2.011Le doute absolu et l’écart absolu

L’ignorance, l’inculture, étaient les explications invoquées par Fourier lui-même pour expliquer son «étrangeté» aux sciences. Cause de son exclusion du domaine scientifique, cette inculture professée était aussi, dans l’esprit de Fourier, la condition de sa découverte. En effet, elle ne fut selon lui possible que parce que son ignorance le prémunissait contre les stériles habitudes de pensée de ces sciences qu’il nommait « incertaines » : philosophie, morale, politique, économie. Rien ne l’établit mieux que ce passage d’un manuscrit de 1820 reproduit dans le regroupement intitulé (par les éditeurs de La Phalange) « Où l’auteur parle de lui-même » :

‘« C’est donc sur mon ignorance même que le siècle doit remercier le sort qui, en m’arrachant aux études pour m’exiler et m’emprisonner dans les comptoirs de banque, me força à cultiver mon propre fonds, à négliger les controverses d’autrui pour ne m’occuper que de mes idées et mettre en valeur le génie inventif dont la nature m’avait doué : il eut été paralysé si les études sophistiques fussent venues à la traverse »278

La marginalité intellectuelle de Fourier, produit d’une prétendue inculture, est chez lui explicitement revendiquée, pour les mêmes raisons que celles qui le conduisaient à se défier des « charmes du style » :

‘« Je ne veux pas même lire la grammaire pour corriger des fautes qui doivent fourmiller dans mon style. Je fais parade de mon ignorance, plus elle est grande, plus elle couvre de honte les savants qui, avec tant de lumières dont je suis privé, n’ont pas su découvrir les lois du mouvement social, n’ont pas entrevu la route du bonheur que moi seul j’aurai ouverte au genre humain, sans que nul autre puisse revendiquer la moindre part à mon invention »279.’

Fourier fait donc clairement « parade » de son ignorance. Cette proclamation, à laquelle Fourier procède à maintes reprises, a pu être confondue avec l’expression d’une modestie, à laquelle l’aurait naturellement incliné son origine. A bien lire pourtant les passages de l’oeuvre qui la mettent en scène, l’ignorance sert un dessein particulier, dans lequel on ne peut guère voire l’expression de la modestie. La justification profonde de la proclamation par Fourier de son inculture est sans doute la suivante : reconnaître une inspiration, l’appui sur une pensée qui précéderait la sienne ou en serait la condition, ce serait devoir partager la paternité de l’invention. N’affirme-t-il pas dans le « Préambule » des « Sommaires » de la Théorie de l’unité universelle que sa « ‘magnifique découverte (...) ne pouvait être l’ouvrage que d’un esprit rétif, incapable de se plier aux convenances du sophisme et du préjugé’ »280 ? L’ignorance de Fourier, loin d’être honteuse, est au contraire orgueilleuse, arrogante. En ce sens, l’adjectif « illitéré » doit être compris comme un néologisme, une variation subtile sur un terme connu, « illettré », destinée à le dénuder de son acception péjorative. Pour Claude Morilhat, « illitéré » s’oppose positivement à « lettré » de la même façon qu’illimité s’oppose à limité : l’inculture de Fourier l’a préservé de tous les faux savoirs281, et en tant que telle, elle est la condition de l’invention. Du reste, c’est le même argument, simplement renversé, qu’il emploie pour, au contraire, disqualifier Robert Owen, dont le système est qualifié par Fourier d’ » habit d’Arlequin » composé tissé par un « frelon scientifique » :

‘« il emprunte à Lycurgue et Pythagore, la communauté des biens ; aux esprits forts du dix-huitième siècle, l’abolition des cultes ; à Platon, à Senancour, aux Otahitiens, l’idée de libre amour »282.’

Il n’est pas difficile ici de comprendre par quels mécanismes Fourier réussit, dans une certaine mesure, la transmutation de sa position sociale en une disposition méthodologique : l’ignorance est érigée en outil de pensée, et donne lieu à un discours qui s’inspire explicitement de celui de Descartes : la règle méthodologique fondamentale adoptée par Fourier et exposée dans les trois premières pages de son premier grand ouvrage est celle du doute absolu et de l’écart absolu 283. C’est en effet précisément parce qu’il est « illitéré » qu’il possède ‘« la qualité requise, ’ ‘l’absence de préjugés’ ‘ ’»284, qui lui permet d’abord de « ‘suspecter jusqu’aux dispositions qui avaient l’assentiment universel »’ 285. La condition négative qui permit la découverte de l’attraction passionnelle, c’est donc l’exercice, contre les préjugés de la philosophie, d’un « doute absolu », inspiré de la règle de Descartes. Mais pour Fourier, le doute cartésien n’était qu’un doute partiel :

‘« Descartes en avait eu l’idée, mais tout en vantant et recommandant le doute, il n’en avait fait qu’un usage partiel et déplacé. Il élevait des doutes ridicules, il doutait de sa propre existence, et il s’occupait plutôt à alambiquer les sophismes des anciens, qu’à chercher des vérités utiles »286

Autrement dit, l’objet sur lequel doit s’exercer essentiellement ce doute absolu, c’est la civilisation : « ‘il faut donc appliquer le doute à la civilisation, douter de sa nécessité, de son excellence, de sa permanence’ »287.

Le « doute absolu » et « l’écart absolu » ne sont que deux façons différentes d’exprimer un même principe : le doute absolu en est la condition négative, qui conduit à ce que Fourier nomme la « théorie indirecte », ou critique de la civilisation ; « l’écart absolu », aussi appelé « doute actif »288  par Fourier, en est la règle positive, de laquelle émane la théorie directe. Cette règle postule que « ‘le plus sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines’ »289, de se « ‘tenir constamment en opposition avec ces sciences’ »290. Précisément, les philosophes ayant toujours « ‘cherché le bien social dans les innovations administratives ou religieuses ’», il convenait selon Fourier de délaisser ces voies qui au mieux s’étaient révélées stériles, au pire avaient conduit à ‘« la catastrophe de 1793 ’»291 ; il ne s’attacha donc qu’à la découverte de moyens de transformation sociale qui appartiendraient exclusivement au domaine industriel et domestique, et seraient praticables dans tous les régimes politiques et sans intervention administrative.

Fourier fait-il de la science ou de la philosophie brute ou naïve, comme il y eut ensuite de l’art naïf ou brut ? Rien n’est moins sûr : l’illettrisme autoproclamé de Fourier, dans les termes mêmes de sa proclamation, apparaît bien plutôt comme un «antilettrisme» — nous dirions aujourd’hui un anti-intellectualisme. Chaque fois, l’ignorance, l’inculture et la marginalité sont opposées à ce qu’il nomme les «sciences incertaines». Fourier en réalité joue systématiquement la nature contre les idées, l’instinct contre l’érudition. La pratique de l’écart absolu, rendue possible par la marginalité scientifique de Fourier, est-elle pour autant totalement compatible avec sa profession d’ignorance ? Il est permis d’en douter, dans la mesure où pour pouvoir « s’écarter », il faut bien s’écarter de quelque chose. De fait, ce qui est caractéristique des descriptions de Fourier, comme d’ailleurs de l’ensemble de sa pensée, donc de sa méthode, c’est l’usage permanent du renversement. La description positive de l’Harmonie s’obtient souvent par l’inversion de la civilisation. Paul Ricoeur indique dans L’idéologie et l’utopie, que cette figure rhétorique est très courante au XIXe siècle ; certains y ont même vu la figure de style constitutive de l’utopie292, mais elle ne lui est en fait pas du tout spécifique, puisqu’elle est au coeur de toute marche dialectique de la pensée : Hegel l’emploie, Marx l’emploie contre Hegel, et Engels établit clairement l’appartenance de Fourier à cette famille philosophique, en affirmant qu’il ‘« maniait la dialectique avec autant de puissance que son contemporain Hegel’ »293.

Par conséquent, le principe de l’écart absolu, par lequel Fourier entendait rendre compte de la méthode qui a conduit à sa découverte, ne désigne alors peut-être pas tant l’absence absolue de rapport, mais plutôt au contraire, à travers le renversement, le rapport absolu. La très grande place accordée dans l’oeuvre à la polémique contre les philosophes, et contre l’ensemble des tenants des « sciences incertaines », oblige à se demander, d’une part comment Fourier peut être «en dehors» quand il est aussi souvent «contre», d’autre part comment il pourrait ignorer totalement ce à quoi il s’oppose aussi systématiquement. L’intuition de cette contradiction invite par conséquent à une réévaluation critique du dogme de l’inculture de Charles Fourier.

Notes
278.

FOURIER (1851b), p. 12.

279.

FOURIER, OC01 (1808b), « Avis aux civilisés relativement à la prochaine métamorphose sociale », p. 309 (1999 : 413).

280.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 2.

281.

MORILHAT (1991), p. 14.

282.

FOURIER (1831), p. 10.

283.

FOURIER, OC02 (1822), « Discours préliminaire », pp. 4-6 (1808 : 5-7 ; 1999 : 121-123). Dans le reste de son oeuvre, Fourier ne fera guère plus allusion qu’une seule fois à cette règle, de façon très rapide : Dans l’avant-propos du Traité de l’association domestique agricole, il indique n’être parvenu à sa découverte « que par résistance au préjugé, par écart des méthodes connues » (FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 48). Ce n’est que très tardivement, dans le premier tome de La fausse industrie, qu’il y consacra à nouveau quelques pages (« L’écart absolu, son échelle », in FOURIER, OC08 (1835), pp. 48-60).

284.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 1 (1808 : 1 ; 1999 : 119).

285.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 4 (1808 : 5 ; 1999 : 121).

286.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 4 (1808 : 5 ; 1999 : 121).

287.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 4 (1808 : 5 ; 1999 : 121).

288.

FOURIER, OC08 (1835), « L’écart absolu, son échelle », p. 56.

289.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 5 (1808 : 6 ; 1999 : 122).

290.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 5 (1808 : 6 ; 1999 : 122).

291.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 3 (1808 : 4 ; 1999 : 120).

292.

Cf. infra, « Qu’est-ce que l’utopie ? », ch. V, A.

293.

ENGELS (1880), p. 57.