A la suite de la définition qu’il donnait du socialisme, examinée dans le chapitre précédent, Emile Durkheim ajoutait quelques remarques et commentaires : en particulier, il tenait expressément à justifier que n’y figurât nommément aucune référence à la lutte des classes, à la question ouvrière, ni même à la préoccupation de l’équité sociale qui semble pourtant animer les doctrines socialistes du XIXe siècle518. Mais une préoccupation peut-être plus substantielle encore que celles-là est absente de la définition que Durkheim donne du socialisme : la préoccupation de la rigueur et de la légitimité scientifiques. Précisément en fait, la préoccupation scientifique des socialismes du XIXe siècle est commentée par Durkheim, mais en amont du travail proprement dit de définition. De façon particulièrement révélatrice, la définition que Durkheim donne du socialisme s’inaugure très exactement par son rejet hors du domaine de la science. Par la suite, quand Durkheim achève la présentation du système saint-simonien par l’exposé de la morale qui le domine, morale qui fonde son Nouveau Christianisme, il considère ce système — un principe économique, un principe politique, une morale — comme complet519. Il est particulièrement significatif qu’ici il ne rappelle pas l’ambition scientifique qui « anime » l’oeuvre saint-simonienne, parce qu’il la tient en dehors du système, dans le travail qui précède son élaboration et y préside, mais n’en fait pas proprement partie.
Cette « exclusion » est d’ailleurs confirmée par la question que se pose Durkheim ensuite : quelle est la valeur scientifique de ce système ? Cette question ne peut trouver qu’une réponse négative, dès lors que Durkheim a laissé en dehors du « système » saint-simonien la préoccupation épistémologique qui pourtant le fonde. La perspective qu’il semble utile d’éclairer ici est donc celle d’une réintégration. Il y a, pour rendre justice à une dimension fondamentale de ces oeuvres, et en particulier de celle de Fourier qui nous occupe ici, une lacune à réparer, qui nécessite de se glisser dans les interstices de la définition durkheimienne, pour en explorer une piste insuffisamment formalisée : la préoccupation scientifique des socialismes du XIXe siècle, leur ambition de fonder une science de l’homme. Il convient donc d’insister sur ce point pour finir d’introduire les développements qui suivent : l’objet central de la présente étude n’est pas le fouriérisme tout entier, encore moins l’ensemble des doctrines socialistes, mais précisément la prétention du fouriérisme à être une science. Durkheim, en distinguant radicalement et exclusivement, au sein des doctrines sociales, les doctrine spéculatives ou scientifiques d’une part, et les doctrines réformatrices d’autre part, s’interdit de ce fait d’intégrer dans l’objet de son étude le lien que certaines oeuvres établissent ou maintiennent entre ces deux dimensions, appuyant ou étayant la seconde sur la première. Leur prétention à la science lui devient du même coup indifférente, alors que justement elle est une part essentielle, semble-t-il, du projet socialiste, et à ce titre mérite d’être étudiée spécifiquement.
Durkheim définissait la science comme « ‘tout l’ensemble de connaissances considérées comme acquises à l’époque correspondante’ »520. En prenant appui sur cette définition, ce que nous voudrions étudier à travers l’exemple fouriériste, ce n’est pas tant un moment de l’histoire de cet ensemble, mais plus précisément un moment de l’histoire des critères qui servent à le délimiter. On peut s’entendre sur le fait que « ‘l’ensemble de connaissances considérées comme acquises’ » évolue d’une époque à l’autre. Mais en deçà du constat de cette évolution, la question est bien celle de la détermination des critères de « l’acquisition » évoquée par Durkheim : autrement dit, quels sont les critères qui permettent de décider si une connaissance est « acquise » ou non ? Et surtout, ces critères de la scientificité sont-ils stables dans le temps, ou bien sont-ils au contraire susceptibles d’évoluer ? Enfin, si tel est le cas, quelles sont les causes de cette évolution ? Contre l’hypothèse de la stabilité des critères de la scientificité, au moins dans le champ des sciences sociales, on peut faire immédiatement remarquer que ce qui se présente comme une science à un moment donné — par exemple le saint-simonisme et le fouriérisme — peut ne plus être reconnu comme tel à un autre moment, puisque Durkheim refusait aux socialismes de la première moitié du XIXe siècle la qualité de «science». Autrement dit, les critères de la scientificité ont une histoire, et la définition de ce qu’est ou doit être une science est une définition historiquement déterminée, susceptible d’être étudiée comme un phénomène social.
Si l’on remonte un peu dans le temps à la recherche de signes de cette historicité des critères de scientificité, alors il n’est pas déraisonnable de suggérer que les auteurs des grandes utopies classiques furent aussi, en même temps et indissociablement, des savants de leur temps. Ce furent des savants, parce que ce furent des critiques sociaux : leurs oeuvres, même inscrites dans le genre littéraire, peuvent être envisagées autant comme des descriptions de pays idéaux que comme des critiques de la société qui constitue le contexte auquel leur auteur appartient. Les utopies classiques, celles de More et de Campanella par exemple, étaient avant tout le support de réflexions politiques, savantes, scientifiques, qui en faisaient des textes totalement en prise avec leur temps. La fonction critique donne par exemple au texte fondateur de Thomas More ses caractéristiques les plus marquantes. Cette relation critique peut être établie point par point entre le livre I et le livre II de L’Utopie. L’île d’Utopie renvoie ainsi directement, quoique de façon entièrement inversée, à une Angleterre réelle dont elle est l’idéal, comme en témoigne d’ailleurs de façon particulièrement emblématique le titre de la première traduction française de More en 1550 : ‘« La description de l’île d’Utopie où est compris le miroir des républiques du monde...’ ». Quant à Campanella, il fut l’auteur à la fois de la Cité du soleil et de nombreux ouvrages de grammaire, de physiologie et d’économie, comme le rappelle Christophe Prochasson521. Il ne faudrait pas penser, cependant, que ces hommes étaient, d’une certaine façon, schizophrènes, savants cultivant en secret la fantaisie littéraire. Le genre utopique a été, en son temps, un genre savant. Pour Christophe Prochasson, « ‘More avait beau présenter son récit comme « une bagatelle littéraire échappée de sa plume », celui-ci s’enracine dans la tradition savante de son temps contre la tradition théologique’ »522.
Faisons l’hypothèse que les critères de définition de la science subissent des transformations historiques. Dès lors, le fait que Fourier par exemple appartienne par son oeuvre à un contexte plus large où s’emmêlent intimement science, ésotérisme, occultisme, mysticisme, suffit-il à le rejeter hors du domaine de la science ? C’est discutable, dans la mesure où, par cela même qu’on qualifierait aujourd’hui de résolument opposé à la science, il se présente en réalité comme un homme de science de son temps, c’est-à-dire d’un temps où la frontière de la science ne se constituait pas aussi nettement qu’aujourd’hui contre le mysticisme : Fourier lui-même a d’ailleurs souligné que Newton fut l’auteur d’écrits alchimistes523, et que Kepler fut aussi l’auteur des Harmonies du monde. Ce que l’on voudrait essayer de montrer notamment dans cette troisième partie, c’est que juger le recours de Fourier à l’analogie newtonienne ou à l’analogie biologique, au pire comme une faute, au mieux comme un défaut ou une faiblesse épistémologique, c’est très vraisemblablement céder à l’anachronisme ; autrement dit, c’est juger de textes scientifiques de la première moitié du XIXe siècle à l’aune des critères de scientificité de la fin de ce siècle524.
Dans le cas de Charles Fourier, contre cette tentation de l’anachronisme, il importe de lui rendre justice de son ambition spécifique, méconnue aussi bien par Marx et Engels que par Durkheim, celle par laquelle il prétend fonder sur des bases scientifique l’étude de la société. Il s’agira donc en particulier de déterminer dans quelle mesure le terme d’utopie fut un terme « indigène », revendiqué ou du moins accepté par Fourier lui-même, ou bien si ce terme fut plutôt imposé sur sa doctrine, rétrospectivement, par la façon dont Marx et Engels, et de nombreux commentateurs à leur suite, décrivirent les socialismes de l’époque.
DURKHEIM (1928), p. 53.
DURKHEIM (1928), pp. 222-223.
DURKHEIM (1928), p. 120.
PROCHASSON (1997), p. 115. Voir aussi : ZEVAES Alexandre, préface à CAMPANELLA Tomaso (1981), La cité du Soleil, Paris, J. Vrin, 1ère éd. 1623, 123 pages, trad. et prés. Alexandre Zévaès, p. 24. Christophe Prochasson attire cependant l’attention sur le fait que la préface d’Alexandre Zévaès est elle-même « intéressée », dans la mesure où il s’efforce d’y construire la place qu’occupe Campanella dans l’histoire du socialisme, dans un but bien précis qui est de donner au socialisme des ancêtres nobles et savants
PROCHASSON (1997), pp. 114-115.
FOURIER, OC08 (1835), p. 443.
L’hypothèse d’une historicité des critères de science, une fois acceptée, permet de saisir les anachronismes à l’oeuvre dans certains jugements portés sur la théorie de Fourier, dont la petinence apparaît alors particulièrement affaiblie. Par exemple, Paul Ricoeur, affirme à propos de la cosmogonie de Fourier, inspirée de Newton, que « cette vision du monde n’a rien de scientifique, mais elle est purement et simplement une connexion mythique qui va de l’attraction des astres jusqu’à un code social de l’attraction passionnée » (RICOEUR (1997), p. 399). Un tel jugement est anachronique, dans la mesure où la connexion effectivement établie par Fourier entre le mouvement matériel et le mouvement social n’apparaît en fait mythique qu’au regard d’une connaissance positive qui n’est entièrement certifiée ou « acquise » que postérieurement aux oeuvres de Fourier.