Chapitre V.011La construction
de la tradition utopique

Comme on va le voir, les modalités de sa réception ont très largement contribué à nourrir la signification sociale accordée ensuite à la doctrine fouriériste et son assimilation à une certaine tradition intellectuelle, celle que l’on qualifie encore souvent aujourd’hui de « socialisme utopique ». Le propos n’est pas ici évidemment de statuer sur l’effectivité de son « utopisme », mais de mettre plutôt l’accent, à travers l’exemple particulier de la réception de l’oeuvre de Fourier, sur les enjeux de l’usage de la qualification d’utopisme au XIXe siècle : Fourier, en grande partie à son corps défendant, s’est trouvé intégré dans la tradition utopique, alors même qu’il n’a la plupart du temps employé la notion d’utopie qu’à titre péjoratif pour disqualifier les doctrines concurrentes de Robert Owen ou de Saint-Simon. Nous voudrions essayer de montrer alors dans ce chapitre que, saisie dans cette perspective, l’assimilation du fouriérisme à un utopisme au pire, au socialisme au mieux, peut apparaître comme le résultat de véritables « stratégies » de réception, mises en oeuvre dans la moitié suivante du siècle, en particulier par Marx et Engels, mais aussi dans une certaine mesure par Emile Durkheim. Au début de cette réflexion sur les raisons et les enjeux de l’assimilation du fouriérisme à la tradition utopique, un avertissement s’impose d’emblée, concernant la notion même d’utopie : l’utopie n’est pas un objet sociologique traditionnel, simplement dans la mesure où au sein des oppositions classiques qui ont marqué la construction du concept — science et utopie chez Marx, idéologie et utopie chez Mannheim425 -, le terme utopique fut chaque fois délaissé par les études sociologiques : comme l’indique par exemple George H. Taylor dans son introduction à L’idéologie et l’utopie du philosophe Paul Ricoeur, « ‘l’idéologie a traditionnellement été un objet de la sociologie ou de la science politique, et l’utopie était étudiée par l’histoire littéraire »’ 426. Cette tendance, avérée, révèle en fait une des fonctions fondamentales de la qualification d’utopisme : elle permet de rejeter les oeuvres intellectuelles ainsi reçues dans l’histoire de la littérature, donc de les exclure de l’histoire de la science. Fourier connaissait d’ailleurs parfaitement les mécanismes de cette entreprise de disqualification, puisqu’il réservait un sort identique à l’ensemble des ouvrages philosophiques produits avant lui427 !

La sociologie, quand elle s’attache pourtant à prendre les utopies comme objet428, tranche le domaine en deux, pour ne porter son attention que sur les socialismes utopiques du XIXe siècle. Le reste est rejeté dans le domaine littéraire d’où on l’avait un instant tiré. C’est une erreur : ces utopies sont des textes ; comme telles elles sont soit toutes redevables d’une étude littéraire, soit toutes redevables d’une étude sociologique. L’ambition n’est pas ici d’examiner toutes les utopies spécifiques, encore moins de disséquer un concept d’utopie qui paraît pour le moins problématique. Elle n’est que de porter un regard sociologique sur une oeuvre du XIXe siècle souvent qualifiée d’utopie, celle de Fourier. Notre conviction n’en reste pas moins vive cependant qu’une telle approche est parfaitement applicable à tous les autres textes qualifiés d’utopies. Nous essaierons de montrer aussi, à travers cette illustration, que la construction de la tradition sociologique se fait à son origine par un processus radicalement concurrentiel et anti-cumulatif, suivant lequel l’affirmation de la scientificité d’une doctrine a pour condition la négation de la scientificité des doctrines qui la précèdent.

D’évidence, l’oeuvre de Charles Fourier appartiendrait beaucoup plus certainement à un deuxième temps de la tradition utopique, celui de la volonté de transformation sociale, qu’à son premier temps, celui du genre littéraire. Peut-on dire pour autant, comme on l’a fait si souvent et si facilement, que Fourier est un utopiste ? On va le voir, ce qui frappe quand on examine ce qui se passe au milieu du XIXe siècle, c’est qu’avec Fourier comme avec Proudhon notamment, avec Marx et Engels aussi sûrement, la notion d’utopie n’est jamais invoquée que de façon négative et péjorative. S’agissant de Fourier en particulier, il est certain qu’il ne se prétend pas « utopiste ». Chez lui en effet, la notion d’utopie n’est d’abord utilisée que comme un terme du langage commun, qui signifie très simplement : chimère, fantaisie, infaisabilité. La qualification d’utopie, jamais revendiquée pour soi-même mais au contraire systématiquement appliquée à tel ou tel rival ou adversaire, est en réalité une accusation, dont il faut maintenant détailler la genèse et les enjeux. Il s’agit d’essayer de comprendre comment le domaine de la tradition utopique a pu être étendu, au-delà des frontières du pur genre littéraire, jusqu’à englober certaines des plus importantes doctrines socialistes du XIXe siècle et leurs réalisations : celles de Robert Owen, d’Étienne Cabet et, pour ce qui nous occupe ici plus précisément, celles de Charles Fourier, de Victor Considerant et de l’Ecole sociétaire429.

Notes
425.

MANNHEIM Karl (1956), Idéologie et utopie, Paris, Marcel Rivière, 1ère éd. 1930, Trad. P. Rollet.

426.

TAYLOR George H., « Introduction » à RICOEUR (1997), p. 8. Le colloque qui s’est tenu en 1998 à Besançon fait exception à cette règle, puisqu’il s’efforçait d’interroger les relations possibles entre « Utopies et sciences sociales » (PEQUIGNOT Bruno (dir.) (1998), Utopies et sciences sociales, actes du colloque de Besançon, 22-23 mars 1998, Paris, L’Harmattan, coll. «Logiques sociales», 352 pages). Mais le sens général des interventions consistait à examiner cette relation dans une perspective qui n’est pas celle qui a été retenue ici, comme nous allons le voir, dans la mesure où elle consistait à examiner « l’apport positif de l’utopie » comme méthode de connaissance du social.

427.

L’acharnement obsessif contre les philosophes imprègne l’ensemble de son oeuvre. Pour en avoir un aperçu particulièrement brillant dans son ironie, cf. FOURIER, OC02 (1822), « Métempsychose des bouquins », pp. 22-23. Il y affirme que « les ouvrages philosophiques, perdus sous le rapport dogmatique avec la fondation de l’état sociétaire, resteront en crédit, à titre de «classique littéraires», monuments plaisants de l’enfance de l’esprit humain, cacographies sociales ».

428.

Cf. par exemple DUVEAU Georges (1961), Sociologie de l’utopie et autres essais, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Bibliothèque de sociologie contemporaine», 195 pages, Introd. André Canivez, ou bien LEVITAS Ruth (1979), «Sociology and utopia», Sociology, vol. 31, n° 1, pp. 19-33.

429.

Les réflexions présentées dans ce chapitre apparaissent assez proches de celles dont l’ouvrage récent de Michèle Riot-Sarcey porte témoignage : dans Le réel de l’utopie, elle a essayé de montrer comment Owen, Fourier et Saint-Simon ont été rejetés, selon elle par les tenants d’un conservatisme social, dans la tradition utopique, avec le but explicite ou implicite de discréditer leur volonté de transformation : parce qu’ils redoutaient les espoirs que ces doctrines engendraient , ils ont déployer une stratégie visant à « rejeter les projets de réformes du côté de l’illusion et de l’impossible, par l’élaboration d’un discours du non-lieu » (RIOT-SARCEY Michèle (1998), Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, p. 265).