A.011La parade de l’ignorance

1.011Fourier, «illitéré» ?

La difficulté propre à l’étude des sources de l’oeuvre de Fourier réside dans son refus de toute affiliation intellectuelle. Fourier, contre le principe même d’un tel examen, ne se reconnaît aucune source, et n’a jamais signé aucune reconnaissance de dette intellectuelle. Il y a deux raisons à cela : la première tient au fait que le sujet qui l’occupe est selon lui entièrement neuf . Fourier en tout cas l’affirme :

‘« Personne avant moi n’a travaillé sur l’Attraction passionnée et l’Association domestique. J’ai trouvé tout à faire sur cette matière »261

La seconde raison, indubitablement liée à la première, est parfaitement illustrée par la façon dont Fourier conclut la première attaque qu’il porte contre les «philosophes», dans l’épilogue de la première partie de la Théorie des Quatre Mouvements, et qui a été très souvent citée par ses commentateurs :

‘« Dieu a voulu qu’ils fussent abattus par un inventeur étranger aux sciences, et que la Théorie du Mouvement universel échût en partage à un homme presque illitéré. C’est un sergent de boutique qui va confondre ces charlataneries antiques et modernes. Eh ! ce n’est pas la première fois que Dieu se sert de l’humble pour abaisser le superbe, et qu’il fait choix de l’homme le plus obscur pour apporter au monde le plus important message »262.’

Fourier, en se définissant en particulier comme « un inventeur étranger aux sciences », entendait se situer clairement dans un position marginale par rapport au champ intellectuel de son temps. Dans un « discours préliminaire », ne présentait-t-il pas d’ailleurs son premier ouvrage, la Théorie des quatre mouvements, comme celui « ‘d’un inconnu, d’un provincial ou paria scientifique, d’un de ces intrus qui ont comme Piron le tort de n’être pas même académiciens’ »263 ? Par ces termes, Fourier choisissait de se peindre comme n’appartenant ni à la culture, ni à la société savante de son temps : c’était, à son sens du moins, tout à la fois intellectuellement, socialement et professionnellement qu’il était «étranger aux sciences», au monde de la pensée, des lettres et des arts. Ce qui étonne plutôt, d’une certaine façon, c’est que cette profession d’ignorance fut largement prise pour argent comptant, aussi bien par les contemporains de Fourier que par ses biographes et les commentateurs de son oeuvre, qui finirent par l’imposer comme un dogme. Proudhon lui-même inaugura cette entreprise en proclamant dans Qu’est-ce que la propriété ? : ‘« J’aime mieux croire à l’ignorance, d’ailleurs avérée, de Fourier, qu’à sa duplicité’ »264. De façon plus argumentée certes, Hubert Bourgin, dans la seconde partie de sa thèse de doctorat ès-lettres soutenue en 1905, proposait une longue Etude sur les sources de Fourier 265, qui sembla confirmer ce jugement : selon lui, les similitudes décelables entre la pensée de Fourier et celles de certains auteurs qui le précèdent, s’expliquent essentiellement par la diffusion dans l’opinion de leurs idées les plus générales. Les moyens de leur transmission et de leur infusion dans la doctrine fouriériste seraient donc, presque exclusivement, la lecture des journaux, la fréquentation des cabinets de lecture et des salons, la confrontation, dans des discussions informelles, avec l’opinion et la pensée populaires. Fourier lui-même, de fait, reconnaissait par exemple ne connaître certains philosophes que de seconde main :

‘« J’ai essayé de prendre connaissance de ces torrents de perfectibilité, et l’on m’a mis entre les mains un ouvrage de M. Ancillon, de Berlin, qui a commenté et analysé les systèmes les plus récents, ceux de Kant, de Fichte, de Schelling et autres controversistes »266.’

En somme, la thèse de Bourgin est que la culture de Fourier est une culture captée dans l’air du temps, à travers les conversations et la lecture des journaux, en particulier tout au long de son séjour lyonnais :

‘« Insoucieux et incurieux des théories particulières et précises, il a trouvé ces idées autour de lui, il les a recueillies telles quelles dans le courant des notions élémentaires et publiques que la tradition avait rendues en quelque sorte habituelles et vulgaires : elles faisaient partie du fonds commun qu’un jeune homme, entre 1780 et 1790, trouvait à sa disposition et à son image »267

Et il n’est pas interdit de penser que c’est aussi ce qu’a voulu dire Michelet par cette fameuse formule : «‘Qui a fait Fourier ? Ni Ange ni Babeuf’ ‘ : Lyon, seul précédent de Fourier’»268. Au terme de sa longue analyse, Hubert Bourgin concluait à « l’originalité » de l’oeuvre :

‘« Il semble que les sources de Fourier soient bien mesquines et bien pauvres ; ce qui surprend quand on considère l’ampleur et la richesse de sa doctrine »269

Ce qui frappe en particulier dans l’étude de Bourgin, c’est la tentation visible de la négation d’influences pourtant expressément reconnues par Fourier270. Cette attitude n’est pas sans évoquer celle d’Enfantin, décrite par Christophe Prochasson dans Les intellectuels et le socialisme : Enfantin, en effet, dirigeant en 1876 la réédition du Mémoire sur la science de l’homme, discuta régulièrement en notes de bas de page des influences pourtant ouvertement revendiquées par Saint-Simon271. Cela dit, il faudrait faire remarquer ici qu’en procédant de façon aussi systématique à la négation ou la minoration de ces analogies, par la réfutation de l’influence directe au profit de la thèse de « l’imprégnation diffuse », Hubert Bourgin s’était engagé en réalité dans une démarche ambiguë : elle le conduisait en effet à mettre en cause de façon très profonde, mais pourtant relativement inaperçue, la thèse de l’originalité de la doctrine fouriériste, en montrant au contraire de quelle façon elle plonge ses racines, certes de façon peu orthodoxe, et en partie inconsciente, dans tous les courants de pensée de son temps.

La thèse d’une « imprégnation diffuse » développée, en partie à son corps défendant, par Hubert Bourgin, n’a guère été retenue : au XXe siècle, pour des raisons souvent discordantes, nombreux furent les commentateurs de l’oeuvre de Fourier qui en revinrent à la caricature proudhonienne s’efforcèrent d’en nier l’enracinement direct ou indirect dans une quelconque tradition intellectuelle. A les lire, il faudrait croire que Fourier ne puisa sa doctrine à aucune source autre que celle de son imagination, de sa raison, ou de l’observation des faits. Sans prétendre ici à l’exhaustivité, il n’est pas inintéressant toutefois d’évoquer rapidement quelques unes de ces entreprises de « déracinement » de la doctrine de celui que Raymond Ruyer appelait le « Douanier Rousseau du socialisme »272. Ainsi, Félix Armand et René Maublanc273, tous deux professeurs de philosophie et militants du Parti communiste, proposèrent du système de Fourier un examen critique appuyé sur la lecture marxiste traditionnelle du socialisme français du XIXe siècle : selon eux, « ‘la création d’un monde imaginaire, sortie toute armée du cerveau de son inventeur, se vérifie à la lettre chez un homme qui n’a presque rien emprunté consciemment à personne (...). Aussi cette société future est-elle la transposition ingénue, à l’échelle de l’humanité, de ses goûts personnels, de ses rêves, de ses manies, de celles qu’il a pu satisfaire, de celles surtout que dans sa vie mesquine il a dû refouler, et qui l’obsèdent’ »274. Ils déduisaient de l’ignorance professée par Fourier qu’» ‘il n’y a chez lui aucune imitation consciente ni inconsciente, aucune influence déterminante ’»275. Leur conclusion, sur ce point, n’était en fin de compte guère nuancée : ‘« Il n’y a donc guère d’oeuvre qui soit plus personnelle, plus foncièrement originale que celle de Fourier’ »276. Après guerre, c’est encore la même antienne qui est régulièrement réactivée : par exemple, Sarane Alexandrian, dans son survol de ce qu’il nomme Le socialisme romantique, continuauit de nier l’existence de quelconques sources d’inspiration  : selon lui, sa pensée « ‘est entièrement originale et sur elle on ne discerne aucune influence. Fourier n’eut qu’un seul point de départ : Newton’ ‘ ’»277.

Notes
261.

FOURIER Charles (1851b), «Où l’auteur parle de lui-même», Publication des manuscrits de Fourier, Paris, Librairie phalanstérienne, pp.1-24, p. 4.

262.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 102.

263.

FOURIER, OC01 (1808c), « Discours préliminaire », p. 139.

264.

PROUDHON Pierre-Joseph, Qu’est-ce que la propriété ?, nouvelle édition publiée avec des notes et des documents inédits, sous la direction de Célestin Bouglé et Henry Moysset, p. 277. Proudhon connaissait bien l’oeuvre de Fourier puisque, prote chez Gauthier à Besançon, il corrigea les épreuves du Nouveau monde industriel.

265.

BOURGIN Hubert (1905a), Fourier. Contribution à l’étude du socialisme français, thèse principale de doctorat ès-lettres, Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 541 pages.

266.

FOURIER (1851), p. 22. L’ouvrage d’Ancillon s’intitule «Essai sur l’existence et sur les derniers systèmes de métaphysique qui ont paru en Allemagne», in Mélanges de littérature et de philosophie, Paris, 1809, 2 vol., pp. 127-185.

267.

BOURGIN (1905a), p. 69.

268.

Note de Michelet, communiquée par Gabriel Monnod, et citée par Jean Jaurès dans La Convention, cité par BOURGIN (1905a), p. 101.

269.

BOURGIN (1905a), p. 135.

270.

Lors de la soutenance, Emile Boutroux le reprocha à Bourgin : « M. Boutroux reproche à M. Bourgin la forme de son argumentation sur plusieurs points. Pour écarter l’hypothèse d’une transmission doctrinale, d’une source, Bourgin raisonne souvent ainsi : il établit les analogies, puis les différences, et la présence de ces différences l’empêche d’admettre les analogies » (Revue de métaphysique et de morale, op. cit., p. 20).

271.

PROCHASSON (1997), pp. 36-37.

272.

RUYER Raymond (1950), L’utopie et les utopies, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 293 pages, cité par MORILHAT (1991), p. 18.

273.

ARMAND Félix, MAUBLANC René (1937), Fourier, Paris, Ed. sociales internationales, coll. «Socialisme et culture», 263 et 262 pages, 2 vol.

274.

ARMAND, MAUBLANC (1937), ibid., pp. 78 et 83.

275.

ARMAND, MAUBLANC (1937), ibid., p. 82.

276.

ARMAND, MAUBLANC (1937), ibid., p. 82.

277.

ALEXANDRIAN (1979), p. 79.