B.011Un lecteur « sans méthode » ?

1.011La culture de Fourier

Fourier, par son origine sociale, n’appartenait pas à la grande masse des illettrés. Il était en effet issu d’une bourgeoisie commerçante prospère, avec des prétentions à l’aristocratie294. Mais il n’avait guère poussé loin ses études initiales, même s’il témoigna, enfant, d’une grande faculté d’apprendre295. Entré au collège de Besançon en 1781, à l’âge de neuf ans, il y passa six années. Selon Jonathan Beecher, l’éducation que Fourier y a reçue était classique et sévère : beaucoup de logique, de rhétorique, de théologie, de latin et de grec ; mais peu de science et de littérature française. Quoi qu’il en soit, il semble qu’après ces six années, il n’entreprit pas d’études sérieuses, pour lesquelles il confessait d’ailleurs « ‘une répugnance prononcée ainsi qu’une incapacité notable »’ 296. Il fut effectivement par la suite, selon Jean-Jacques Hémardinquer297, un étudiant velléitaire : il se serait ainsi rendu à Paris en 1800 pour un voyage d’études de huit mois, au cours duquel il souhaitait « ‘s’instruire dans les sciences fixes pour les appliquer toutes au calcul de l’attraction passionnée ».’ Mais les études restèrent, semble-t-il, superficielles : « ‘Géométrie et optique seules fournissent les premières « analogies » fouriériennes. La manie des classifications, l’étude des fleurs, l’image de la marche de l’aï prise chez Buffon’ ‘, tout cela n’ira pas très loin’ ». Il n’y aurait donc là qu’une « teinture de science ». Par conséquent, si les années de collège, prolongées par des lectures d’autodidacte, suffisent amplement pour interdire de le considérer comme un illettré ou ignorant, elles ne permettent pas non plus de le regarder comme un « lettré » ou un « savant ».

Quelles étaient ces lectures d’autodidacte ? Fourier les mentionna soigneusement, sans omission flagrante : Neufchâteau, Cadet de Vaux, Stewart298, Rumfort299, Azaïs. De ce dernier, il salua d’abord l’intuition unitéiste, pour la critiquer toutefois sévèrement ensuite, dans un texte daté de 1813, c’est-à-dire à partir du moment où il le perçut justement comme un concurrent :

‘« ‘Je dois faire valoir mes droits de priorité contre ceux qui maraudent sur mon domaine, comme M. Azaïs, puisqu’il ne s’est mis en scène que long-temps après moi au sujet de la théorie universelle, branche de la théorie du mouvement universel »’ 300

Fourier avait aussi lu Rousseau, et il citait très souvent Kepler. Les Harmonies du Monde étaient même un des rares livres qu’il possédait, et qu’il conserva précieusement. Mais selon Hubert Bourgin, Fourier se serait contenté de parcourir sans méthode l’ouvrage de Kepler301. A ces lectures, il convient d’en ajouter encore quelques autres, mentionnées par Simone Debout-Oleszkiewicz :

‘« Quelques passages de ses cahiers inédits prouvent qu’il ne se contenta pas, comme on l’a prétendu hâtivement, de la seule lecture des journaux et des revues. Il lut et analysa des ouvrages de Cl. de Saint-Martin, de Senancour et probablement de Sade »302

Mais Sade, à notre connaissance, n’est jamais mentionné dans ses écrits ; et s’il affirmait avoir lu Saint-Martin, il nia en avoir retiré quelque enseignement :

‘« On m’a engagé à lire divers ouvrages de ces idéologues et archéologues, entre autres ceux de Court de Gebelin (Monde primitif), Dupuis (Origine des cultes), Saint-Martin, sur je ne sais quoi, car il ne donne aucun titre à ses chapitres ; on espère en découvrir le sujet dans le cours de la lecture, mais après les avoir lus on ne sait de quoi il veut traiter. Je n’ai reconnu dans ces divers savants qu’abus de la science, jonglerie d’érudition, manie de remplir des volumes et de faire système »303

En revanche il est vrai que dans Le nouveau monde amoureux, Fourier proclamait son admiration pour Senancour, ‘« auteur peu connu mais (...) qui est peut-être celui qui a le mieux pressenti la découverte du calcul des destinées sociales’ », et le citait abondamment ; mais Simone Debout-Oleszkiewicz, qui a établi l’édition de cet ouvrage, aurait pu se rappeler avant d’affirmer qu’il « lut et analysa » les ouvrages de Senancour, qu’immédiatement après avoir rendu ce bel hommage, Fourier précisait :

‘« Je n’ai point lu son ouvrage intitulé «Rêverie sur la nature primitive de l’homme, sur ses sensations et ses moyens de bonheur» mais on m’en a envoyé les citations suivantes qui viennent à propos dans un tel article »304.’

Du reste, Fourier prétendait, dans l’ensemble, ne pas avoir lu les philosophes les plus en vogue. Ainsi, de Condillac il disait ne pas avoir fini le deuxième chapitre305, et affirmait ne pas avoir réussi à comprendre Kant :

‘«J’en parle par ouï-dire, car loin de pouvoir porter un jugement sur Kant ou sur d’autres idéologues, je n’ai jamais su comprendre une seule page de leur science, ce qui ne m’empêche pas d’en apprécier l’importance par les résultats »306

S’il citait Malthus, il ne le connaissait en réalité, selon Bourgin, que par un compte-rendu du Courrier français du 20 novembre 1820307. Et Fourier n’a jamais lu directement l’étude de Cadet de Vaux à laquelle il fit plusieurs fois référence : « ‘je n’ai pas lue, je ne la connus que par l’analyse donnée en 1804 dans un journal [’ ‘La Décade philosophique’ ‘]’»308 ; de même, il ne connaissait Pestalozzi que par «‘les analyses données par ’ ‘Le Moniteur’»309. Enfin, dans ce recensement qui est loin d’être exhaustif, il faut mentionner ce qu’il disait de Descartes, parce que cette affirmation laisse entrevoir à nouveau les fins qu’il poursuivait en faisant ainsi parade de son ignorance : « ‘Moi, sans avoir lu Descartes ni son traité des Méthodes, j’ai agi plus méthodiquement lui’»310. Entre les deux propositions qui composent cette dernière proclamation d’inculture, il y a évidemment dans l’esprit de Fourier un lien de cause à effet : c’est parce qu’il n’a pas lu Descartes qu’il a pu agir plus méthodiquement que lui.

Fourier resterait donc, selon Bourgin, un lecteur « sans méthode », lisant peu, préférant la lecture des « seconds couteaux » à celle des oeuvres les plus prestigieuses, finissant rarement les ouvrages qu’il commençait à lire (et avouant qu’ils lui tombaient des mains), et préférant souvent les comptes-rendus de seconde main (les recensions parues dans les journaux, par exemple) aux textes originaux. En réalité, ce qui transparaît dans cette affirmation de Bourgin sur le manque de méthode des lectures de Fourier, c’est un jugement moins sur sa façon de lire « un » texte, que sur la façon de construire le domaine de ses lectures : celles-ci ne sont pas méthodiques, parce qu’elle témoignent en fait d’une ignorance de ce qu’il faut lire et ne pas lire, par conséquent de ce qu’il faut citer et ne pas citer. Même s’il faut se garder de l’anachronisme qui consisterait à confondre la légitimité conférée aujourd’hui à ces oeuvres avec celle que leur conféraient ou non les contemporains de Fourier, force est de constater que les auteurs « reconnus » (Descartes, Bacon, Voltaire, Rousseau) côtoient dans l’univers des lectures et des citations de Fourier des auteurs moins « légitimes » (François de Neufchâteau, Cadet de Vaux et bien d’autres), et cela apparemment dans le plus parfait désordre. Fourier en effet ne fait pas preuve d’une grande connaissance des débats intellectuels qui animent et structurent le champ intellectuel de son temps : sur ce point, Beecher semble en accord avec Bourgin, puisqu’il reconnaît que Fourier « ‘ne fait aucune distinction entre les auteurs : orthodoxes ou réformistes, économistes ou philosophes, tous lui sont bons pour ajouter à ses inventions l’autorité d’un nom ou d’une affirmation doctrinale, pour offrir à son esprit quelque suggestion nouvelle. Dans l’oeuvre de cet ignorant, de ce rêveur, passe ainsi l’image vague et fantasque de la production intellectuelle contemporaine’ »311. Si, en fin de compte, Fourier est ignorant, ce n’est pas sans doute pas des auteurs, mais de la structure de l’espace intellectuel qu’entre eux ils tissent. Cela dit, il n’est pas inintéressant cependant de se demander ce que peut signifier, au début du XIXe siècle, « lire avec méthode » : discernait-on aussi bien alors les auteurs légitimes, c’est-à-dire « citables » ? Le recul historique dont disposait déjà Hubert Bourgin ne permettait-il pas d’aiguiser la perception de la structure du champ intellectuel de la première moitié du XIXe siècle ? La structure de ce champ, en pleine reconstruction au moins dans le domaine des sciences humaines, n’était-elle pas suffisamment ouverte pour que l’on puisse considérer l’affirmation de Bourgin elle-même comme « anachronique » ?

Notes
294.

BEECHER (1993a), p. 30.

295.

BEECHER (1993a), ibid., p. 34.

296.

BEECHER (1993a), ibid., p. 46.

297.

HEMARDINQUER (1964), p. 54.

298.

HEMARDINQUER (1964), p. 68.

299.

A propos de Rumfort, voir FOURIER, OC02 (1822), p. xxxiv, et « Supplément à l’avant-propos », p. 96 ; FOURIER, OC08 (1835), pp. 359-360 ; FOURIER (1851b), pp. 7-8 ; « MM. Rumford et Cadet de Vaux », in FOURIER (1851c), p. 239 ; « La soupe Rumfort », in FOURIER (1853-1856a), « Crimes du commerce », pp. 37-59.

300.

FOURIER Charles (1851a), «Devoirs de la critique envers les inventeurs illettrés», Publication des manuscrits de Fourier, Paris, Librairie phalanstérienne, p. 39. Sur Azaïs, voir BEECHER (1993a), pp. 150-151, note **.

301.

Sur Kepler et Fourier, voir TRANSON Abel, «Keppler et Charles Fourier», Le Phalanstère, t. 1 ; BOURGIN (1905a), note 2, p. 89 ; DEBOUT-OLESZKIEWICZ Simone, introduction à FOURIER, OC01 (1808b), p. XII ; MORILHAT (1991), p. 28.

302.

DEBOUT-OLESZKIEWICZ Simone, Introduction à FOURIER, OC01 (1808b), pp. XI-XII. Elle se réfère aux cahiers AN 10 AS 8 (3).

303.

FOURIER Charles (1847), «Des transitions et désordres apparents de l’univers», La Phalange, t. II, vol. 6, septembre 1847, cité par BEECHER (1993a), p. 188.

304.

FOURIER, OC07 (1967), p. 421. Dans quelques rares cas cependant, Fourier confessa une véritable connaissance des oeuvres qu’il citait : ainsi, dans un texte de 1804, il faisait référence de façon extrêmement précise à texte de Say : «tome premier, p. 512, chapitre des maîtrises» (FOURIER (1856), p. 57). Pour Hubert Bourgin, «ce passage est le seul où apparaît l’attestation formelle et précise d’une lecture» (BOURGIN (1905a), p. 74). Sur la connaissance que Fourier a de l’oeuvre de Jean-Baptiste Say, voir aussi « Lettre de J.-B. Say sur Fourier », in « Commerce », OC X (PM, 1851), 239.

305.

« Il ne peut lire Condillac », in FOURIER, OC10 (1851), « Où l’auteur parle de lui-même », pp. 1-24.

306.

FOURIER (1851a), p. 33. En d’autres occasions, Fourier démontre cette « capacité » à porter un jugement sur une oeuvre qu’il n’a pas lu. N’écrit-il pas, à propos de L’amour du mépris de soi-même de Franchi : « Je n’ai pas lu ce beau livre ascétique » ? ! (FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 45)

307.

FOURIER Charles, Manuscrits inédits, cote 9, pièce 1, cité par BOURGIN (1905a), p. 72.

308.

FOURIER (1851), p. 8, cité par BOURGIN (1905a), p. 63. Bourgin souligne que, de façon particulièrement symptomatique, Fourier date cet article tantôt de 1803, 1804 ou 1805.

309.

FOURIER (1851a), p. 35.

310.

FOURIER (1851a), p. 31.

311.

BOURGIN (1905a), p. 133.