2.011L’utopie, ou la «force intrinsèque de l’idée vraie»

L’entreprise marxiste d’affectation du qualificatif d’utopisme aux socialismes de Saint-Simon, Owen et Fourier, qu’elle fût ou non discutable, a eu pour effet de transformer la signification donnée auparavant à la notion d’utopie : elle reste critique, et en dernier ressort péjorative, mais ne désigne plus essentiellement, à partir de ce moment, le caractère fantasmagorique et irréalisable des systèmes ainsi désignés. Marx et Engels ne prenaient pas pour cible principale, chez Fourier, la fantaisie ou l’infaisabilité du système ; leur critique vise, plus profondément, la dimension essentiellement apolitique de la doctrine de Fourier, la façon dont elle ne se veut l’expression des intérêts et des combats d’aucun groupe social particulier : les utopistes, ne pouvant s’appuyer sur un prolétariat encore peu conscient de lui-même, ont prétendu améliorer le sort de la société entière, sans distinction de classes sociales, et pour ce faire ils se sont d’ailleurs adressés « de préférence à la classe régnante ». Ce que leur reprochent Marx et Engels c’est qu’en conséquence « ‘ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire ; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens paisibles et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences en petit, condamnées d’avance à l’insuccès’ »480.

« Utopie » : le qualificatif employé par Marx et Engels pour qualifier le socialisme de Fourier doit donc être compris comme désignant l’irénisme et l’inefficacité politiques d’un idéalisme sans rapport avec les réalités sociales du monde présent, un «a-politisme» d’ailleurs étymologiquement très proche de l’»u-topie». Les deux critiques sont, évidemment, étroitement liées : dans des termes proches de ceux utilisés trente ans auparavant dans le Manifeste, Engels reproche essentiellement à ces « utopistes » de croire que « ‘le socialisme est l’expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et [qu’]il suffit qu’il soit découvert pour qu’il conquière le monde par la vertu de sa force intrinsèque’ »481. Si la représentation d’un ordre idéal reste stérile, c’est-à-dire sans portée pratique, c’est parce qu’elle ne s’appuie sur aucun groupe social particulier. On peut ajouter par ailleurs que cet idéalisme, qu’Engels analyse sous l’angle politique, peut aussi être regardé, dans une perspective épistémologique, comme le signe d’une illusion fondamentale quant aux principes de fonctionnement du champ naissant de la science sociale. Pierre Bourdieu, en utilisant d’ailleurs des termes qui font consciemment ou inconsciemment écho à ceux d’Engels, indique en effet que cet idéalisme trouve aussi son expression dans le champ scientifique en général, dont les acteurs tendent à croire ou faire croire que les idées vraies s’imposent par cela seul qu’elles sont vraies. L’illusion politique a pour homologue l’illusion scientifique que trahit « ‘l’idée d’une sorte de «règne des fins» qui ne connaîtrait pas d’autres lois que celle de la concurrence pure et parfaite des idées, infailliblement tranchée par la force intrinsèque de l’idée vraie’ »482. De fait, ce principe de l’efficacité politique qu’Engels qualifie d’utopique, est bien celui sur lequel Fourier fondait son action. Cette phrase, souvent d’ailleurs invoquée par les dissidents qui s’opposaient aux choix faits par Considerant, pourrait seule en témoigner : « ‘L’incrédulité aux choses grandes et belles, c’est-à-dire d’une utilité universelle, est souvent leur seule impossibilité. On commence par dire : cela est impossible, pour se dispenser de le tenter ; et cela devient impossible, en effet, parce qu’on ne le tente pas’ »483. L’utopie chez Saint-Simon, Owen ou Fourier consiste à croire qu’ ‘« il suffit de comprendre leur système pour reconnaître que c’est le meilleur de tous les plans possibles de la meilleure des sociétés possibles’ »484.

Il serait possible d’indiquer comment apparaît, entre le moment de la formulation de la doctrine de Fourier et celui de sa qualification comme « utopie », un décalage chronologique qui est révélateur d’une évolution importante dans l’histoire des idées du XIXe siècle. Cette évolution connue, dont l’entreprise marxiste de requalification de l’utopie offre une très parlante illustration, se caractérise par un affaiblissement de la croyance dans l’efficacité, dans la force intrinsèque des idées. Félix Armand estime que c’est leur persistance dans cette croyance, que l’organisation croissante de la classe ouvrière transforme peu à peu en illusion, qui a condamné les disciples de Fourier à n’être que des « réactionnaires » après 1848, puisqu’il écrit par exemple que « ‘Considerant’ ‘ qui a définitivement abandonné ses illusions pacifistes reste encore prisonnier de l’utopie par la croyance à la vertu magique du mot’ »485. Et selon Jules Prudhommeaux, cela est encore vrai dans la seconde moitié du XIXe siècle, puisque le fouriérisme tardif de Godin repose sur cette même conviction, dont témoignent les expériences menées dans son usine de Guise : « ‘Fidèle à la méthode fouriériste, mais instruit par les échecs qui ont ruiné le crédit moral de l’Ecole phalanstérienne, Godin est convaincu que le succès serait assuré si l’on parvenait à dresser de pied en cap, en quelque sorte, un spécimen d’association qui, par la seule force de l’exemple, s’imposerait de proche en proche à l’imitation universelle’ »486.

Cela dit, cette croyance n’est évidemment pas spécifique seulement du fouriérisme : elle caractérise en réalité la très grande majorité des penseurs socialistes de la première moitié du XIXe siècle. En témoigne par exemple cette affirmation de Louis Blanc : « ‘Ce n’est pas la force qui mène le monde, quoi qu’en puissent dire les apparences : c’est la pensée ; et l’histoire est faite par des livres’ »487. Et sous une forme à la fois plus naïve et plus spectaculaire, c’est cette même foi que l’on trouve encore dans l’exclamation fameuse de Proudhon, épinglée par Gustave Flaubert dans son Sottisier : « ‘Prie Dieu que j’aie un libraire. C’est peut-être le salut de la patrie’ »488. Quant à Robert Owen, il fit en 1818 le siège du Congrès d’Aix-la-Chapelle, espérant convaincre les souverains de la Sainte-Alliance que seule l’application de son système permettrait de maintenir la paix et la stabilité politique en Europe... Selon Christophe Charle, il faut voir dans cette croyance, qui ne fut caractérisée comme une illusion qu’après la mise en perspective opérée de force par le marxisme, le produit de l’élitisme culturel de cette période : les études secondaires ne concernent qu’à peine 1% de chaque classe d’âge, et dès lors, « ‘les deux spécificités du comportement symbolique et social des intellectuels de cette période en sont éclairées qui les distinguent nettement de ceux de la période suivante : leur culte du moi (...) et la croyance répandue, en politique, au rôle des minorités agissantes capables d’entraîner, par la seule vertu de l’exemple, du verbe ou de l’écrit, les autres groupes sociaux ’»489.

Notes
480.

MARX, ENGELS (1848), p. 67.

481.

ENGELS Friedrich (1880), Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Derreaux, coll. «Librairie de la Revue socialiste», 35 pages, trad. par Laura Lafargue, reproduit in ENGELS, MARX (1976), p. 50. Ce dernier paragraphe du texte est absent de l’édition de 1824 de Socialisme utopique et socialisme scientifique.

482.

BOURDIEU Pierre (1976), «Le champ scientifique», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, p. 89.

483.

Note du 19 septembre 1820, premier cahier manuscrit de la cote 9, cité in POULAT Émile, « Ecritures et traditions fouriéristes », Revue internationale de philosophie, vol. XVI, n° 2, 1962, p. 223.

484.

MARX, ENGELS (1848), p. 67.

485.

ARMAND (1848), p. 62.

486.

PRUDHOMMEAUX Jules (1911), Les expériences sociales de J.B.A. Godin, Paris, Imprimerie nouvelle (Association ouvrière), 1919, 1ère éd. 1911, 272 pages, bibl., p. 156.

487.

BLANC Louis (1847), Histoire de la Révolution française, Paris, Langlois, t. 1, p. 27, cité par PROCHASSON (1997), p. 24.

488.

PROUDHON, Lettre à Bergmann, 22 février 1840, citée par FLAUBERT Gustave (1979), Bouvard et Pécuchet. Avec un choix des scénarios, du sottisier ; L’Album de la Marquise ; et le Dictionnaire des idées réçues, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 570 pages, prés. Claudine Gothot-Mersh.

489.

CHARLE (1996), pp. 49-51.