La publication des manuscrits de Fourier, qui débuta en 1845 dans La Phalange, le journal des études fouriéristes, scella la réconciliation entre les dissidents et les disciples orthodoxes emmenés par Victor Considerant, mais de curieuse manière : violemment opposés pendant presque une décennie sur la question de l’expérimentation de la théorie sociétaire, les deux camps s’entendirent en revanche parfaitement, en cette occasion, pour continuer de trier ensemble dans l’oeuvre de Fourier, écartant ce qui les embarrassait le plus dans les écrits du maître, ses « fantaisies » et ses « excentricités ». Il apparaît alors que les récriminations des dissidents contre la rétention par Considerant des manuscrits inédits, avaient un objectif purement polémique : en effet, eux-mêmes consentirent ensuite à la « censure » inaugurée par les fouriéristes orthodoxes, qu’ils avaient précédemment dénoncée.
C’est d’une part la réédition des oeuvres complètes à partir de 1841, d’autre part la publication des manuscrits inédits à partir de 1845, qui permit à l’Ecole sociétaire d’exercer une sélection vigilante, assimilable à une véritable censure, au sein de la doctrine de Fourier. Pourtant, le principe affiché au début de ces opérations semblait celui, au contraire, de l’absence de toute censure : le second volume des OEuvres complètes, qui parut en 1842, débutait par un texte intitulé Traité du libre arbitre, qui est présenté par ses disciples comme « ‘le premier des manuscrits de Fourier livré à l’impression depuis la mort de l’auteur’ »396. Le texte était précédé d’un court « Avertissement sur le traité du libre arbitre », dans lequel les disciples proclamaient haut et fort leur volonté de respecter l’intégrité des manuscrits de Fourier : « ‘Malgré l’état imparfait dans lequel Fourier a laissé son travail, fidèles à une loi que nous nous sommes imposée, nous n’avons voulu faire aucune correction : nous reproduisons littéralement le texte ’»397.
Ont-ils été fidèles à cette « loi » par laquelle ils s’obligeaient à reproduire « littéralement » les manuscrits de Fourier ? Il est permis d’en douter, et de soupçonner au contraire une entreprise délibérée de censure : entre les textes, publiés ou inédits, reçus par la légation testamentaire douteuse de 1837, et le corpus publié entre 1841 et 1858 dans les OEuvres complètes et dans La Phalange, cet effort de contrôle a pris trois formes différentes et complémentaires, de la plus feutrée à la plus brutale : tout d’abord, les disciples se sont efforcés de prescrire une « façon de lire » l’oeuvre de Fourier conforme avec leurs intérêts, en encadrant l’oeuvre déjà publiée par un grand nombre de commentaires, de préfaces, d’avertissements ; ensuite, ils opéré un tri dans la masse des manuscrits inédits, « omettant » d’en publier un certain nombre ; enfin, et c’est certainement la forme de censure la plus explicite, certains des textes déjà publiés ont été amputés de certains passages dans leur réédition,.
Entre 1841 et 1845, à l’occasion de la réédition de la Théorie des quatre mouvements et du Traité de l’association domestique agricole, la « loi » semble respectée dans sa lettre. Les seules interventions que les disciples s’accordèrent, consistèrent d’une part à intégrer dans la réédition de la Théorie des quatre mouvements les corrections effectuées par Fourier lui-même en annotation de son exemplaire de l’édition de 1808, et d’autre part à restituer au Traité de 1822 le titre originellement envisagé par son auteur : Théorie de l’unité universelle. On peut cependant soupçonner que ce respect est moins le produit d’une « éthique » éditoriale de principe, que de la volonté très politique de ne pas donner une occasion aux dissidents d’accuser les disciples orthodoxes, nouveaux « propriétaires » des textes de Fourier, de chercher à trahir la pensée du Maître. Si, tant que persista la dissidence, les disciples réunis derrière Victor Considerant ne touchèrent donc pas directement aux textes, ils se permirent néanmoins de les « agrémenter » progressivement d’un certain nombre de commentaires destinés à en orienter la lecture. Tout d’abord, dans sa réédition de 1841 est insérée une « Préface des éditeurs » qui suggère une modification de l’ordre dans lequel les différents ouvrages de Fourier doivent être abordés : ainsi, « ‘La ’ ‘Théorie des quatre mouvements’ ‘, quoique la première des productions de Fourier dans l’ordre chronologique, est, dans l’ordre méthodique, la dernière à lire ’»398. Saluant sa force de « poésie » et de « fantasmagorie », les disciples suggéraient que le premier ouvrage de Fourier contenait cependant « trop rapidement trop de choses et de trop grandes choses », qui auraient pu inciter les plus sceptiques de ses lecteurs à « crier à l’extravagance ».
Ce n’est pas tout, puisqu’à la fin de la première partie, la lecture de l’ouvrage de Fourier est interrompue, le temps d’un assez long « Avertissement des éditeurs à la deuxième partie »399 qui prolonge la mise au point commencée dans la « Préface » : l’essentiel de celle-ci était en effet consacré à « ‘l’immoralité prétendue de la théorie de Fourier’ »400 ; les disciples remettent en cause, en particulier, l’idée d’après laquelle « ‘Fourier propose des coutumes amoureuses qui sanctionneraient des relations réprouvées par la morale’ »401. Après avoir dénoncé l’erreur commise sur ce sujet par les détracteurs de Fourier, les disciples entendaient, dans l’Avertissement, dénoncer cette fois l’erreur commise par Fourier lui-même : ils indiquent donc clairement que « ‘de toutes les erreurs que contenait la ’ ‘Théorie des quatre mouvements’ ‘, composée en 1807 (erreurs que les progrès de l’auteur dans la science, et l’habitude d’en manier les calculs, lui firent reconnaître postérieurement), la plus grande, celle qu’il importe surtout de signaler, est relative à ’ ‘l’Organisation des libertés amoureuses’ ‘ , dont il va être question dans la deuxième partie’ »402. L’erreur de Fourier, en la matière, aurait été de penser et d’affirmer que l’avènement d’un nouvel ordre amoureux serait contemporain de celui du nouvel ordre industriel, alors qu’il ne pourrait en réalité le suivre « ‘qu’à plusieurs générations de distance’ »403. Et si Fourier dans son ouvrage suivant, le Traité de l’association domestique agricole, paru en 1822, ne renia pas ses idées sur la « méthode d’union des sexes », c’est, en tout cas selon ses éditeurs, parce qu’ayant décrété que la Théorie des quatre mouvements, d’ailleurs publié sans nom d’auteur, était un ouvrage « non avenu », il n’y avait tout simplement pas lieu de le faire.
Comme ils ont fait précéder le premier volume des OEuvres complètes d’une « Préface des éditeurs », les disciples en font précéder le deuxième d’un « Avis des éditeurs », dans lequel ils précisent encore un peu mieux comment les lecteurs doivent aborder l’oeuvre de Fourier : en effet, il y est indiqué que seules les personnes « ‘qui auront préalablement pris connaissance des autres publications de l’Ecole Sociétaire, pourront avec goût et avec fruit suivre l’ordre des volumes tel qu’il a été réglé par l’auteur’ »404. Oubliant d’ailleurs qu’ils ont, dans leur « Préface » au volume précédent instamment demandé ne pas suivre l’ordre en question, ils ajoutent cette fois qu’avant même de commencer la lecture de l’oeuvre, il convient d’en passer celle de leur interprétation de celle-ci. Dans le Manifeste de l’Ecole sociétaire fondée par Fourier, publié la même année pour réaffirmer les principes de l’orthodoxie fouriériste, Victor Considerant ne suggérait pas autre chose, puisque après avoir indiqué que le journal de l’Ecole, La Phalange, était « le PIVOT de la Propagation »405, il ajoutait qu’il ne saurait cependant en être le moyen exclusif : ‘« Ce n’est pas tout de propager ’ ‘La Phalange’ ‘ ; il faut ensuite faire circuler les livres et les brochures de l’Ecole, et donner aux esprits une nourriture de plus en plus forte, au fur et à mesure qu’ils y prennent goût ’»406. Mais nulle part dans le Manifeste de 1841 il ne leur est suggéré de lire les ouvrages mêmes de Fourier... De façon particulièrement symptomatique, Fourier n’est d’ailleurs nommé pour la première fois, en dehors du titre, qu’à la page 24 ; et en tout et pour tout, il n’est mentionné que six fois dans un texte de plus de deux cents pages !
En filigrane de cette curieuse absence, il apparaît que la lecture des oeuvres de Fourier est en réalité devenue secondaire. Cinq ans plus tard, cela apparaît d’ailleurs beaucoup plus clairement, à l’occasion de la polémique qui opposa le disciple Victor Hennequin au journal catholique L’Univers, qui sommait les disciples de Fourier de prendre position sur sa cosmogonie. Hennequin défend Fourier de façon fort tiède : « ‘Quant à la cosmogonie et à l’analogie qui se composent d’hypothèses brillantes, mais non vérifiées et qui d’ailleurs sont étrangères à notre mission, l’argumentation sociale, nous ne les enseignons pas. La cosmogonie et l’analogie de Fourier figurent dans ses oeuvres, mais jamais dans nos brochures, dans nos journaux, dans nos leçons orales ; nous ne sommes responsables que de nos affirmations »’ 407. Touche après touche, se construit autour du corpus des textes de Fourier un ensemble particulièrement cohérent d’instructions destinées à en prévenir l’abord : si les lecteurs s’y conforment scrupuleusement, alors avant de pouvoir enfin goûter au fruit défendu de la deuxième partie de la Théorie des quatre mouvements, ils devront donc d’abord lire régulièrement La Phalange, puis les brochures de l’Ecole sociétaire et les ouvrages des disciples, puis les autres ouvrages de Fourier, et enfin les avertissements des éditeurs. On pourrait croire que ces derniers peuvent sans dommage être sautés, mais il n’en est rien, puisque la « Préface des éditeurs » de la Théorie des quatre mouvements porte en sous-titre une mention plutôt impérieuse : « Lecture obligée » ! Et arrivés au terme de ce tortueux parcours, les lecteurs courageux apprenaient, de la plume de Victor Hennequin, que les disciples n’endossent pas la responsabilité de ce qu’ils pourront y lire...
A partir de 1845, avec le retour progressif des dissidents dans les rangs de l’Ecole sociétaire dirigée par Victor Considerant, et sous leur pression, commence la publication des manuscrits inédits de Charles Fourier, et avec elle la deuxième phase du contrôle exercé par les disciples sur l’oeuvre écrite de Charles Fourier. Dans un désormais rituel « Avertissement des éditeurs », les disciples promettent de s’en tenir à la « loi » fixée en 1842, malgré les imperfections de manuscrits qui ressemblaient souvent à des brouillons inachevés : «‘ Nous devons respecter ces ébauches et les produire dans l’état où elles se trouvent ’»408. Mais ils ne promettent en rien de publier toutes ces ébauches : si l’on compare l’ensemble du corpus que constituent les manuscrits inédits, tel qu’on le connaît aujourd’hui en particulier grâce au recensement d’Emile Poulat409, avec le corpus des textes publiés dans La Phalange à partir de 1845, il apparaît que les disciples ont « oublié » de publier un certain nombre de textes. Et pour reprendre une expression chère à Fourier, il semble bien que ces omissions soient le produit d’une « étourderie méthodique », c’est-à-dire délibérée, tant les textes ainsi oubliés forment un tableau cohérent de ce que les disciples ne veulent pas « hériter » de leur Maître. Sans prétendre à un recensement exhaustif de ces oublis, il convient tout de même de rappeler le plus spectaculaire d’entre eux, celui de l’ensemble des textes réunis par Simone Debout-Oleszkiewicz dans Le nouveau monde amoureux, écrits par Fourier entre 1816 et 1822 sur la question des relations amoureuses et sexuelles, et qu’il avait choisi de ne pas intégrer au Traité de l’association domestique agricole 410.
Cette censure par omission avait commencé en 1845 ; la même année, les disciples procédèrent à une « reconstruction » plus explicite encore de l’oeuvre de Fourier, puisqu’en rééditant pour la première fois depuis 1829 Le nouveau monde industriel, ils en supprimèrent délibérément quatre passages. Cette deuxième édition de 1845, qui est par ailleurs celle que reproduit l’édition Anthropos des OEuvres complètes en 1966, est précédée, conformément à l’habitude prise depuis 1841, d’un « Avertissement des éditeurs » dans lequel cette censure est cette fois avouée et pleinement assumée : « ‘Pour donner à cet ouvrage le caractère que nous lui voulions dans cette édition, le caractère de livre de propagation courante, il n’y avait qu’à supprimer trois passages dont la crudité n’est point admissible dans un livre de grande circulation’ »411. C’est le rétablissement des passages supprimés, en réalité au nombre de quatre, qui justifiait l’édition de 1973 du Nouveau monde industriel chez Flammarion. Et c’est à l’examen de cette censure que Michel Butor consacre l’essentiel de sa préface pour cette édition de 1973412. Constatant qu’en réalité les passages supprimés ne recèlent aucune « crudité », il en conclut justement que ce que l’Ecole sociétaire censure en 1845, ce n’est pas l’exigence de la liberté amoureuse et la louange des ébats extra-conjugaux, c’est l’égalité entre les sexes que cette liberté amoureuse suppose, c’est la renonciation à la domination masculine qu’elle entraîne. Il y a au moins un autre exemple de « caviardage » effectué par les disciples, pour des raisons strictement identiques. En effet, le texte de Fourier intitulé « De la sérisophie », publié dans La Phalange en 1849, est brutalement interrompu par les éditeurs au début du chapitre XV, par cette note :
‘« Dans les chapitres que Fourier indique ici, il énonce des idées déjà exprimées dans les ouvrages publiés de son vivant ; néanmoins nous ajournons la publication de ces chapitres, pour ne pas fournir un nouveau texte à l’indignation des hommes prétendus vertueux qui, sans vouloir prendre la peine d’étudier Fourier, sont saisis d’une si sainte horreur lorsqu’il parle de liberté amoureuse »413.’Au total, les formes de la censure exercée à partir de 1841 par les disciples sur les textes, publiés ou inédits, dont ils ont hérité en 1837, sont multiples. Mais derrière cette apparente diversité de moyens, c’est toujours le même résultat qui est recherché : orchestrée par Victor Considerant, le chef de l’Ecole de sociétaire, et les disciples de Fourier, la censure visait une plus grande respectabilité politique de la doctrine, en récusant, voire en éliminant les spéculations cosmogoniques et la verdeur de ce que Considerant appelait « ‘des idées fausses, excentriques, extravagantes, immorales’ ». Une partie du problème posé par les textes hérités de Fourier, c’est bien, de ce point de vue, leur fantaisie, qui formellement rejette la doctrine hors de la science : aux yeux du plus grand public, ‘« la science qui se montre poétique et attrayante cesse d’être la science »’, remarque l’auteur anonyme du compte-rendu, déjà évoqué, des conférences de propagande de Victor Hennequin414.
Dès lors, il semble que les disciples de Fourier, appliquant à l’oeuvre de leur maître les critères externes de la scientificité, se sont rapidement efforcés de séparer, en quelque sorte, le bon grain de l’ivraie. Dans la théorie de Fourier, il y aurait ainsi d’un côté des « ‘prévisions rationnelles de l’avenir, parce que, nous le répétons, elles sont en parfait rapport avec tous les progrès et les tendances de notre société’ »415 : il s’agit de l’Association, des Séries, du travail attrayant et du Phalanstère ; et de l’autre côté, il y aurait ses autres idées, hardies et téméraires, auxquelles, selon Victor Hennequin, un traitement tout différent devait être réservé :
‘« Nous les écartons ou nous les repoussons comme trop aventureuses, comme escomptant la science et la liberté des générations futures, qui seules pourront les démentir ou les confirmer. Ce sont là des hypothèses et non de la science fondée sur l’expérience actuelle. En dehors de la solution du double problème d’association des intérêts et du travail attrayant, Fourier n’est pour nous, comme pour d’autres, qu’un utopiste ou un rêveur. Dans la limite de ce problème économique et social, nous le considérons comme le génie le plus rationnel et le plus bienfaisant »416.’Les disciples craignaient le ridicule certes, et s’efforcèrent de se démarquer des réflexions cosmogoniques de leur maître, à défaut de pouvoir entièrement les taire ; mais plus encore ils craignaient le scandale, et c’est contre les accusations d’immoralité qu’ils entendaient, par la « reconstruction » du corpus ainsi opérée, se défendre. C’est bien de cette crainte que procèdent les plus importantes interventions des disciples, qu’il s’agisse de l’encadrement sévère de la Théorie des quatre mouvements, de « l’oubli » du Nouveau monde amoureux, ou du caviardage du Nouveau monde industriel. Cela dit, il paraît délicat de rendre les disciples seuls responsables de cette censure, quand Charles Fourier en personne l’autorisa en pratiquant lui-même préalablement, sur son propre texte, une forme d’autocensure. Fourier a en effet reconnu, dans son dernier ouvrage la légitimité d’un « tri » à l’intérieur des différentes « sciences » que contient sa doctrine : « ‘Quand il serait vrai que ces nouvelles sciences fussent erronées, romanesques, il ne resterait pas moins certain que je suis le premier et le seul qui ait donné un procédé pour associer les inégalités, et quadrupler le produit, en employant les passions, caractères et instincts tels que la nature les donne. C’est le point sur lequel doit se fixer l’attention, et non pas sur des sciences qui ne sont qu’annoncées ’»417. Dans cette dernière phrase, on voit bien que ce qui fut ensuite souvent reproché aux disciples, d’une certaine façon Fourier lui-même l’inaugura. Et les disciples, évidemment, n’hésitèrent pas à sa prévaloir de cette autorisation pour justifier leurs interventions. On a vu comment ils se sont efforcés d’encadrer la Théorie des quatre mouvements ; par un curieux retournement pourtant, ils affirment au contraire que c’est certainement contre la volonté de Fourier qu’ils la rééditent en 1841, puisque ‘« la lecture de la Théorie des quatre mouvements a été tellement féconde en jugements erronés, que Fourier avait résolu de supprimer entièrement cet ouvrage’ »418. Fourier accusait les élèves de Saint-Simon d’avoir travesti les idées de leur maître, qui selon lui « ‘a souvent dit tout les contraire des fadaises que lui prêtent ses disciples’ » ; il aurait, pourtant, mauvaise grâce à adresser le même reproche à ses propres disciples, même si, comme lui-même le fait bien remarquer, toujours à propos de Saint-Simon, ‘« il est commode de faire parler les défunts qui ne peuvent pas revenir donner un démenti’ »419.
A partir de sa rencontre avec Just Muiron, en 1816, et jusqu’à sa mort en 1837, il semble bien que Fourier ait dû composer, sinon dans l’élaboration du moins dans la présentation de sa pensée, avec les exigences des disciples peu à peu ralliés à la cause fouriériste. Ceux-ci exigeant, selon la formule employée par Claude Morilhat, ‘« une présentation de sa doctrine plus conforme aux bonnes moeurs intellectuelles »’ 420, il en vint donc effectivement à pratiquer contre lui-même une sorte d’autocensure, qui conduisit, dans ses conséquences les plus marquantes, au début des années 1820, à la mise à l’écart des textes du Nouveau monde amoureux, que les disciples se gardèrent bien d’exhumer au cours de la « publication des manuscrits » qui s’étala de 1845 à 1858, et qui ne devaient être retrouvés par Simone Debout-Oleszkiewicz qu’un siècle et demi plus tard.
La représentation de Fourier en penseur solitaire a vécu. Tout ce qui précède est une invitation à renoncer au mythe selon lequel il aurait tiré intégralement sa théorie de son imagination, une invitation à renoncer aussi à l’idée d’après laquelle cette théorie aurait été scrupuleusement conservée par ses disciples. Au premier abord, c’est la date de la mort de Fourier, le 10 octobre 1837, qui trace la ligne de partage, en terminant le temps de la production de l’oeuvre, et en inaugurant le temps de sa réception. Cette date est en effet importante, comme en témoignent les conflits survenus à l’occasion du règlement des questions de propriété sur son oeuvre, parce qu’elle marque le moment où les disciples sont libérés par la mort du maître du droit de propriété qu’il pouvait encore exercer de son vivant sur ses oeuvres. De cette libération, deux disciples ont donné des témoignages particulièrement crus, rapportés par Emile Poulat. Moins d’une semaine après sa mort, le 16 octobre 1837, Nicolas Le Moyne avouait dans une lettre à Victor Considerant : « ‘Il est certain que Fourier n’était plus utile’ » ; quant à Chambellant, il rendait, trois jours après sa mort, un bien curieux hommage à son maître, en proclamant que ‘« sa mort n’est ni une douleur de coeur, ni un malheur pour l’avenir de sa doctrine »’ 421 !
Il s’est donc produit entre Fourier et son Ecole ce qui s’est produit souvent, en particulier au XIXe siècle, et que décrit bien Christophe Prochasson, cette fois à propos de Saint-Simon : « ‘Le saint-simonisme est (...) une invention post-saint-simonienne. On pourrait faire le même constat pour bien d’autres doctrines, constituées après le trépas de leur «père» éponyme ’»422. Pourtant, malgré le bonheur de la formule de Christophe Prochasson, il convient de ne pas séparer trop artificiellement le temps de la production et le temps de la réception, tant il est vrai que les disciples n’ont pas attendu sa mort pour imposer une présentation de la doctrine de Fourier plus conforme à leurs intérêts : dès le début des années 1820, les disciples de Fourier, d’abord individuellement à l’image de Just Muiron, ensuite réunis dans l’Ecole sociétaire, se sont efforcés d’obtenir de lui qu’il moralise et rationalise sa pensée.
Même si Fourier a pleinement souscrit à certaines des réorientations suggérées par ses disciples, il n’en reste pas moins que d’une certaine façon la doctrine de Fourier et le fouriérisme ne sont pas une seule et même chose. Fourier, du reste, s’en était bien aperçu, et tenait à le faire savoir à la fin de sa vie, comme en témoigne cette lettre citée par Jonathan Beecher : « ‘Qu’est-ce que le fouriérisme ? Je ne sais pas. Ma théorie est la continuation de celle de Newton’ ‘ sur l’attraction (...) Je suis un continuateur et je n’ai jamais accepté le terme de Fouriériste ’»423. Cette proclamation, par laquelle Fourier se défend d’être fouriériste, n’est pas sans rappeler la formule fameuse de Karl Marx, citée par Engels : « ‘Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste, moi !’ »424. D’un côté donc, Fourier a prétendu n’être l’héritier d’aucune pensée, d’aucun courant intellectuel, et de l’autre, il entendait refuser à ses disciples le droit à se prétendre eux-mêmes les héritiers de sa pensée. Mais d’un côté comme de l’autre, de la volonté affichée par Fourier à la réalité, il y a une différence notable : d’une part en effet, on a vu que sa doctrine est inscrite, en grande partie d’ailleurs du fait des interprétations qu’en proposent disciples et commentateurs, dans la continuation d’un certain nombre de mouvements intellectuels ; d’autre part comme on l’a vu, après son décès rien ne pouvait empêcher les disciples d’imposer une interprétation de sa pensée conforme à leurs intérêts. A ce point de la réflexion, il apparaît que l’oeuvre de Fourier, sous l’influence conjuguée de ces différents processus de réception, a été insérée dans ce qu’on peut appeler une « tradition » intellectuelle, dont il convient maintenant de préciser les contours.
FOURIER, OC02 (1842), « Avertissement sur le Traité du libre arbitre », p. III. Le premier volume des OEuvres complètes, paru l’année précédente, consistait en une réédition de la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales.
FOURIER, OC02 (1842), « Avertissement sur le Traité du libre arbitre », p. III.
FOURIER, OC01 (1808b), « Préface des éditeurs de 1841 » (1999 : 554).
FOURIER, OC01 (1808b), « Avertissement des éditeurs sur la deuxième partie », pp. 103-106 (1999 : 570-573). Dans la réédition établie par Simone Debout-Oleszkiewicz aux Presses du réel en 1999, cet « Avertissement » est reporté à la fin du volume, de façon à respecter le déroulement de l’édition originale de 1808.
FOURIER, OC01 (1808b), « Préface des éditeurs », pp. v-xxxiii (1999 : 556-569).
FOURIER, OC01 (1808c), pp. 562-567.
FOURIER, OC01 (1808c), « Avertissement des éditeurs sur la deuxième partie », p. 103 (1999 : 570).
FOURIER, OC01 (1808c), « Avertissement des éditeurs », p. 571.
FOURIER, OC02 (1822), « Avis des éditeurs », p. I.
CONSIDERANT Victor (1842), Bases de la politique positive. Manifeste de l’Ecole Sociétaire fondée par Fourier, Paris, Bureau de la Phalange, 1ère éd. 1841, 218 pages, 2 ème éd., revue et considérablement augmentée, p. 178.
CONSIDERANT (1842), p. 180.
HENNEQUIN Victor, Démocratie pacifique, 26 juillet 1846. Michel Nathan, dans son étude sur la cosmogonie fouriériste, intitulée Le ciel des fouriéristes, fait de Victor Hennequin un portrait qui montre une évolution plutôt spectaculaire dans son appréciation de cet aspect de la doctrine de son Maître : ne se proposait-il pas de communiquer avec l’âme de la Terre au moyen d’appareils invisibles de connexion implantés dans son crâne ? (NATHAN (1981), pp. 114-115).
« Avertissement des éditeurs », in La Phalange, tome 2, volume 1, 1845, « Publication des manuscrits de Fourier », p. 2.
POULAT Emile (1957), Les cahiers manuscrits de Fourier. Etude historique et inventaire raisonné, Paris, Ed. de Minuit, B.E.C.C., 224 pages, introd. Henri Desroche.
Cf. supra, « Le nouveau monde amoureux », ch. I, E. D’autres textes écartés par les disciples ont depuis été exhumés. Dans l’un d’entre eux, déjà évoqué, Fourier prenait explicitement position dans le conflit qui opposait Victor Considerant aux dissidents, en faveur du premier : ce texte, à l’heure de l’apaisement, était évidemment impubliable (POULAT Emile (1955), «Sur deux textes manuscrits de Fourier», Communauté et vie coopérative. Cahiers d’histoire et de sociologie de la coopération, n° 3, juillet-décembre 1955, pp. 5-19, «Etudes sur la tradition française de l’association ouvrière», dirigé par Henri Desroche). Jonathan Beecher a de son côté mis à jour un texte dont l’omission est emblématique de ce que les disciples craignaient le plus, le ridicule : Fourier y fait, dans la veine des « fantaisies » de la Théorie des quatre mouvements de 1808, la prédiction de l’apparition d’un membre supplémentaire sur le corps des Harmonies, qu’il nomme « l’archibras » (Cf. BEECHER Jonathan (1964), «L’archibras de Fourier. Un manuscrit censuré», La brèche, n° 7, décembre 1964, pp. 66-71).
FOURIER, OC06 (1829a), « Avertissement des éditeurs », iii.
Préface à FOURIER, OC06 (1829b). Alors qu’en 1966, l’édition Anthropos des OEuvres complètes reproduisait de façon anastatique l’édition censurée de 1845, l’édition Flammarion de 1973 rétablit les passages coupés (quatre en réalité au lieu des trois annoncés par les éditeurs).
FOURIER OC12 (1967), p. 300.
anonyme (1847), op. cit., p. 8.
anonyme (1847), ibid., p. 21.
anonyme (1847), ibid., p. 22.
FOURIER, OC08 (1835), p. 443.
FOURIER, OC01 (1808b), « Préface des éditeurs » (1999 : 555).
FOURIER (1831), p. 2.
MORILHAT (1991), p. 20.
POULAT (1955), p. 18.
PROCHASSON (1997), p. 37.
FOURIER Charles, Lettre à l’éditeur de La Gazette de France, brouillons datés de décembre 1835, AN 10 AS 19 (3) et AN 10 AS 20 (7), cités par BEECHER (1993a), p. 502.
C’est Friedrich Engels qui rapporte ces propos de Marx dans une lettre à Paul Lafargue, dans laquelle il écrivait : « Ces messieurs font tous du marxisme, mais de la sorte que vous avez connue en France il y a dix ans, et dont Marx disait : «Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste, moi !». Et probablement, il dirait de ces messieurs ce que Heine disait de ses imitateurs : «j’ai semé des dragons, et j’ai récolté des puces» » (ENGELS Friedrich, Lettre à Paul Lafargue, 27 octobre 1890, citée in PLEKHANOV G., « Critique de nos critiques », OEuvres philosophiques, Moscou, Editions du progrès, sans date, p. 541). Voir aussi ENGELS Friedrich, Lettre à E. Bernstein, in MARX Karl, ENGELS Friedrich, Werke, vol. 35, p. 388. Je remercie Jean-Marie Hommet de m’avoir aidé à retrouver les références de la formule de Marx.