2.011Le corpus des citations

Les références explicites à différents auteurs abondent dans l’oeuvre de Fourier, que ce soit sous la forme de citations directes de ces auteurs, ou sous la forme de commentaires de leurs ouvrages et de leur pensée. Afin de dresser un rapide panorama des auteurs ainsi évoqués par Fourier tout au long de son oeuvre, il est possible de les constituer en quelques grandes catégories, construites à la fois selon les critères dont Fourier lui-même use pour les regrouper, et selon les usages dont il fait de ces auteurs. De la culture classique héritée du collège de Besançon, il a retenu les Evangiles et quelques auteurs, d’une part de l’Antiquité grecque et romaine — Homère, Horace, Plutarque —, d’autre part surtout du XVIIe siècle français : La Fontaine, Molière, Boileau, Racine, La Bruyère, le poète Jean-Baptiste Rousseau. Mais il ne dédaigne pas, à l’occasion, faire référence à des auteurs contemporains, essentiellement poètes ou fabulistes, connus ou moins connus, tels Byron, Jacques Delille, Louis de Fontanes, Casimir Delavigne, Bernard, Boursault, Camoens, Chateaubriand ou encore Emmanuel Viollet-le-Duc et son Nouvel art poétique de 1809, qu’il cite d’après un article du Journal des Débats de 1818. Ces références sont nombreuses, mais à quelques exceptions près, Fourier fait un usage essentiellement « illustratif » de ces auteurs, puisqu’il ne s’agit pas pour lui de les commenter, mais d’en tirer maximes, proverbes et aphorismes destinés à appuyer ses propres arguments.

Héritées en partie aussi des années de collège, et en partie de la lecture des journaux et d’ouvrages d’historiens de la philosophie comme Ancillon, les références de Fourier aux philosophes embrassent elles aussi un large panorama : Platon, Diogène, Epicure, Aristote, Sénèque, Pétrarque, pour l’Antiquité ; Bacon, Descartes, Hobbes, Locke, Leibniz, Montesquieu, D’Alembert, Diderot, Rousseau, Voltaire, Condillac, pour la Renaissance et les Lumières ; enfin, Fichte , Kant, ou Schelling, pour la période plus contemporaine. Mais pour la plupart d’entre eux, il se contente de citer leur nom, sans citer leurs oeuvres. Il agit de même avec un certain nombre de penseurs que l’on pourrait regrouper, à sa suite, dans les catégories suivantes : les utopistes ou « faiseurs de systèmes », dont Fourier n’est visiblement pas friand (l’abbé de Saint-Pierre, Fénelon, et Bernardin de Saint-Pierre) ; les expérimentateurs ou « métaphysiciens pratiques »312 (le quaker William Penn, le pédagogue Johann Heinrich Pestalozzi, Robert Owen) ; les économistes (Say, Malthus, Sismondi, Smith).

De la même façon, on trouve dans l’oeuvre de Fourier de très nombreuses références aux grands noms de la science, comme Pythagore, Galilée, Nicolas Copernic, Newton, Kepler, Linné, William Harvey, Georges Cuvier, Lalande, Laplace, Lavoisier, Buffon, ou encore François Arago. Mais ces noms sont le plus souvent cités ensemble, en une litanie systématiquement destinée à étayer le même argument, celui de la difficulté pour la science à triompher de l’illusion : « ‘Colomb’ ‘, Galilée, Copernic, Newton, Harvey, Linné furent obligés de heurter de front leur siècle, démentir les opinions les plus enracinées »313.’ C’est que dans le domaine de la science comme dans celui de la métaphysique, Fourier confesse son ignorance, évoque les noms sans évoquer les théories : « ‘Je ne connais les nombreux systèmes de ce genre que par quelques articles de journaux. Je n’en ai lu qu’un seul très ancien pour notre siècle : c’est la plaisante fable de Buffon, qui suppose qu’une impertinente comète vint heurter le soleil’ »314 !

Dans l’ensemble donc, si Fourier évoque un grand nombre de philosophes, d’écrivains, et d’hommes scientifiques, il ne les cite en réalité que peu, et ne détaille guère leurs oeuvres. L’analyse quantitative des noms propres d’une part, et des extraits d’oeuvres cités d’autre part, permet d’établir trois constats qui témoignent particulièrement bien de ce contraste : tout d’abord, les auteurs dont un extrait d’oeuvre est cité sont en nombre très restreint ; ensuite, pour ces quelques auteurs, Fourier cite systématiquement le même et unique extrait ; enfin, cet extrait unique de chaque auteur est cité un très grand nombre de fois tout au long de l’oeuvre. Si l’on dresse la liste des auteurs dont la même citation est ainsi reproduite un grand nombre de fois, il apparaît qu’une demi-douzaine d’auteurs, donc une demi-douzaine de citations, concentrent le tiers des citations relevées dans l’ensemble de l’oeuvre. Dans l’ordre décroissant de fréquence, les six noms de ce « panthéon », qu’il convient d’examiner un instant dans le détail, sont : Condillac, Bacon, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Barthélémy et Montesquieu.

‘«’ ‘ Oublier tout ce que nous avons appris’  » (Condillac ). Fourier, à plusieurs reprises, confesse ne pas avoir lu les ouvrages de Condillac, en des termes qui ne laissent guère de doute sur la sincérité de cet aveu : «‘Ces ouvrages de métaphysique m’ennuient si fort qu’ayant un jour commencé la lecture du phénix de la science, du divin Condillac, je ne pus arriver au bout du deuxième chapitre’»315. La citation la plus fréquemment reproduite dans l’ensemble de l’oeuvre de Fourier est donc d’un auteur pour lequel Fourier n’éprouve qu’ennui ! Ignorant de sa pensée, il a vu cependant dans l’appel de Condillac à « oublier tout ce que nous avons appris » une occasion appropriée d’accréditer d’un nom célèbre sa propre exigence d’une tabula rasa scientifique : « ‘Je crois utile, à propos, de m’étayer d’une autorité que sans doute on ne récusera pas. C’est Condillac dont je vais transcrire l’opinion sur l’aberration générale des sciences philosophiques ’»316. L’exigence de Condillac apparaît à Fourier si bien adaptée à son propos qu’il avoue, dans l’avant-propos du Traité de l’Association domestique agricole, en faire «l’un des refrains de cet ouvrage»317. Si le plus souvent il se contente de réduire le propos de Condillac à cette formule lapidaire, dont il n’indique d’ailleurs jamais la référence, en une occasion cependant il reproduit sur deux pages le texte plus long duquel elle est extraite, non sans intercaler toutefois à l’intérieur même des guillemets ses propres commentaires318.

« Refaire l’entendement humain » (Bacon ). Si Fourier évoque aussi fréquemment la formule de Bacon que celle de Condillac, c’est tout simplement parce qu’il a tiré la première de la seconde : la longue citation de Condillac, commentée dans le Traité de l’association domestique agricole, qui reproduit dans son intégralité la phrase contenant la formule chère à Fourier, en témoigne : ‘« Quand les choses en sont venues à ce point, quand les erreurs se sont ainsi accumulées, il n’y a qu’un moyen de remettre de l’ordre dans la faculté de penser ; c’est d’oublier tout ce que nous avons appris, de reprendre nos idées à leur origine, et de refaire, dit Bacon, l’entendement humain’ »319. Il est en outre fort probable que Fourier ne connaisse Bacon que par la citation de Condillac. La parenté entre ces deux formules synonymes est évidente : elles constituent ensemble les avatars, l’un négatif et critique, l’autre positif, d’une même exigence de refonte de la raison selon la règle dialectique du doute absolu et de l’écart absolu. Cette synonymie est d’ailleurs telle que Fourier attribue les deux formules assez indifféremment à l’un ou à l’autre : il lui arrive ainsi d’attribuer l’appel à « refaire l’entendement humain » directement à Condillac, sans évoquer Bacon ; il lui arrive aussi d’attribuer les deux formules à Bacon320, voire de l’attribuer à Condillac et... Descartes : « ‘Appliquons à quelques uns de leurs dogmes le précepte de Condillac et Descartes : refaire l’entendement humain en le subordonnant aux lumières de l’expérience’ »321 !

‘«’ ‘ Mais quelle épaisse nuit voile encore la nature ! ’ ‘»’ ‘ (Voltaire’ ‘).’ Fourier fait l’honneur à Voltaire de porter ce vers en épigraphe de la Théorie des quatre mouvements. Dans l’ensemble de l’oeuvre, la formule est invoquée à de très nombreuses reprises, soit sous cette forme, soit par simple référence à « l’épaisse nuit » de Voltaire, soit au contraire par la citation entière de la strophe de laquelle elle est extraite322. Il semble bien cependant que, là encore, la connaissance qu’il a de Voltaire se limite à ces quelques vers, qui lui suffisent pour illustrer l’aveu d’ignorance fait au nom de toute la philosophie des Lumières par celui qui dans l’esprit de Fourier la représente le mieux. Et là encore, la façon qu’a Fourier d’invoquer cette formule peut sembler particulièrement cavalière puisqu’à plusieurs reprises, sans doute las de la reproduire sans cesse, il se contente de mentionner ainsi ce qu’il appelle en fin de compte « ‘la jérémiade de Voltaire ’»323 : ‘« Montrez l’homme à mes yeux : honteux de m’ignorer, etc. ’»324 !

‘«’ ‘ Ce ne sont pas là des hommes ’ ‘»’ ‘ (Rousseau’ ‘).’ Fourier cite très souvent — plus d’une dizaine de fois — cette formule qu’il attribue à Rousseau, et qu’il place d’ailleurs en exergue du Nouveau monde industriel. Il entend ainsi lui faire dire que, dans la Civilisation, la dénaturation du genre humain lui fait perdre son caractère d’humanité, et le ravale au rang d’une « race de vipères »325. Cette citation n’est pas toutefois l’unique emprunt qu’il fait à Rousseau, et il semble qu’il ait de son oeuvre une meilleure connaissance que de celles de Condillac, Bacon et Voltaire : il donne en effet deux autres citations différentes de celle-ci ; et surtout, les commentaires qu’il fait régulièrement de la pensée de Rousseau semblent indiquer qu’il en connaît plusieurs aspects assez correctement. Ainsi, il salue en lui, non sans perfidie, le romantique qui a reconnu dans l’homme le responsable de la dénaturation de l’oeuvre de Dieu, mais au lieu d’agir s’est contenté d’avouer l’insuffisance de la raison des philosophes326 ; « ‘l’un des plus habiles peintres de l’amour ’»327, qui n’a guère combattu cependant pour l’émancipation des femmes ; ‘« le plus habile des instituteurs’ »328 enfin, qui pourtant n’osa pas élever ses enfants. Le jugement se fait donc à propos de Rousseau plus complexe et balancé qu’à l’ordinaire, et l’on peut estimer que l’utilisation de cette formule en exergue du Nouveau monde industriel est aussi une forme d’hommage qu’il entend lui rendre.

« Une maladie de langueur » (Montesquieu ). Dans toute l’oeuvre de Fourier, Montesquieu est chronologiquement le premier auteur cité : dans les premières lignes du « Discours préliminaire » à la Théorie des quatre mouvements, Fourier évoque en effet « l’opinion de Montesquieu » selon laquelle les sociétés humaines sont atteintes « ‘d’une maladie de langueur, d’un vice intérieur, d’un venin secret et caché’ »329. Par la suite, il cita régulièrement cette affirmation, non sans prendre, comme à son habitude, quelque liberté avec sa formulation exacte : il se permit par exemple, à l’intérieur même des guillemets, de faire dire que ce vice intérieur était le « morcellement »330. Il semble bien que Fourier se montre, une fois de plus, d’autant moins scrupuleux avec la forme originelle du texte qu’il cite, qu’en réalité il n’a vraisemblablement que très peu lu les oeuvres de Montesquieu. Une phrase dans « Cosmogonie » sonne à cet égard comme un nouvel aveu d’ignorance : ‘« Parvenu à cette 21e section, je sens la même tentation que Montesquieu à son 21e livre. Il voulait adresser aux muses une invocation : je l’ai lue dans un journal (...). Montesquieu (...) disait aux vierges du Pinde : « Je cours une longue carrière et je suis accablé d’ennuis » ’». Ce que Fourier sait de Montesquieu, au moins sur ce point, il l’a « lu dans un journal ».

‘«’ ‘ Un dépôt humiliant de contradictions et d’erreurs ’ ‘»’ ‘ (Barthélémy’ ‘).’ Il est difficile de déterminer de quelle façon Fourier a eu connaissance de l’ouvrage de l’archéologue et historien de l’Antiquité Jean-Jacques Barthélémy (1716-1795)331, dans lequel Fourier puise, une fois n’est pas coutume, deux citations différentes, tirées toutefois du même chapitre de l’ouvrage, à trois pages de distance. Après avoir fait de Barthélémy le porte-parole des philosophes, leur « compilateur »332, il leur fait d’abord reconnaître par sa bouche que les bibliothèques dont s’emplissent leurs ouvrages, ‘« prétendus trésors de connaissances sublimes, ne sont qu’un dépôt humiliant de contradictions et d’erreurs »’ 333, et que c’est leur incapacité à en comprendre les lois qui leur fait proclamer à tort que ‘« la nature est couverte d’un voile d’airain que tous les efforts des siècles ne sauraient percer »’ 334.

Si « quantitativement » ces deux citations du Voyage d’Anacharsis de l’abbé Barthélémy appartiennent bien au « florilège » des devises fouriéristes, elles y constituent cependant une sorte d’exception : même si Fourier n’avait pas une grande connaissance de la hiérarchie de la légitimité des oeuvres intellectuelles, il se peut Condillac, Bacon, Voltaire, Rousseau et Montesquieu, grandes figures emblématiques, dans l’esprit de Fourier, de la philosophie des Lumières, soient cités autant pour l’autorité de la chose dite que pour celle de celui qui la dit : c’est alors peut-être un peu de leur autorité que Fourier entendait importer dans son propos par la répétition quasi incantatoire de ces maximes. Jean-Jacques Barthélémy appartient, du point de vue des fins poursuivies en apparence, à un tout autre registre : le Voyage d’Anacharsis n’est pas une oeuvre majeure, mais un ouvrage d’histoire romancée qui a été très longtemps utilisé pour faire découvrir l’Antiquité grecque aux écoliers. Si ce n’est pas ainsi que Fourier en a pris connaissance — il quitta le collège en 1787, un an avant sa publication —, on peut néanmoins supposer que l’engouement suscité par cet ouvrage populaire lui donna le goût de le lire. Ce qui fait cette fois l’autorité des deux citations qu’il y puise, ce n’est peut-être pas tant le prestige de leur auteur ou son appartenance à un courant de pensée, que sa qualité d’historien et le succès de son ouvrage, devenu en quelque sorte un « manuel » scolaire de référence.

Ces six devises empruntées, à une exception près, aux grands noms de la philosophie des Lumières, composent un « florilège » dont l’unité est voulue par Fourier, et ne procède pas du seul recensement quantitatif des citations : ainsi, l’édition originale du Traité de l’association domestique agricole de 1822 s’ouvre pratiquement sur un assemblage de ces citations intitulé « Devises dialoguées »335 :

‘Montesquieu. Les sociétés civilisées sont atteintes d’une maladie de langueur, d’un vice intérieur, d’un venin secret et caché.’ ‘J.-J. Rousseau. Ce ne sont pas là des hommes : il y a quelque bouleversement dont nous ne savons pas pénétrer la cause.’ ‘Condillac. Il faut reprendre nos idées à leur origine, refaire l’entendement humain, et oublier tout ce que nous avons appris’ ‘Barthélémy. Ces bibliothèques, prétendu trésor des connaissances humaines, ne sont qu’un dépôt humiliant de contradictions et d’erreurs.’ ‘Voltaire. Montrez l’homme à mes yeux ; honteux de m’ignorer,
Dans mon être, dans moi, je cherche à pénétrer :
Mais quelle épaisse nuit voile encore la nature ?’ ‘Socrate. Ce que je sais, c’est que je ne sais rien : j’espère qu’un jour la lumière descendra.’ ‘B. Saint-Pierre. Quelques-uns, fondés sur des traditions sacrées, pensent que l’état actuel est un état de punition et de ruine ; que ce monde a existé avec d’autres harmonies !! (Elles peuvent donc renaître).’ ‘J.-B. Say. Mais il est des personnes dont l’esprit, n’ayant jamais entrevu un meilleur état social, affirme qu’il n’en peut exister. Elles conviennent des maux de l’état social tel qu’il est et s’en consolent en disant qu’il n’est pas possible que les choses soient autrement (Refrain des Français : l’impossibilité).’ ‘Nom oublié. Un jour viendra où les lumières les plus inespérées, où les harmonies les plus sublimes ne seront qu’un jeu pour l’esprit humain dirigé par des méthodes plus exactes (le procédé sociétaire).’

Dans le corps même de ses différents ouvrages, il lui arrive souvent aussi de les citer ensemble, d’un bloc, les faisant simplement précéder de cette injonction : « ‘Ecoutons-les parler ’»336. Et en plusieurs occasions, poussant jusqu’à son terme la logique qui préside à leur usage, il fond toutes ces citations en une seule, destinée à laisser prononcer la condamnation de la philosophie des Lumières par ses plus illustres représentants : forts de leurs aveux aussi souvent répétés, comment le lecteur de Fourier ne pourrait-il pas reconnaître ‘« avec les Montesquieu’ ‘, les Rousseau’ ‘, les Voltaire’ ‘, que le monde social est atteint d’une maladie de langueur, que les civilisés ne sont pas des hommes, que toutes leurs lumières ne sont qu’un voile épais jeté sur le système de la nature »’ 337 ?

On a vu que Bourgin et Beecher voyaient en Fourier un lecteur sans méthode dans la mesure où, confondant ainsi ces différents auteurs, il ne témoignait guère dans ses écrits d’une connaissance fine des structures qui polarisaient la production intellectuelle de son temps, dans la mesure aussi où citait indifféremment auteurs prestigieux et écrivains obscurs. En réalité, il apparaît ici qu’il se montre délibérément insoucieux des oppositions ou des contradictions intellectuelles ou politiques auxquelles ces citations le conduisaient éventuellement, puisque son objectif n’était pas de faire état de ces oppositions, mais de stigmatiser en bloc l’ensemble de la philosophie des Lumières. Dans tous les sens du terme, Fourier entendait bien les « confondre », les considérer comme une seule et même façon de penser, dans le but de la récuser en prouvant publiquement son impéritie. Une longue note de bas de page, dans le Traité de l’association domestique agricole, confirme à quel point ce manque de méthode, assimilable à un manque de bienséance intellectuelle, était le produit au moins autant d’un refus délibéré, d’un mépris, que d’une ignorance :

‘« Quelqu’un lisant l’épreuve de cette feuille, m’observait que Saint-Lambert n’était plus cité en morale ; j’ai répondu : Celui qui est cité aujourd’hui ne le sera plus demain, puisque les systèmes philosophiques, devenus objet de spéculation mercantile, doivent se succéder rapidement pour le bien du commerce. Il a besoin de mettre en crédit à chaque saison un nouveau système de morale, de politique, d’économisme et d’idéologie, comme aussi de nouveaux colifichets et nouveaux chiffons : ceux d’aujourd’hui ne valent pas mieux que ceux de la veille, puisque demain un nouveau chiffon littéraire ou modiste éclipsera celui d’aujourd’hui. Dès lors, Saint-Lambert, chiffon moral passé de mode, vaut les chiffons moraux de 1821 »338.’

Il apparaît alors que la plupart des auteurs mentionnés par Fourier ne sauraient pas véritablement être tenus pour des sources d’inspiration de sa pensée, dans la mesure où lui-même ne les cite justement que pour s’en démarquer très clairement, et en prendre le contre-pied. Le sort qu’il leur promet après le triomphe de la théorie sociétaire ne laisse d’ailleurs aucun doute à cet égard : ‘« Les Platon’ ‘, les Sénèque’ ‘, les Rousseau’ ‘, les Voltaire’ ‘, et tous les coryphées de l’incertitude ancienne, iront tous ensemble au fleuve de l’oubli »’ 339. Fourier ne soumet ces maximes à ces lecteurs que pour montrer à quel point les sciences incertaines, et la philosophie en premier lieu, sont condamnées par ceux-là mêmes qui en sont considérés comme les hérauts ; il ne cite donc d’une certaine façon que pour ridiculiser, non pour rendre hommage, ou a fortiori justice d’une quelconque dette intellectuelle. En ce sens, il est parfaitement cohérent, de sa part, de proclamer qu’il n’a justement pas lu les ouvrages dont il extrait ces citations.

La liberté qu’il prenait avec la formulation authentique des textes ainsi évoqués peut apparaître dès lors moins comme l’expression d’une maladresse que comme une marque explicite de l’indifférence, voire du mépris, qu’au fond il entendait témoigner à leurs auteurs. Fourier ne cite pas « sans méthode », il cite « sans façon », c’est-à-dire de façon cavalière, tirant des propos hors de leur contexte, sans en démonter la logique, sans en indiquer précisément la référence. A l’intérieur des guillemets, les citations sont à géométrie variable, et il arrive assez fréquemment que Fourier substitue aux termes de l’auteur les siens propres, ou bien qu’il commence une citation, en ouvrant des guillemets qu’il ne ferme jamais, en intégrant dans la citation son propre commentaire, comme dans cet exemple :

‘« (...) on peut bien s’écrier avec J.J. Rousseau : « ce ne sont pas là des hommes, il y a quelque bouleversement dont nous ne savons pas pénétrer la cause (cause qui n’est autre que le mécanisme passionnel divergent qui résulte des 5 périodes inverses 2, 3, 4, 5, 6) »340.’

Mais à l’opposé des philosophes des Lumières, dont il utilise un grand nombre de fois une unique citation, il y a dans le corpus des citations utilisées par Fourier un certain nombre d’auteurs chez lesquels il puise au contraire de nombreux extraits différents : il s’agit de Horace, Molière, La Fontaine et Boileau, chez chacun desquels il puise chaque fois une dizaine de maximes différentes. Comme on a vu que l’usage récurrent d’une citation unique pouvait être pris comme l’indice d’une méconnaissance de son auteur, et de sa faible influence sur Fourier, il est parfaitement possible, à l’inverse, de considérer la multiplication des hapax, des citations d’un même auteur dont on ne peut relever qu’une occurrence dans le corpus, comme l’indice d’une plus grande familiarité avec cet auteur. L’ensemble de ces observations, quand elles sont rassemblées, permet du reste de dresser un portrait cohérent, bien que relativement surprenant, d’un Fourier qui, s’il marque explicitement son ignorance des grands écrivains des Lumières, est cependant loin d’être « l’illitéré » qu’il prétend. L’étude du corpus des citations auxquelles il recourt, en révélant en Fourier un connaisseur relativement fin de l’Antiquité, et du XVIIe siècle français, confirme en grande partie le jugement de Beecher, selon qui « tout son goût littéraire, en fait, le porte vers le classicisme »341.

Notes
312.

FOURIER (1851a), p. 35.

313.

FOURIER, OC06 (1829a), p. ix (1973 : 27)

314.

FOURIER Charles (1845a), «Cosmogonie», La Phalange, mai-juin 1845, reproduit in FOURIER, OC12, p. 4.

315.

FOURIER (1851b), p. 13. Ce désintérêt proclamé apparaît une fois de plus emblématique de la volonté de Fourier de faire parade de son ignorance, et d’y voir justement la condition de sa découverte : « Moi qui ignore le mécanisme des idées, moi qui n’ai jamais lu ni Locke ni Condillac, n’ai-je pas eu assez d’idées pour inventer le système entier du mouvement universel, dont vous n’aviez découvert que la quatrième branche, après 2,500 ans d’efforts scientifiques ? » (FOURIER, OC01 (1808b), p. 191 (1999 : 299)).

316.

0816) [FOURIER, OC07 (1967), p. 404.

317.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 25.

318.

FOURIER, OC03 (1822), pp. 123-125. C’est d’ailleurs de cet unique extrait que sont tirées toutes les autres citations de Condillac que l’on retrouve dans l’oeuvre de Fourier.

319.

FOURIER, OC03 (1822), p. 125.

320.

FOURIER, OC03 (1822), p. 110.

321.

FOURIER, OC07 (1967), p. 411.

322.

Voir par exemple FOURIER, OC03 (1822), p. 117 :

« Montrez l’homme à mes yeux : honteux de m’ignorer,

Dans mon être, dans moi, je cherche pénétrer ;

Mais quelle épaisse nuit voile encor la nature ! ».

323.

FOURIER, OC07 (1967), p. 458

324.

FOURIER, OC03 (1822), pp. 126, 242 ; FOURIER, OC07 (1967), p. 458 ; FOURIER Charles (1848), «Analogie et cosmogonie», La Phalange, août, septembre-octobre, novembre-décembre 1848, p. 176.

325.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 39.

326.

« Rousseau, comme tous les romantiques, n’a été qu’un immobiliste » (FOURIER, OC02 (1822), pp. 181-182.

327.

FOURIER, OC07 (1967), p. 33.

328.

FOURIER Charles (1967), Oeuvres complètes 12. Manuscrits publiés par la Phalange, Paris, Anthropos, 720 pages, « Les trois noeuds du mouvement », p. 424.

329.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 3 (1999 : 120).

330.

FOURIER, OC06 (1829a), « Cercle vicieux de l’industrie civilisée », p. 64.

331.

BARTHELEMY Jean-Jacques (1788), Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire, Paris, De Bure, 4 vol.

332.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 15 ;FOURIER, OC03 (1822), p. 110.

333.

La citation la plus complète que Fourier donne de cette formule de Bathélémy est la suivante : « Ces bibliothèques, prétendus trésors de connaissances sublimes, ne sont qu’un dépôt humiliant de contradictions et d’erreurs. Cette abondance d’idées n’est qu’une disette réelle ». Dans le Voyage du jeune Anacharsis, sa formulation exacte, avec laquelle une fois de plus Fourier a pris un peu de liberté, est : « Cette abondance d’idées n’est qu’une disette réelle ; et cet amas d’ouvrages que vous avez sous les yeux, prétendu trésor de connoissances sublimes, n’est en effet qu’un dépôt humiliant de contradictions et d’erreurs » (BARTHELEMY (1788), chapitre 30, p. 193).

334.

FOURIER, OC06 (1829a), p. 467 (1973 : 535). Fourier prend ici à nouveau quelques libertés avec la formule originale. Dans sa forme authentique, elle proclame « que la nature est couverte d’un voile d’airain, que les efforts réunis de tous les hommes et de tous les siècles ne pourroient soulever l’extrémité de cette enveloppe » (BARTHELEMY (1788), chapitre 30, p. 190), tandis que chez Fourier elle affirme « que la nature est couverte d’un voile d’airain que tous les efforts des siècles ne sauraient percer » (Voir par exemple FOURIER, OC03 (1822), (1973 : 535). Les citations exactes ont été retrouvées dans l’édition électronique de l’ouvrage établie par l’Institut national de la langue française, disponible sur le site internet GALLICA de la Bibliothèque nationale de France).

335.

FOURIER Charles (1822), Traité de l’association domestique agricole, Paris et Londres, Bossange père et P. Mongie Aimé et Martin Bossange et Cie, 592 et 648 pages, 2 vol., p. VIII. On trouve un semblable florilège, de nouveau, dans FOURIER (1831), pp. 31-32.

336.

FOURIER, OC02 (1822), « Erreurs scientifiques, motifs de résipiscence », p. 10 ; FOURIER, OC06 (1829a), « Cercle vicieux de l’industrie civilisée », p. 64. Les citations de Montesquieu, Rousseau, Voltaire et Barthélémy constituent le socle commun des florilèges de 1822 et 1829. La citation de Condillac, qui n’apparaît dans l’oeuvre de Fourier qu’à partir de 1818, dans la nouvelle introduction à la Théorie des quatre mouvements, est néanmoins absente du florilège de 1822 ; en revanche, elle inaugure celui de 1829, ce qui laisse penser qu’il ne la connaissait pas en 1808, et qu’il ne la considérait pas encore comme une référence centrale en 1822. Quant à la citation de 1822 empruntée à Bernardin de Saint-Pierre et selon laquelle « l’état actuel est un état de punition et de ruine », elle est remplacée en 1829 par une citation de Madame de Staël, selon laquelle « les sciences incertaines ont détruit beaucoup d’illusions sans établir aucune vérité ».

337.

FOURIER OC12 (1967), p. 525.

338.

FOURIER, OC03 (1822), note 1, pp. 282-283.

339.

FOURIER, OC01 (1808b), « Egarements de la raison par les sciences incertaines », p. 14 (1808 : 20 ; 1999 : 131).

340.

FOURIER, OC07 (1967), p. 481.

341.

BEECHER (1993a), p. 86.