles modalités

La question des sources de l’oeuvre de Fourier est une question ambiguë, parce qu’elle peut en fait être abordée suivant différentes perspectives. On peut la traiter tout d’abord, de la façon la plus directe, en examinant le système des citations explicites qui peuvent être relevées dans les différentes oeuvres de Fourier. Il est un avantage à tirer de cette façon de faire : elle évite de se perdre en conjectures sur les sources de l’oeuvre, et de dériver vers une interprétation « objectiviste » de ces sources, se contentant d’une similitude doctrinale avec une pensée ou une idée historiquement antécédente pour en déduire systématiquement une inspiration. De ce point de vue, la règle méthodologique d’une telle étude peut être empruntée à Hubert Bourgin, dont l’Étude sur les sources de Fourier 258 fait d’ailleurs encore référence sur le sujet : il s’agissait en règle générale, dans l’esprit de Bourgin, de réfuter chaque fois les analogies constatées ou dénoncées par des lecteurs critiques de Fourier, en les confrontant à la fois aux citations explicites (en l’occurrence, à leur absence) et à ce que l’on sait des lectures de Fourier. Ce faisant, Hubert Bourgin ambitionnait de se tenir à égale distance de ceux, pieux disciples, qui « ‘ont vu en Fourier un érudit ou un savant universel’ »259, et de ceux qui au contraire ont vu en lui un plagiaire :

‘«Il ne s’agit pas de construire des hypothèses séduisantes, de découvrir des possibilités d’imitation ou d’emprunt, ou bien de défendre l’originalité de Fourier avec une sorte d’amour-propre jaloux ; il s’agit d’établir avec sûreté des transmissions d’idées ou de doctrines. Or, pour établir ces transmissions, il ne suffit pas de faire voir les analogies et les ressemblances qui les rendent plausibles, il faut montrer les voies qu’elles ont suivies ou qu’elles ont pu suivre. A une question de probabilités littéraires, il faut substituer un problème de critique historique»260.’

L’inconvénient principal de cette façon de faire est l’exact revers de cette médaille : il ne saurait être question de faire aveuglément confiance à Fourier. En effet, rien n’interdit de penser que, malgré ce qui vient d’être écrit, certaines inspirations ne sont pas explicitées, parce qu’elles ne sont pas conscientes. Enfin, rien n’interdit non plus de penser que certaines sources ont pu simplement être tues, pour des raisons qu’il faudra éclaircir. Il importe par conséquent de compléter cette première approche, d’une part en pointant effectivement les sources objectives, désignées par la parenté des concepts et des doctrines, d’autre part et de façon complémentaire en examinant l’étendue des lectures et de la « culture » de Fourier, au-delà du seul système des références explicites dégagées par le recensement des citations : ici, l’approche « biographique » devra donc utilement compléter une approche strictement bibliographique, et ces différentes approches, conjuguées, permettront de montrer que l’oeuvre de Fourier, contrairement au discours qu’il tient lui même et que prolongèrent ses exégètes, n’est pas réellement une oeuvre «ignorante», une découverte en rupture radicale avec les doctrines de la nature et de la société qui la précèdent ou lui sont contemporaines. Car c’est bien cela qui fait l’intérêt d’une étude des sources de Fourier : statuer sur sa prétention à avoir « découvert » une vérité insoupçonnée, et la confronter avec la logique de la filiation des oeuvres et de la construction des traditions intellectuelles, pour montrer finalement son inspiration, son insertion dans un univers intellectuel déterminé, malgré les dénégations de Fourier et de nombre de ses commentateurs, défenseurs scrupuleux de l’originalité absolue de son oeuvre.

Notes
258.

BOURGIN Hubert (1905b), Etude sur les sources de Fourier, Thèse, 2ème partie, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition. Il s’agit de la thèse complémentaire d’Hubert Bourgin, dont on trouve un long rappel dans sa thèse principale : BOURGIN Hubert (1905a), Fourier. Contribution à l’étude du socialisme français, thèse principale de doctorat ès-lettres, Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 541 pages. Hubert Bourgin, ancien élève de l’Ecole normale supérieure et agrégé de lettres, avait soutenu sa thèse principale de doctorat ès lettres devant un jury composé d’Alfred Espinas, Emile Durkheim et Frédéric Rauh, et la thèse complémentaire devant un jury composé d’Emile Boutroux, Lucien Lévy-Bruhl et André Lalande (le compte-rendu des soutenances est reproduit dans la Revue de métaphysique et de morale, septembre 1905, pp. 20-22).

259.

BOURGIN (1905a), p. 56.

260.

BOURGIN (1905a), p. 59.