A.011Qu’est-ce que l’utopie ?

L’utopie, au moins étymologiquement, prend sa source dans l’oeuvre fondatrice et éponyme de Thomas More, publiée en 1516430. Tout penseur de l’utopie qui se respecte s’empresse toujours de commencer son propos par une étude étymologique du terme : la double origine communément admise est celle suivant laquelle Thomas More lui-même fonda son néologisme : « oύ-toπoς » c’est-à-dire qui n’a pas de lieu, qui ne peut être trouvé nulle part ; mais aussi et mieux encore « εύ-toπoς » autrement dit le lieu du bonheur :

For what Plato’s pen hath platted briefly
In naked words, as in a glass
The same I performed fully
With laws, with men and treasure fitly
Wherefore not Utopie, but rather fitly
My name is Eutopie : a place of felicity431

L’ambiguïté fondamentale sur laquelle joua Thomas More pour constituer son néologisme a été très largement commentée. Mais est passée beaucoup plus inaperçue la volonté de More, se faisant, de se présenter non pas comme le fondateur d’un genre, mais en réalité déjà comme son continuateur : dans ces quelques vers, il affirme en effet avoir développé et achevé l’esquisse de la cité idéale que Platon a présentée dans la République 432. Autrement dit, l’invention de l’utopie par Thomas More est en même temps, simultanément, l’invention d’une tradition utopique, par la référence à Platon. Dans le même acte se fixe l’alpha et l’omega provisoires de l’utopie, puisque la première utopie se donne immédiatement comme la dernière et la plus achevée. Une seule utopie, et déjà une tradition !

Le terme définit ensuite un long parcours littéraire, celui d’un genre vaste et prolifique : la description de cités idéales. Mais si la tradition utopique en littérature dispose d’un repère chronologique certain, Thomas More, qui en figure le point d’abscisse nulle, son déploiement historique, à partir de cette origine, n’est guère linéaire : la formule par laquelle Thomas More s’inscrit à la suite de Platon le montre, puisque par l’acte même de son inauguration, l’histoire de l’utopie marche à rebours en remontant dans le passé jusqu’à Platon. L’histoire de l’utopie en littérature procède en effet par avancées et retours, projections et relectures, anticipations et invocations : en perpétuelle reconstruction, cette histoire se projette dans la science-fiction ou remonte à contre-courant l’histoire de la littérature, bien en deçà de More, pour se trouver des ancêtres jusque dans l’Antiquité. L’histoire n’avance plus de façon univoque du passé vers le futur, ne se contente pas du déroulement chronologique traditionnel.

Le néologisme de Thomas More est un nom propre, celui de l’île imaginaire dont il entreprend de décrire l’architecture, les institutions et les moeurs. Mais le nom propre ensuite devient un nom commun, voire un concept433. Et si l’étymologie suffit pour le nom propre, il faut trouver une définition pour le nom commun. Les définitions de l’utopie sont innombrables, comme le sont les utopies elles-mêmes434, et un recensement exhaustif des unes et des autres paraît difficilement envisageable. Quelques unes de ces définitions seront évoquées au cours de ce chapitre ; mais à titre d’exemple, il convient tout de même d’examiner dès maintenant celle que proposait Françoise Choay dans La règle et le modèle 435, parce qu’elle est particulièrement symptomatique d’une certaine façon de construire la tradition utopique. Pour parvenir à une définition de l’utopie, Françoise Choay s’appuie sur une étude de « ‘la forme des textes, permettant de mettre au jour, au fil des siècles et des écrits, des configurations textuelles invariantes »’ 436, dessinant ainsi peu à peu les contours de ce qu’elle appelle « ‘une analyse de figures discursives paradigmatiques que qualifie justement leur résistance au temps’ »437.

Etudiant plus particulièrement l’influence de la tradition utopique sur la naissance de l’urbanisme, elle se propose dans son effort de définition paradigmatique d’en revenir au texte originel, L’Utopie de Thomas More, dans laquelle elle relève donc sept traits caractéristiques : une utopie serait donc (1) un livre signé, (2) dans lequel un sujet s’exprime à la première personne du singulier, qui propose (3) un récit dans lequel est inséré, au présent de l’indicatif, la description d’une société modèle ; cette société (4) s’oppose à une société historique réelle, dont la critique est inséparable de l’élaboration du modèle, qui (5) a pour support un espace modèle qui en est partie intégrante et nécessaire ; enfin, la société modèle (6) est située ailleurs, dans l’espace et dans le temps, et (7) elle échappe à l’emprise du temps et au changement438.

L’énonciation de ces critères de définition de l’utopie permet à Françoise Choay de distinguer entre « vraies et fausses utopies ». Elle commence ainsi, contre More lui-même, par rejeter Platon hors de la tradition utopique439. De même, pour Françoise Choay, la Cité de Dieu de Saint-Augustin (354-430) et la Blanquerna de Lulle (1233-1316), auxquelles il manque la référence à l’espace440, ou encore la Sforzinda 441 de Filarete (1400 env.-1469), ne sont pas des utopies. Thomas More, dès lors, serait donc bien selon Françoise Choay le premier à proposer une « utopie » authentique. Mais n’est-on pas ici en droit de se demander quelle valeur peut avoir un tel constat, sinon celle d’une parfaite tautologie, puisque justement elle emprunte sa définition de l’utopie aux caractéristiques qu’elle prête au texte de More ?

Le propos n’est pas ici de répondre longuement à cette question, ni plus généralement de chercher, parmi toutes celles qui ont pu être proposées, la définition la plus satisfaisante de l’utopie. Il s’agit plutôt, en confrontant certaines de ces définitions, de mettre à jour les stratégies de réception qu’elles sous-tendent. Ce qu’illustre bien cet exemple, de ce point de vue, c’est que l’effort de définition de l’utopie vise une circonscription de son domaine, la délimitation d’une frontière entre ce qui appartient à la tradition utopique, et ce qui ne lui appartient pas. Le revers de la médaille, c’est qu’à procéder ainsi, on s’interdit presque entièrement de saisir les évolutions historiques qui auraient pu se produire à l’intérieur de la tradition utopique : en ne retenant que les descriptions de sociétés idéales qui réunissent les caractéristiques structurales du modèle original, il est certes possible de montrer la permanence à travers le temps d’une forme de pensée invariante, qu’elle appelle le « paradigme moréen » ; mais il devient pratiquement impossible d’en montrer les mutations, et la façon dont celles-ci s’enracinent dans un contexte historique plus général. Françoise Choay le reconnaît d’ailleurs explicitement, puisqu’elle l’annonce elle-même dans son introduction : « ‘Abstraction sera faite du contexte de l’élaboration des textes, et de la place qu’y occupent les locuteurs’ »442

De fait, la représentation d’une utopie « sans histoire » est très prégnante dans l’histoire des idées. De cette croyance, les écrits de l’historien anglais Isaiah Berlin sur l’utopie443 témoignent de façon particulièrement spectaculaire, puisque lui aussi fait de la notion d’utopie un usage « paradigmatique » : définissant l’utopie comme une « ‘perfection statique dans laquelle la nature humaine est enfin pleinement réalisée, et dans laquelle tout est calme, immuable, éternel ’»444, il entend montrer que le modèle est inaltérable, et que toutes les utopies particulières ne sont que les incarnations particulières d’une seule forme essentielle, de la même profession de foi intemporelle :

Toutes les utopies que nous connaissons supposent l’existence d’une harmonie accessible universellement désirable. Cela est vrai de chaque cité idéale, depuis la République de Platon, la communauté anarchiste planétaire de Zénon et la Cité du soleil de Iamboulos, jusqu’aux Utopies de Thomas More et Campanella, de Bacon, Harrington et Fénelon. Les sociétés communistes de Mably et Morelly, le capitalisme étatique de Saint-Simon, les Phalanstères de Fourier, les diverses combinaisons d’anarchisme et de collectivisme d’Owen et de Godwin, de Cabet, William Morris et Tchernichevsky, de Bellamy, Hertzka et autres (le XIXe siècle n’en est pas avare), reposent sur les trois piliers de l’optimisme occidental que j’ai déjà évoqués : les problèmes fondamentaux de l’humanité sont les mêmes tout au long de l’histoire ; il sont solubles par principe ; les solutions en question forment une totalité harmonieuse »445.

Dans cette très longue énumération , il ne manque pas grand monde à l’appel. Même Marx qui, on le verra, s’efforça de construire la légitimité scientifique de sa doctrine contre les fantaisies du « socialisme utopique »446, n’échappe pas à cette analyse, puisque selon Isaiah Berlin, Marx voit lui aussi le mouvement historique comme une marche, certes mouvementée et violente, vers une « société rationnelle »447. On pourrait donc croire que les définitions de Françoise Choay et d’Isaiah Berlin correspondent à des logiques opposées, dans la mesure où la première, imposant des critères nombreux et stricts, tend à rejeter hors du paradigme utopique un très grand nombre d’oeuvres, tandis que la seconde, beaucoup plus « lâche », les y inclut au contraire. Au-delà de cette différence, il y a là en réalité la même logique : Berlin fonde sur une série d’axiomes très généraux une lecture paradigmatique de la tradition utopique, afin de pouvoir en conduire la critique générale. Mais son approche, comme celle de Françoise Choay, a pour inévitable conséquence l’unification et l’indifférenciation d’un domaine intellectuel, et elle risque donc tout autant de masquer la diversité et l’historicité de cette tradition utopique qu’elle prétend saisir. En effet, la seule évolution qu’Isaiah Berlin parvient à mettre à jour en s’appuyant cette approche paradigmatique, est celle d’un déclin de l’utopie448 : constatant la progressive raréfaction, à partir du début du XIXe siècle, des modèles correspondant à sa définition, il en déduit un affaiblissement de la tradition utopique.

La méthode employée par Choay ou par Berlin pour définir leurs objets pourrait être qualifiée grossièrement d’ » idéal-typique » : il s’agit d’extraire quelques unes des caractéristiques fondamentales de l’utopie afin de pouvoir saisir une catégorie, d’en trouver les incarnations historiques et sociales particulières. Or, procéder ainsi revient à supposer une essence de l’utopie, alors que c’est justement cette hypothèse essentialiste, la façon dont elle se construit et s’enracine dans un mot et une tradition, qu’il s’agit au contraire dans ce chapitre de prendre pour objet. Pour rompre avec l’approche paradigmatique, il conviendrait donc plutôt de retenir une définition provisoire de l’utopie qui permettrait d’une part d’embrasser un domaine suffisamment large, quitte à ce que ce soit dans le but d’en montrer l’éclatement et les transformations historiques, et qui permettrait aussi d’autre part de porter l’accent sur les enjeux qui ont permis l’imposition même du terme d’utopie. La position la plus raisonnable, en l’occurrence, pourrait donc être celle adoptée par la sociologue américaine Ruth Levitas dans ses travaux sur la relation entre les utopies et les contextes sociaux de leurs apparitions, qui considère que la définition la plus large possible ‘« permet d’examiner les relations entre la société, les aspirations sociales et le changement social, et de comparer les changements de forme, de contenu, de « fonction » ou de rôle social des utopies à différentes époques »’ 449.

Cette définition provisoire serait en quelque sorte « nominaliste », puisque elle permet de considérer comme utopie tout ce qui à un moment ou à un autre a été appelé ainsi, pour peu que cette qualification ait donné lieu à l’institution d’une relecture de l’utopie, ait contribué à en reformuler la tradition. Le bénéfice qui peut être attendu d’une telle approche serait effectivement celui-ci : elle permettrait d’attirer l’attention sur les usages institutionnalisés de la qualification d’utopie, et donnerait ainsi les moyens de se concentrer directement sur ce qui devrait être au coeur de l’analyse, c’est-à-dire une sociologie de l’invocation de la tradition utopique450. C’est dans cette perspective en tout cas que vont être examinées quelques unes des étapes fondamentales de la construction de la tradition utopique : l’opposition faite par Marx et Engels entre socialisme utopique et socialisme scientifique ; l’opposition faite ensuite par Durkheim entre socialisme et science sociale.

Notes
430.

Pour une édition récente en anglais de L’Utopie de Thomas More : MORE Thomas (1992), Utopia, New York, Londres, Norton, 1ère éd. 1516, 260 pages, trad. et prés. de Robert M. Adams.

431.

Cité par DE JOUVENEL Bertrand, « Utopia for Practical Purposes », in MANUEL (1967), p. 219.

432.

PLATON (1966), République, Paris, Flammarion, coll. «GF», 507 pages, introduction, traduction et notes de Roland Baccou, index.

433.

Sur ce dernier point, voir RAULET Gérard (1992), «L’utopie est-elle un concept ?», Lignes, n° 17, pp. 102-117.

434.

Les anthologies de l’utopie sont elles aussi très nombreuses. La plus récente d’entre elles est certainement celle-ci : MANGUEL Alberto, GUADALUPI Gianni (1998), Dictionnaire des lieux imaginaires, Paris, Actes Sud, 550 pages, index.

435.

CHOAY Françoise (1980), La règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Ed. du Seuil, coll. «Espacements», 381 pages.

436.

CHOAY (1980), p. 17.

437.

CHOAY (1980), p. 21.

438.

CHOAY (1980), p. 46.

439.

On trouve la même appréciation dans le récent recueil établi par Frédéric Rouvillois, qui considère, pour des raisons relativement similaires, qu’ » on ne peut considérer la République de Platon comme proprement utopique » (ROUVILLOIS Frédéric (textes choisis et présentés par) (1998), L’utopie, Paris, Flammarion, coll. «GF Corpus», 251 pages, bibl., p. 168).

440.

CHOAY (1980), pp. 46-49.

441.

FILARETE (1972), Tratttato di architettura, Milan, il Polifilo, 2 vol., introd. et notes de Liliana Grassi, bibl., index. Il n’existe pas de traduction en français, à ma connaissance. Pour une traduction en anglais : FILARETE (1965), Treatise on Architecture, New Haven, Londres, Yale University Press, 2 vol., trad., introd. et notes de John Spencer.

442.

CHOAY (1980), p. 17

443.

BERLIN Isaiah (1990), The crooked timber of humanity. Chapters in the history of ideas, Londres, John Murray, 276 pages, ed. by Henry Hardy. Cet ouvrage ajoute un dernier volume à la série des Selected Writings, publiés depuis 1978, et qui réunissent différents articles, dont quelques uns sont inédits. L’utopie constitue un des thèmes centraux de ce volume, comme on peut le voir en particulier dans « The Pursuit of the Ideal » (pp. 1-19), « The Decline of Utopian Ideas in the West » (pp. 20-48), et « The Apotheosis of the Romantic Will : The Revolt against the Myth of an Ideal World » (pp. 207-237).

444.

« A static perfection in which human nature is finally fully realised, and all is still and immutable and eternal » BERLIN (1990), « The Decline of Utopian Ideas in the West », p. 22.

445.

« All the Utopias known to us are based upon the discoverability and harmony of objectively true ends, true for all men, at all times and places. This holds of every ideal city, from Plato’s Republic and his Laws, and Zeno’s anarchist world community, and the City of the Sun of Iambulus, to the Utopias of Thomas More and Campanella, Bacon and Harrington and Fénelon. The communist societies of Mably and Morelly, the state capitalism of Saint-Simon, the Phalanstères of Fourier, the various combinations of anarchism and collectivism of Owen and Godwin, Cabet, William Morris and Chernyshevsky, Bellamy, Hertzka and others (there is no lack of them in the nineteenth century) rest on the three pillars of optimism in the west of which I have spoken : that the central problems — the massimi problemi — of men are, in the end, the same throughout history ; that they are in principle soluble ; and that the solutions form a harmonious whole » (BERLIN (1990), « The Apotheosis of the Romantic Will », pp. 211-212).

446.

Cf. infra, « Engels, ou le socialisme contre l’utopie », ch. V, B.

447.

« An attainable rational society » (BERLIN (1990), « The Decline of Utopian Ideas in the West », p. 44).

448.

« The Decline of Utopian Ideas in the West », in BERLIN (1990), pp. 20-47.

449.

« The inclusive definition enables us to examine the relationship between society, social aspirations, and social change, and to compare changes in the form, content and «function» or social roles of utopias at different times » (LEVITAS (1979), p. 23). Du même auteur, voir aussi : LEVITAS Ruth (1990), The Concept of Utopia, Syracuse (N.Y.), Syracuse University Press, coll. «Utopianism and Communitarianism», 224 pages, bibl., index.

450.

On trouve chez Michèle Riot-Sarcey la même volonté de montrer comme le rejet des doctrines de Saint-Simon, d’Owen et de Fourier dans l’utopie est « le produit d’une stratégie politique, saisissable dans son historicité » (RIOT-SARCEY Michèle (1998), Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, p. 266). De notre côté nous voudrions dans cette étude montrer d’une part que cette stratégie n’est pas seulement « politique », mais qu’elle est à l’oeuvre à l’intérieur même du champ intellectuel, et donc d’autre part qu’elle est mise en oeuvre aussi par Fourier contre ceux que Michèle Riot-Sarcey lui associe, Saint-Simon et Owen.