3.011Texte et intertextualité

Une approche bibliographique qui se voudrait complète ne saurait toutefois se contenter d’une analyse fondée exclusivement sur le recensement du corpus des citations explicites. A cette première perspective, il convient en effet d’en combiner une seconde, qui porterait plutôt sur ce qui, sans être cité, structure l’oeuvre. Il peut être tentant de caractériser cette perspective comme une recherche des sources « objectives » de la pensée de Fourier : quand bien même il ne les reconnaîtrait pas explicitement, les similitudes qui pourraient être relevées entre certains éléments de sa pensée et celles d’autres écrivains ou penseurs sociaux, témoigneraient d’une relation « objective » entre ces doctrines. Ces relations seraient « objectives » en effet dans la mesure où elles existeraient éventuellement en dehors même d’une démarche intellectuelle volontaire de la part de Fourier, c’est-à-dire dans la mesure où elles pourraient être avérées en l’absence même de leur reconnaissance explicite par lui.

Il est possible de procéder dans un premier temps en remontant dans l’histoire des idées le fil de chacun des aspects ponctuels de la pensée de Fourier, de façon à commencer de tisser la toile de l’intertextualité. Il serait ainsi facile de montrer que la condamnation du commerce, loin d’être très originale, s’inscrit dans une longue tradition, déjà illustrée au siècle précédent par les physiocrates français, dont Fourier d’ailleurs connaît l’existence puisqu’il parle dans un manuscrit de 1813 de la « ‘secte Quesnai’ » comme d’une « ‘secte raisonnable’ »342. Autre exemple : s’agissant des passions, Jean-Jacques Hémardinquer renvoie la formule de Fourier suivant laquelle ‘« S’il y a sept couleurs de Rayon il y a sept passions primitives dans l’ame ’»343, à l’affirmation de Delisle de Sales, antérieure de quelques années : « ‘Il semble qu’il faudrait décomposer l’homme physique avec le prisme de la philosophie pour le suivre dans sa gravitation vers le plaisir, comme Newton’ ‘ avec le prisme des artistes décompose les rayons solaires pour connaître la lumière’ »344 : voilà le type de parallèle « objectif » dont la multiplication permet de préciser l’intertextualité à l’oeuvre dans les écrits de Fourier.

Mais au-delà d’inspirations objectives particulières, venant éclairer éventuellement la genèse ponctuelle de différents éléments de la doctrine fouriériste, la dimension « intertextuelle » de l’oeuvre de Fourier peut être structurée autour de deux grands pôles thématiques, décrivant l’appartenance de Fourier à deux grandes traditions intellectuelles : la tradition mystique, mêlant occultisme et illuminisme, et la tradition romantique qui se construit autour de la réhabilitation des passions. Les deux pivots de la dimension mystique de la pensée de Fourier que sont la cosmogonie et l’analogie, le rattachent objectivement à la tradition mystique345. Ainsi, la formule analogique de Ballanche, figure de l’illuminisme lyonnais, selon qui « ‘le monde matériel est un emblème, un hiéroglyphe du monde spirituel ’», trouve un écho direct dans la théorie fouriériste des mouvements : de façon générale, Fourier proclame en accord avec la formule de Ballanche que « ‘tout, depuis les atomes jusqu’aux astres, forme tableau des propriétés des passions humaines’ »346 ; très précisément, il emploie lui aussi régulièrement la notion de « hiéroglyphe » pour désigner cette relation analogique347.

Du reste, la filiation semble ici explicite, puisque Ballanche était le directeur du Bulletin de Lyon dans lequel Fourier publia ses premiers articles en 1803. Hubert Bourgin a raison de souligner que Fourier ne cite nulle part les auteurs mystiques les plus en vogue, comme Cagliostro, Saint-Martin, Villermoz ou Mesmer. Mais pendant les quinze années de son séjour à Lyon, entre 1800 et 1815, il a pu être confronté à leurs doctrines, qui y connaissaient alors un grand succès348. D’autre part, en raison de sa volonté de réhabiliter les passions, Fourier s’inscrirait aussi dans la tradition romantique, à la suite de Diderot, Rousseau, Morelly, Mably, Holbach, Restif de la Bretonne, etc. Précisément, Jean-Jacques Hémardinquer rapproche l’ensemble de la théorie de l’attraction passionnée, c’est-à-dire précisément l’articulation entre passions et attraction, au Système de la nature d’Holbach349 ; et selon Paul Ricoeur, Hobbes avant Fourier fut « ‘le premier à élaborer une « mécanique des passions »’ »350.

De la recherche en intertextualité au soupçon de plagiat, il y avait un pas, que Pierre Leroux n’hésita pas à franchir, puisqu’il accusa Fourier d’avoir « ‘pris, sans rien en dire, sa physique et sa cosmogonie dans Rétif, sa morale dans le même Rétif et dans Diderot’ ‘, dans Diderot et dans Saint-Simon’ ‘ l’idée générale de l’attraction, loi universelle’ »351. C’est à cette accusation, qui ne méritait sans doute pas tant d’attention, que s’en prend essentiellement Hubert Bourgin dans son étude des sources de Fourier : c’est donc finalement dans le but de la réfuter qu’il en vient à affirmer au contraire que les sources « objectives » de l’oeuvre de Fourier sont en réalité très limitées, dans la mesure où les ressemblances entre la doctrine de Fourier et les pensées de ces prédécesseurs (économistes, philosophes, mystiques) restent superficielles. Pour lui, ces relations objectives ne sauraient être tenues pour les indices d’une véritable influence, et il déplore que « ‘des rapprochements de forme tiennent lieu des discussions précises sur le fond’ » : en fin de compte, selon Hubert Bourgin, les relations intertextuelles décelables dans l’oeuvre de Fourier sont essentiellement de « simples ressemblances », et non des « influences secrètes dont la manifestation se cache et dont l’effet seul apparaît »352.

Au terme donc d’un long détour, Bourgin propose une conclusion, sur ce sujet, similaire à celle des commentateurs de Fourier qui ne se sont pas donné la peine d’une étude aussi argumentée : ‘« Sa doctrine se constitua presque toute entière dans son esprit pendant le temps où, commis ou voyageur de commerce, il n’avait d’autre instrument de travail que lui-même ; et quand elle fut achevée, satisfaisante pour son jugement, il n’avait plus rien à chercher dans les livres »353.’ Malgré la longue démonstration qu’en fait Hubert Bourgin, on ne peut que difficilement accepter cette conclusion, issue d’une enquête menée trop exclusivement à décharge. Bourgin, examinant successivement toutes les relations intertextuelles évoquées en particulier par Pierre Leroux, s’est systématiquement employé à démontrer qu’elles ne correspondaient à aucune lecture attestée de Fourier, et en a conclu à de simples ressemblances, presque à des coïncidences.

Mais ce qui surtout pose problème dans la désignation d’un système de relations intertextuelles à l’oeuvre au sein d’un corpus, comme d’ailleurs dans l’effort contraire de réfutation de son existence telle qu’elle est tentée par Bourgin, c’est l’illusion du caractère « objectif » de ces relations. On éprouve en effet quelque embarras à regarder entièrement comme « objective » cette sorte d’approche bibliographique : l’intertextualité peut ici certes être définie comme l’ensemble, ou plus exactement comme le système de ces relations entre les textes de Fourier et les textes d’autres auteurs, mais sans toutefois que ces relations puissent être décrites comme parfaitement objectives. Elles n’existent en fait que construites par les lecteurs de l’oeuvre qui les ont mises à jour, qui ont attiré sur elles l’attention. Il y a là quelque chose d’essentiel, qui apparente fondamentalement ces processus de recherche en paternité et les processus finalement symétriques de recherche en postérité, puisque dans un cas comme dans l’autre, les enjeux sont ceux de la réception : la réception d’un texte, en particulier d’un texte en grande partie de type argumentatif comme celui de Fourier, s’appuie fondamentalement sur le jeu de la construction intertextuelle. « Recevoir » un texte argumentatif c’est aussi bien établir des rapprochements entre ce texte et des textes le précédant, qu’entre ce texte et ceux qui le suivent, de façon à lui assigner une place dans l’histoire de la pensée.

Il y a donc un problème à qualifier d’objectives des sources dont la désignation relève en fait de la subjectivité des lecteurs de Fourier. Les relations entre certains écrits de Fourier et d’autres écrits ne sont pas « déduites » de l’examen du corpus : elles sont construites par ses lecteurs, et correspondent à un premier moment de la réception de ce corpus. Désigner de telles relations, et s’efforcer de plus de les désigner comme « objectives », c’est en effet établir des liens, donc attacher Fourier à telle ou telle tradition intellectuelle. Un des enjeux de ces entreprises d’ » intertextualisation », c’est de remettre en cause la prétention de la doctrine à l’originalité. Et à l’inverse, entreprendre de réfuter ces « sources », c’est essayer de défendre l’originalité de la doctrine. On devine bien, finalement, qu’il y a tout autant de « stratégie » de réception dans la recherche effrénée des sources de Fourier que dans leur négation.

Notes
342.

« De l’entrepôt fédéral ou de l’abolition du commerce », OC XI (PM, 1853-1856), 68 ; « Discours sur les attributs de Dieu », OC XI (PM, 1853-1856), 113, 158

343.

FOURIER Charles, Lettre au Grand Juge, reproduite in HEMARDINQUER Jean-Jacques (1964), «La «découverte du Mouvement social», notes critiques sur le jeune Fourier», Le Mouvement social, p. 65.

344.

DELISLE DE SALES, Philosophie du bonheur, 1796, p. 77, cité par HEMARDINQUER (1964), p. 68.

345.

Pour un développement détaillé de la question de l’appartenance de Fourier à la tradition mystique, voir LENOIR Hugues (1982), Contribution à l’étude des sources de l’oeuvre de Charles Fourier. Sur les relations entre mysticisme et socialisme, voir JONES Gareth Stedman (b), From Cagliostro to Fourier. Some non-enlightenment sources of socialism, 18 pages, manuscrit dactylographié. Ce texte m’a été aimablement communiqué par Jonathan Beecher.

346.

FOURIER, OC01 (1808b), note 2, pp. 31-32 (1999 : 150).

347.

Par exemple, dans la même note, Fourier affirme que les autres mouvements « sont en tout point hiéroglyphes [éd. 1808 : « hiéroglyphiques » du premier », le mouvement social.

348.

BOURGIN (1905a), pp. 80 sq.

349.

Holbach, Système de la nature, 1771, ch. IV, pp. 40-43 de l’édition de 1781, cité in HEMARDINQUER (1964), pp. 67-68

350.

RICOEUR (1997), p. 395. Mais Fourier ne fait qu’une seule fois référence à Hobbes, et encore de façon bien vague, lorsqu’il évoque, à la fin de la troisième partie de la Théorie des quatre mouvements, « quelques hommes qui inclinaient à la sincérité, tels que Hobbes et J.-J. Rousseau, qui entrevoyaient dans la Civilisation un renversement des vues de la Nature, un développement méthodique de tous les vices » (FOURIER, OC01 (1808b), p. 284 (1999 : 387).

351.

LEROUX Pierre (1846-1847), Lettres sur le fouriérisme. Revue sociale ou solution pacifique du problème du prolétariat, 1846-1847, cité par BOURGIN (1905b), p. 9, et par MORILHAT (1991), p. 23.

352.

BOURGIN (1905a), p. 66.

353.

BOURGIN (1905a), cité par BEECHER (1993a), p. 84.