D.011Pour refaire l’histoire de l’utopie

En examinant comment Engels d’abord et Durkheim ensuite ont contribué, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à la reconstruction de la place accordée à la tradition utopique dans l’histoire des doctrines sociales, il s’est agi ici de montrer de quelle façon elle se trouvait, au XIXe siècle du moins, profondément enchevêtrée avec l’histoire générale des idées, et comment donc chaque « utopie », loin de sortir d’imaginations éthérées, s’enracinait profondément dans un état donné du champ intellectuel. Le propos de cette étude, dans son ensemble, n’est pas de produire ou de revisiter une histoire générale de l’utopie ; toutefois, l’examen du cas particulier que constitue Charles Fourier suggère, sur ce sujet, un certain nombre de remarques et de commentaires, dont nous voudrions faire ici rapidement état.

En fonction de ce qui a été dit précédemment, il apparaît que faire l’histoire de l’utopie ou du socialisme, comme sans doute de toute tradition intellectuelle, impose avant tout d’examiner la façon dont cette tradition se constitue peu à peu à travers les relectures qui en sont successivement proposées. S’agissante de la tradition utopique, si l’on s’en tient à l’approche nominaliste définie plus haut510, on pourrait peut-être du reste s’entendre avec Françoise Choay sur un point : l’histoire de l’utopie commence avec Thomas More, certes non parce qu’il est le premier à rassembler les caractéristiques qui selon elle sont constitutives de l’utopie, mais parce que, très simplement, il est l’inventeur du mot, parce qu’il est le premier à l’utiliser pour qualifier un système ou une oeuvre, la sienne en l’occurrence ! Mais c’est juste ensuite que tout se complique. Comme l’écrit Frank E. Manuel, « ‘le livre de Thomas More constitue ’ ‘par définition’ ‘ une utopie, mis il y a débat sur la question de savoir ce qu’il faut inclure d’autre dans cette catégorie »’ 511. C’est bien à partir de ce point unique que s’étend la tradition utopique, mais d’une façon qui est, on l’a vu, particulièrement ambivalente. La notion de tradition désigne, aussi bien étymologiquement — le terme vient du latin tradere, qui signifie «remettre» ou «transmettre» — que dans le sens commun, un principe de « transmission » : une tradition, c’est un processus de transmission, qu’il s’agisse de doctrines religieuses, de croyance populaires, d’un ensemble de valeurs, ou de règles coutumières. Dans ce sens, la tradition, considérée comme héritage du passé, impliquerait la conservation. Mais en réalité, on devine bien que ce qui modèle une telle « transmission », contre le sens implicite de la métaphore avec la transmission d’un patrimoine matériel, ce sont moins les actes par lesquels les éléments constitutifs d’une tradition sont « transmis », que ceux par lesquels ils sont reçus512. Les traditions se construisent donc moins par transmissions que par réceptions successives, ce qui ne suppose aucune passivité, aucune soumission conservatrice, mais au contraire l’appropriation et la transformation. Aucune tradition ne saurait, de ce point de vue, se faire passer pour une conservation, une soumission au passé, qui résulterait d’une « transmission » à l’identique. Evoquant dans Tableaux de familles, puis dans L’homme pluriel, un autre genre de « transmission », celle par laquelle un « capital culturel » parental s’actualise dans les dispositions scolaires et culturelles des enfants, Bernard Lahire s’efforçait de discuter la notion de « transmission » selon dont des termes qui nous paraissent pouvoir faire sens ici aussi : il soulignait en effet qu’elle renvoyait à l’idée d’une « reproduction à l’identique » qui ne changerait rien à la nature ni au contenu de ce qui est transmis. En ce sens elle ne lui paraissait pas décrire convenablement les processus visés, dans la mesure où elle « ‘rend compte ainsi relativement mal du travail d’appropriation et de construction effectué par l’ » apprenti » ou l’ « héritier’ » »513.

Pour ce qui nous occupe ici particulièrement, il apparaît que la tradition utopique a en très grande partie été construite par une succession d’entreprises d’invocation, ou en l’occurrence par une succession d’entreprises de « révocation » fonctionnant exactement selon le même principe que l’invocation. On pourrait alors montrer que ces processus de « révocation » des entreprises intellectuelles se font en trois temps : il y a d’abord la relecture des « prédécesseurs », qui semble d’abord ambitionner, simplement, d’en dire la signification. Mais cette relecture souvent se fait historique, subrepticement, en replaçant la doctrine dans l’histoire, ou plus exactement dans la préhistoire des idées, dans « l’avant » (« avant » le socialisme scientifique, « avant » la sociologie durkheimienne). Presque immédiatement suit donc le deuxième temps, celui du rejet, de la réfutation. C’est ainsi que procédèrent Marx et Engels, chez qui l’hommage rendu à Fourier ne précédait que de peu sa disqualification. Vient enfin le troisième temps, celui de l’oubli, dans lequel on pourrait considérer que s’achève le processus. Cela dit, il semble que le processus de réhabilitation des « inventeurs oubliés »514 ne peut constituer qu’une illusion de la rupture avec le processus général de révocation : il le prolonge en fait, n’en est qu’un quatrième temps, puisque réhabiliter c’est souvent, pour rendre justice à une doctrine ou à une oeuvre que l’on croit injustement oubliée, s’efforcer d’en révoquer une autre, représentée comme celle qui se rendit coupable de la révocation originelle. Dans le cas de Fourier, nombreux sont ceux qui, cherchant à le réhabiliter, s’efforcèrent de disqualifier Marx en lui renvoyant l’accusation d’utopisme515... De fait, dans le cas précis de l’utopie, c’est par une succession de processus d’excommunication que son domaine s’est constitué en accueillant peu à peu les « révoqués » de la science, et il apparaît alors que la tradition utopique s’est progressivement construite par les excommunications successivement emboîtées des doctrines sociales du XIXe siècle hors du domaine de la science : Fourier renvoie dans l’utopie ses concurrents Saint-Simon et Owen ; Proudhon envoie Fourier les y rejoindre, tandis que Marx et Engels y assimilent Fourier et Proudhon ; enfin, Durkheim ne les y « repêche » tous que pour mieux les assimiler à une « tradition socialiste » exclue du domaine de la « science » sociologique.

Autrement dit, dans le cas qui nous occupe ici, c’est l’invocation — ou la révocation — qui construit la tradition ; celle-ci n’a rien de naturel, elle est construite par une relecture permanente de l’histoire littéraire et politique, et on ne saurait faire l’économie d’une histoire de ces invocations sans courir le risque de faire croire à une accumulation sans heurt de la doctrine utopique, comme en règle générale de toutes les doctrines sociales. C’est à combattre une illusion essentialiste particulièrement forte que doivent servir ces mises en garde. En effet, les dérives que permet cette illusion sont connues : l’idéologie de la « filiation naturelle » permet par exemple à Pierre-Jean Simon d’écrire que « ‘certaines idées courent ainsi à travers l’histoire et on peut suivre l’esprit d’utopie comme un fil rouge qui se déroule à travers les siècles, du rêve par Platon’ ‘ d’une société parfaite à la tentative de réalisation d’une société analogue par les doctrinaires du Parti Communiste Cambodgien en passant par l’utopie marxiste d’une société sans classe ’»516 ; cette même idéologie peut d’ailleurs servir au contraire à justifier ce que Pierre-Jean Simon entend dénoncer : c’est bien en procédant à ce genre d’affiliations que J.-J. Hémardinquer se laissait aller à écrire, en conclusion de son article de 1964, à propos des principes de la doctrine de Fourier : ‘« Ne revivent-ils pas, aujourd’hui ou hier, dans l’expérience chinoise ? »’ 517. Il importe donc de démonter les mécanismes de l’idéologie de l’affiliation naturelle, pour se donner les moyens de renvoyer dos à dos ceux qui voient dans l’utopie les germes d’une dérive totalitaire, et ceux qui s’autorisent de Fourier pour accueillir dans le Panthéon socialiste les dictatures de l’Est ou de l’Orient. Or, n’est-ce pas justement une conception « essentialiste » de l’utopie qui fonde et permet l’une et l’autre de ces dérives ?

Notes
510.

Cf. supra, « Qu’est-ce que l’utopie ? », ch. V, A.

511.

« Thomas More’s book is ex definitione a utopia, but what else to include under this rubric may be subject to debate » (MANUEL (1966), p. 69.

512.

L’heureuse formule de Charles Gide citée par Henri Desroche, à propos de la façon dont le mouvement coopératif a revendiqué son appartenance à la tradition fouriériste, illustre parfaitement le processus général que nous voudrions ici éclairer : « L’idéologie de ce réinvestissement ne saurait pour autant escamoter une sociologie de la récupération moyennant laquelle la coopération est moins la fille naturelle de Fourier que Fourier n’est son père adopté » (cité in DESROCHE (1975), p. 169).

513.

LAHIRE Bernard (1995), Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard, Le Seuil, coll. «Hautes Etudes», 297 pages, bibl., p.  277. Voir aussi : « La métaphore de l’ « héritage culturel » (ou de la « transmission culturelle ») élide les immanquables distorsions, adaptations et réinterprétations que subit le « capital culturel » au cours de sa reconstruction d’une génération à l’autre, d’un adulte à un autre adulte, etc., sous l’effet, d’une part, des écarts entre les supposés « transmetteurs » et les prétendus « récepteurs » et, d’autre part, des conditions (contextes) de cette reconstruction » (LAHIRE Bernard (1998), L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, coll. «Essais & Recherches», 271 pages, bibl., p. 206).

514.

Cf. KALAORA Bernard, SAVOYE Antoine (1989), Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, coll. «Milieux», 293 pages, préface Michel Marié, bibl., index.

515.

On trouve un exemple classique de cette dialectique chez Emile Lehouck : cf. infra, « Marx et Engels, lecteurs des socialistes du XIXe siècle» , ch. V, B, 1.

516.

SIMON (1991), pp. 40-41.

517.

HEMARDINQUER (1964), p. 58.