Chapitre IV.011Les réceptions de l’oeuvre de Fourier par ses disciples

La présentation de l’oeuvre de Charles Fourier a fourni quelques occasions de donner des indications ponctuelles sur la façon dont s’articulent et interagissent, dans ce cas précis du moins, textes, contextes et réception des textes. En particulier, la présentation des grandes étapes de l’élaboration de l’oeuvre écrite de Fourier a permis de souligner qu’à l’origine de certaines de ses évolutions principales, se trouvaient l’apparition de disciples, leur constitution en école de pensée, et leurs efforts pour obtenir une exposition plus « présentable » de la doctrine. L’étude de la constitution progressive de l’Ecole sociétaire est donc justement ce qui doit permettre maintenant de mettre en place une forme d’articulation plus élaborée et plus systématique entre les textes, le contexte de leur production, et les entreprises de réception dont ils sont l’objet : l’Ecole sociétaire constitue en effet à la fois le contexte le plus immédiat dans lequel il convient de penser l’oeuvre fouriériste, et le lieu de sa première réception, c’est-à-dire le lieu à la fois du premier héritage et de la première trahison, pour reprendre les termes dans lesquels Christophe Prochasson propose de rendre compte des processus de réception des oeuvres354.

Certes, les processus de production de l’oeuvre et ceux correspondant à sa réception peuvent correspondre à des moments chronologiquement successifs, distincts, voire disjoints quand l’oeuvre a été d’abord « ignorée » : dans ce cas, c’est éventuellement en se succédant que les deux approches précédemment décrites peuvent se concilier. Mais qu’advient-il quand les contextes de la production et de la réception se superposent en partie ? Puisque l’on a choisi de ne pas considérer la doctrine comme constituant un seul texte pris dans son unité, mais comme une oeuvre constituée d’une succession de textes et de pratiques, il faut admettre que la réception de l’oeuvre de Fourier ne succède pas à sa production, mais s’y enchevêtre de façon particulièrement complexe. Ainsi, il a souvent été dit qu’il possédait l’ensemble de sa théorie dès son premier ouvrage, La théorie des quatre mouvements, paru en 1808 ; selon Jonathan Beecher par exemple, « ‘il semble que Fourier ait tracé les grandes lignes de son système dès le début de sa carrière de penseur ’»355. Pourtant Fourier continua de publier, et l’on peut trouver dans certains de ses ouvrages suivants, entremêlées parfois de façon inextricable à l’exposé de la doctrine, des réponses aux critiques et aux remarques qui lui furent adressées, en particulier par ses disciples.

D’une façon tout aussi caractéristique de cet enchevêtrement, Le nouveau monde industriel, publié en 1829, qui passe pour l’exposé le plus méthodique et en même temps le plus tempéré de sa doctrine, avait été écrit par Fourier pour répondre à la demande des disciples, désireux de se doter d’un outil de propagande plus accessible que ses ouvrages précédents356. Cela veut dire que la réception de l’oeuvre de Fourier, considérée dans la succession de ses écrits, est aussi un élément du contexte de sa production. L’étude des conditions sociales des productions intellectuelles et l’approche réceptionniste ne portent donc pas systématiquement sur des moments historiquement distincts, disjoints chronologiquement. Et ce que nous avons l’habitude de nommer oeuvre, mais au sens restreint d’un ensemble de textes, est indissociablement et immédiatement le résultat à la fois d’une production intellectuelle et de « réceptions » : par exemple, la censure exercée par ses disciples sur certains de ses textes357 est autant réception (ou absence de réception !) de l’oeuvre de Fourier qu’elle en est, d’une certaine façon, négative, production. C’est à l’examen de ces processus complexes de réception de l’oeuvre de Fourier par ses propres disciples que sera consacré ce chapitre.

Les entreprises de rattachement de Fourier à telle ou telle tradition intellectuelle visaient à en réduire l’originalité, contre l’ambition de « l’écart absolu » qu’il a pour lui-même toujours défendue. On pourrait penser, dès lors, qu’elles furent essentiellement le fait de concurrents ou d’adversaires intellectuels et politiques, comme le fut l’accusation de plagiat de Pierre Leroux. Il n’en est rien, et c’est en réalité dans les écrits et les discours des disciples, comme dans les textes de propagande où l’Ecole sociétaire s’exprime en son nom collectif, que l’on trouve les premiers éléments de ces efforts d’enracinement de la doctrine. La brochure de vingt-deux pages publiée en 1847 sous le titre d’Exposé critique de la théorie sociétaire de Fourier, illustre bien cette entreprise : il s’agit de la reproduction, par les soins de l’Ecole sociétaire, de trois articles sans signature parus dans le Courrier de Nantes à l’occasion du « cours de théorie sociétaire »358 fait dans cette ville par l’un des plus importants disciples de Fourier, Victor Hennequin. Ce texte est en fait « critique » seulement au sens où il n’émane pas d’un disciple, et ne fut pas publié à l’origine dans un journal fouriériste : mais pour ce qui est de l’appréciation portée sur sla doctrine, elle est entièrement positive, épousant très étroitement les contours de l’argumentation de l’Ecole sociétaire à cette époque. Et il est légitime, puisque d’ailleurs elle a décidé de le reproduire et de le diffuser très largement, de considérer que l’Ecole sociétaire s’est parfaitement reconnue dans ce texte.

Or, au-delà d’une présentation très classique de la doctrine, ces trois articles sont marqués, dix ans après la mort de Fourier en 1837, par une volonté systématique de dénégation du caractère original de sa théorie. C’est d’abord à propos de l’idée d’association que s’exprime cette volonté. L’auteur demande en effet : « ‘si Fourier en fait la base intégrale d’une société plus parfaite, n’y est-il pas forcé par toutes les traditions et par toutes les tendances modernes ? ’»359. Fourier n’aurait pas inventé, ni découvert, comme lui-même le prétendait, le principe de l’association : il « ‘n’a apporté à cette idée qu’une force nouvelle en prétendant que, pour être bienfaisante, l’Association, comme la Vérité, doit être entière ’»360, et en ajoutant les séries et le travail attrayant. A propos d’ailleurs du principe sériaire, l’auteur du texte poursuit sur le même ton, et enfonce le clou : « ‘On se figure peut-être que Fourier a inventé cette loi, et qu’il s’est proposé de la faire voter au Chambres (...). Ici on se trompe. Fourier n’a pas plus inventé la série qu’il n’a inventé l’Association. L’une est aussi vieille que l’autre »’ 361. Fourier, en mettant l’accent sur la nécessité d’organiser le travail en séries et de le rendre attrayant, n’aurait fait preuve d’aucune excentricité, mais au contraire se serait montré ‘« en harmonie avec les faits actuels, avec les tendances et les progrès de notre temps »’ 362.

Félix Armand, dans son étude sur Les fouriéristes et les luttes révolutionnaires de 1848 à 1851, présente les penseurs « utopistes » en général comme issus d’une petite bourgeoisie amère, en voie de prolétarisation, rêvant de l’âge d’or républicain, qui « ‘se souvient avec nostalgie de l’époque bénie où le négoce, régnant en maître, avait, grâce à la Révolution, saisi le pouvoir politique »’ 363. Il y a, dans l’application de cette assertion générale à l’exemple particulier de Charles Fourier, un surprenant premier contresens : en effet, la formule fait bien peu de cas de l’opposition farouche de Fourier, à la fois à la Révolution et au triomphe du commerce, dont on ne peut dire sans se méprendre lourdement, qu’il en est nostalgique364. Reste l’assimilation des penseurs utopistes à la petite bourgeoisie : n’y aurait-il pas là, en partie, un deuxième contresens ? L’examen rapide des origines sociales de Saint-Simon, Cabet, Fourier, ou encore Proudhon, ne confirme qu’en partie leur appartenance à cette classe d’artisans et de commerçants prise en tenaille dans la lutte entre prolétaires et capitalistes : Saint-Simon, en particulier, n’est pas d’origine petite-bourgeoise, puisqu’il fait partie d’une des plus familles les plus nobles de France, prétendant même descendre de Charlemagne, et si son père connut de régulières difficultés matérielles, il mena cependant la vie d’un propriétaire terrien aristocrate ; en revanche le père de Proudhon (comme d’ailleurs celui de Cabet) était à l’origine artisan tonnelier, mais les mauvaises affaires qu’il fit ensuite comme brasseur à Besançon le contraignirent à émigrer à la campagne ; et Fourier, enfin, avait pour père un marchand de draps prospère, et sa mère était issue d’une famille de commerçants faisant partie de la bonne société bisontine.

Si donc aucun d’eux n’est effectivement de stricte origine ouvrière, il n’en reste pas moins que l’opération qui consiste à tous les assimiler sous la même étiquette revient à étendre les bornes de la petite bourgeoisie du petit artisanat jusqu’à l’aristocratie, ce qui est sans nul doute abusif. Le point de vue de Félix Armand, dans son exagération, apparaît en fait alors comme une expression, tardivement renouvelée, de la lecture marxiste des utopismes du XIXe siècle365. Que penser alors de l’extension de cette assertion à l’ensemble de l’Ecole sociétaire ? Félix Armand affirme en effet que pendant la période de sa constitution, entre 1830 et 1848, elle recruta «‘ surtout des intellectuels petits bourgeois (...), anciens polytechniciens, que le prosélytisme de Victor Considerant’ ‘ a amenés au fouriérisme, médecins, avocats, ingénieurs, architectes, petits industriels provinciaux ’», et en conclut que « ‘le contenu prolétarien de l’école reste mince »’ 366.

En première analyse, l’affirmation d’Armand s’appuie sur un certain nombre d’éléments indiscutables : tout d’abord, il est certain que si l’Ecole polytechnique a fourni à l’école saint-simonienne un très grand nombre de ses cadres, elle constitua aussi un vivier important pour l’Ecole sociétaire367. Certains, comme Nicolas Le Moyne, entré en 1814, appartiennent à des promotions plus anciennes ; mais ce sont essentiellement des élèves des années 1820 qui ont rejoint le fouriérisme, convaincus par l’efficace propagande de Victor Considerant, entré en 1826 et qui devint ensuite le chef de l’Ecole sociétaire : parmi eux figurent François Tamisier, Ernest Valenton de Boissière, G. F. Weiss, Allyre Bureau (entré en 1829), Perreymond, Auguste Gaulin ou Victor Costes. Quelques uns des saint-simoniens passés au fouriérisme au début des années 1830 appartenaient aussi à cette génération de polytechniciens, comme Hippolyte Renaud (entré en 1820) ou Abel Transon (sorti major en 1825). Dans les promotions de la décennie suivante, on trouve aussi quelques fouriéristes notoires, comme Charles Richard (entré en 1836), Jean-Baptiste Krantz ou Jean Barral (entré en 1838). Christophe Charle, dans Les intellectuels en Europe au XIXe siècle, estime que ce recrutement s’explique en partie par le fait que les penseurs autodidactes comme Saint-Simon et Fourier ont dû, pour échapper à la marginalité de leur position, passer des alliances principalement avec des intellectuels issus des milieux et des formations dominantes368, et non avec la classe ouvrière. En conséquence, la caractéristique sur laquelle insistent aussi bien les marxistes que les tenants de l’histoire sociale des intellectuels au XIXe siècle, est celle de la déconnexion entre les caractéristiques socioprofessionnelles des intellectuels et celles des groupes sociaux qu’ils prétendent représenter : cette insistance est décelable aussi bien chez Félix Armand que chez Christophe Charle et Christophe Prochasson369. Une autre lecture est cependant possible, qui entreprendrait, pour rendre compte des spécificités socio-professionnelles du recrutement de l’Ecole sociétaire, de mettre l’accent sur une autre « déconnexion », soulignée par exemple par Thomas Voet : « ‘cela peut s’expliquer par l’impossibilité, pour la majorité de ces personnes, de participer à la vie politique nationale dans un régime où les critères censitaires limitent le corps électoral aux plus fortunés’ »370. De la même façon, elle peut s’expliquer encore plus spécifiquement, dans le cas du fouriérisme du moins, par l’impossibilité, pour un nombre important de ceux qui s’imposèrent comme ses dirigenants, de participer à la vie intellectuelle et scientifique dans un état du champ intellectuel où les critères de la légitimité imposaient (étaient imposés par) la position dominante des doctrines philosophiques et morales socialement les plus conservatrices. C’est, dans la suite, cette hypothèse-là que nous voudrions explorer, parce qu’elle nous paraît mieux à même d’éclairer certaines des tensions les plus fondamentales à l’intérieur de l’Ecole, autour d’abord de la succession de Fourier, puis de façon plus générale autour des conceptions de plus en plus divergentes de la pratique expérimentale et de l’élaboration de la « science sociales » développées en son sein.

Notes
354.

PROCHASSON Christophe (1994), «Héritage et trahison : la réception des oeuvres», Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 12, pp. 5-18.

355.

BEECHER (1993a), p. 19.

356.

Fourier, en plusieurs endroits de l’ouvrage de 1829, souligne, avec regret, « combien la théorie a été restreinte et mutilée par les limites d’un abrégé » (FOURIER, OC06 (1829a), p. 340, cité par BEECHER (1993a), p. 415).

357.

Cf. infra, « Censure ou autocensure ? », ch. IV, C.

358.

Anonyme (1847), Exposé critique de la théorie sociétaire de Fourier, Bruxelles, chez tous les libraires, Imprimerie de F. Marchal, p. 4. L’auteur anonyme de ce texte précise que « sept ou huit cents personnes (...) ont suivi à Nantes, avec une attention et une sympathie croissantes, l’exposition en sept leçons de la Théorie de Fourier ».

359.

anonyme (1847), p. 8.

360.

anonyme (1847), ibid., p. 9.

361.

anonyme (1847), ibid., pp. 12-13.

362.

anonyme (1847), ibid., p. 11.

363.

ARMAND Félix (1948), Les fouriéristes et les luttes révolutionnaires de 1848 à 1851 (Centenaire de la Révolution de 1848), Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Centenaire de la Révolution de 1848», p. 6.

364.

Cf. supra, « La critique de la civilisation », ch. II, A, 2.

365.

Cf. infra, « Marx et Engels, ou le socialisme contre l’utopie », ch. V, B.

366.

ARMAND (1948), p. 15.

367.

Sur le saint-simonisme à l’Ecole polytechnique, voir PINET (1894). Du reste, l’Ecole polytechnique, dans la première moitié du XIXe siècle, a fourni non seulement les cadres du saint-simonisme et du fouriérisme, mais aussi quelques unes des plus grandes figures de la science sociale naissante, comme Auguste Comte ou Frédéric Le Play (entré en 1825, un an avant Victor Considerant).

368.

CHARLE (1996), p. 38.

369.

CHARLE (1996) ; PROCHASSON (1997). Le second ne se prive pas d’ailleurs de citer le premier.

370.

VOET (2001), p. 63.