A.011Fourier contre l’utopie

Dans la leçon consacrée à Fourier au sein du cours qu’il donna à l’université de Chicago en 1975 sur Idéologie et utopie, le philosophe Paul Ricoeur avait raison de souligner que « ‘ce qui rend difficile la discussion à propos de l’utopie, c’est (...) que le concept d’utopie est un outil polémique, il appartient au champ de la rhétorique’ »525. L’examen des efforts marxiste et durkheimien de reformulation de l’histoire des doctrines sociales du XIXe siècle a en effet fourni deux exemples particulièrement explicite de cette dimension rhétorique, et plus précisément polémique, de l’usage du concept d’utopie. Mais Paul Ricoeur commettait cependant une erreur d’appréciation, à la fois sur Saint-Simon et sur Fourier, quand il affirmait qu’au contraire des idéologies, « ‘les utopies sont plaidées par leurs auteurs mêmes’ »526. Ce qui peut être vrai éventuellement chez Thomas More, ne l’est certainement plus chez Saint-Simon et Fourier, auxquels pourtant Paul Ricoeur, dans son cycle de conférences, limite son illustration du concept d’utopie : chez l’un comme chez l’autre des deux penseurs de la première moitié du XIXe siècle, on trouve l’expression d’une semblable défiance contre les utopistes. La maladresse de Paul Ricoeur est d’autant plus surprenante qu’il semble exister par ailleurs une contradiction interne entre ce jugement discutable, et la bonne connaissance qu’il a de l’appréciation fondatrice portée par Engels sur les socialismes utopiques du XIXe siècle : ‘« Dans l’analyse d’Engels nous voyons que les utopies ne sont pas toujours reconnues comme telles par leurs partisans’ »527, mais qu’elles sont plutôt désignées ainsi par leurs adversaires.

Ce que dit Paul Ricoeur de l’analyse d’Engels fait assurément écho au constat, déjà évoqué, que Durkheim faisait à propos des doctrines de Saint-Simon, Owen et Fourier, selon lequel « ‘si utopiques qu’elles puissent nous paraître, elles ne le sont pas pour leurs auteurs »’ 528. Autrement dit, il y a là un point de divergence important entre Engels et Durkheim : tandis que le premier entreprend, contre leur volonté, d’assimiler leurs doctrines à la tradition utopique, le second entend prendre acte de ce refus pour au contraire les en détacher. Il n’est pas question ici de statuer sur la légitimité du refus de Fourier d’accepter pour sa doctrine la qualification d’utopie, car cela supposerait, à nouveau, de s’entendre préalablement sur une définition de l’utopie, dont nous avons montré à quel point la construction pouvait être problématique. Mais à la suite de Durkheim, il s’agit ici simplement de prendre acte de la façon dont Fourier lui-même récuse l’accusation d’utopie, de lui en rendre justice aussi bien contre ceux qui s’en sont servi dans la seconde moitié du XIXe siècle pour le disqualifier que contre ceux qui s’en sont servi dans la seconde moitié du XXe siècle pour le « réhabiliter ».

Le soupçon d’utopisme, de façon diffuse, devait peser dès l’origine sur l’oeuvre de Fourier, puisqu’il anticipait l’accusation dès l’introduction de 1808 à la Théorie des quatre mouvements : ‘« La multitude ne manquera pas de m’accuser de charlatanerie, et les hommes sages croiront user de modération en me traitant seulement de visionnaire »’ 529. Et cette accusation dut être récurrente ensuite, à tel point que Victor Considerant, en 1833, éprouva le besoin de consacrer un article entier, intitulé « Nouveauté et utopie », à s’en défendre :

‘ « Il y a un mot d’ailleurs, un mot de puissance magique, un mot contre lequel vous ne pouvez rien, un mot qui répond à tout, qui vous terrasse, qui vous écrase, c’est le mot d’Utopie. Oh ! Quelle force ce mot-là recèle ! Utopie ! Utopie ! Le plus sot imbécile, quand il a prononcé cette exclamation, se croit le plus logicien du monde. A dire vrai pourtant, ce mot-là n’est qu’un aveu net d’incapacité et d’ignorance »530.’

Cela dit, la discussion de l’utopie n’est pas un élément central de l’oeuvre de Fourier, loin s’en faut. Les occurrences du terme sont très peu nombreuses et la réflexion qui va suivre les recense d’ailleurs presque toutes. De ce recensement il ressort qu’en réalité les usages du terme obéissent tous à l’une ou l’autre de ces deux logiques complémentaires : d’une part, Fourier l’invoque pour se défendre des accusations d’utopisme portées contre lui ; d’autre part il n’hésite pas en retour à accuser ses adversaires eux-mêmes d’utopisme. Au total, contrairement à ce que les différents usages modernes de la notion, imposés directement ou indirectement par la reconstruction marxiste, pourraient laisser penser, il apparaît que la qualification d’utopisme était employée dans un sens péjoratif par les fouriéristes eux-mêmes. La notion d’utopie est exclusivement invoquée pour désigner non leur projet, mais à titre péjoratif et disqualifiant pour dénigrer ce qui au contraire s’y oppose : les « sciences incertaines » de ceux que Fourier nommait justement les « faiseurs d’utopies »531 ; en effet, par ce qui ne semble être un retournement que tant que l’on veut croire qu’il est un utopiste, c’est bien le produit de ces sciences incertaines que Fourier qualifie de « ‘rêveries métaphysiques, politiques et morales’ »532. Cela dit, dans l’ensemble de son oeuvre, il n’y a qu’un seul texte, très court et de plus resté inédit de son vivant, qui prenne explicitement la notion d’utopie comme objet et s’attarde à en proposer une définition. Cette note de 1818, reproduite intégralement ci-dessous, illustre bien l’usage fondamentalement polémique que Fourier fait de la notion d’utopie :

‘ « Qu’est-ce que l’utopie ? C’est le rêve du bien sans moyen d’exécution, sans méthode efficace. Ainsi toutes les sciences philosophiques sont des utopies, car elles ont toujours conduit les peuples à l’opposé des biens qu’elles promettaient. Le fruit des pompeuses théories de l’Economisme est de réduire en France 22 millions d’industrieux à 6 sous 1/2 par jour. La politique ne rêve que garanties, et plus elle tente de réformes administratives et fiscales plus on voit augmenter les impôts. Et qu’arrive-t-il à ces deux sciences ? Que de toutes parts on déserte l’agriculture pour aller dans les villes placer sur les fonds publics, agioter à la Bourse, et que des fourmilières de marchands, vingt fois trop nombreux, absorbent tous les capitaux. Leur concurrence mensongère donne à la fourberie un tel accroissement que le pain même est empoisonné par des sulfates, tandis que des utopistes philosophes chantent le progrès des lumières. La morale veut donner au peuple de bonnes moeurs avant de lui donner la subsistance ; elle veut conduire les hommes à la pratique de la vérité avant d’avoir trouvé le moyen de rendre la vérité plus lucrative que le mensonge ; elle veut faire régner la vertu dans l’ordre civilisé, où l’intérêt individuel, toujours en lutte avec l’intérêt collectif, pousse chaque individu à tromper la masse ; elle veut que l’homme préfère les intérêts d’autrui aux siens, qu’il soit en guerre avec lui-même, qu’il aime à se priver des plaisirs, qu’il dédaigne les richesses pour n’aimer que la vérité. Est-ce là une utopie ? »533.’

Si l’on s’en tenait exclusivement à une approche des sources de l’oeuvre de Fourier fondée sur les emprunts reconnus par l’auteur lui-même, alors il faudrait récuser sans appel possible une quelconque filiation utopique. On l’a vu, Fourier ne cite pratiquement aucun des auteurs que l’on pourrait rattacher à cette tradition534 : dans l’ensemble de son oeuvre, il faut se contenter de quelques allusions très vagues à Bernardin de Saint-Pierre, d’une mention tout aussi peu précise de la « vision »535 de l’abbé de Saint-Pierre, et surtout des railleries contre Fénelon. Fourier cite en effet à plusieurs reprises le Télémaque comme le meilleur exemple de ce qu’il appelle des « sottises dogmatiques »536, des « cacographies » sociales ou morales537 pour « amateurs d’archéologie sociale burlesque »538. Il convient ici toutefois de remarquer que Fénelon occupe une place tout à fait exceptionnelle dans l’oeuvre de Fourier, puisque exception faite des Evangiles, son Télémaque constitue la seule oeuvre écrite qu’il s’attache à citer précisément et à commenter longuement, dans un intermède de la Théorie de l’unité universelle intitulé « La déraison politique et morale, ou le piège des ouvrages bien écrits »539. Mais comme l’annonçait du reste le titre donné à ce commentaire, il conclut de cet examen, systématiquement à charge, que le livre de Fénelon n’est « qu’un tissu de fadaises faites pour fausser l’esprit des jeunes gens »540, auquel il reconnaît seulement « les charmes du style ».

Si l’on s’attache à détailler quelque peu le jugement lapidaire porté par Fourier sur Fénelon, qu’il utilise comme emblème de toutes « ‘les sortes d’Associations rêvées par les philosophes »’ 541, de toutes les « sottises dogmatiques » que constituent à ses yeux les utopies, il apparaît alors que ce qu’il leur reproche, en partie par goût du paradoxe et de la provocation, c’est tout à la fois leur manque d’ambition et leur impraticabilité ! En effet, d’une part, en s’appuyant à nouveau sur le Télémaque de Fénelon, il étend le constat qu’il en tire à l’ensemble des rêveries philosophiques qu’il entend ainsi dénoncer : « ‘Toutes ces utopies ne s’élèvent pas au-delà des degrés 5, 4 et 3 ; elles ne sont pour la plupart, et presque toujours, qu’une civilisation modifiée, tendant parfois à un retour en sauvagerie, et non pas à une issue ascendante de civilisation’ »542. Autrement dit elles sont au pire rétrogrades, témoignant d’une nostalgie des « degrés 5, 4, et 3 », c’est-à-dire de la barbarie, du patriarcat ou de la sauvagerie543, et au mieux elles ne font que refléter, critiquer les maux de la civilisation sans parvenir à s’élever au-dessus d’elle.

Mais d’autre part, Fourier définissait l’utopie, on l’a vu, comme « ‘le rêve du bien sans moyen d’exécution ’»544. Ce moyen lui faisant défaut, la philosophie est condamnée à trouver refuge dans l’imaginaire et le romanesque, dans la fantasmagorie impraticable, contrainte à n’accoucher au mieux, selon une autre des définitions données de l’utopie par Fourier, que d’un « ‘rêve d’harmonie sociale en pays fabuleux’ »545. Les philosophes, en trouvant refuge dans l’utopie, se condamnent ainsi à l’impuissance sociale, et condamnent leurs lecteurs au découragement, en perpétuant l’illusion de l’imperfectibilité de la civilisation. Leur tort, précisément, est de prêter à des êtres de fiction les qualités qu’ils refusent de reconnaître dans l’humanité réelle. Fourier en déduit donc que l’utopie n’est pas seulement impuissante, elle est de plus dangereuse : « ‘Nos faiseurs d’utopies, en supposant ainsi des vertus chez des peuples imaginaires, n’aboutissent qu’à prouver l’impossibilité d’introduire la vertu en civilisation’ »546. Si à partir de ces rares éléments disparates on essaye de reconstituer une définition articulée de ce que Fourier désigne par l’utopie, il apparaît alors que dans son esprit, l’utopie est caractérisée par la conjonction de trois éléments distinctifs : elle désigne 1° un plan d’harmonie sociale, 2° établi dans un pays imaginaire, mais 3° impraticable dans la réalité par manque de moyens ou de méthode. Si nulle part dans l’oeuvre de Fourier cette définition n’est aussi formellement établie, formulée ainsi elle permet cependant d’ordonner plus systématiquement les différents usages que les fouriéristes font de l’accusation d’utopisme. Qui sont, à leurs yeux, les utopistes ? Les auteurs d’harmonies romanesques, comme Fénelon qui chez Fourier les représente tous, le sont évidemment car leurs fictions réunissent toutes les caractéristiques énoncées ci-dessus. Plus généralement, les philosophes et les moralistes le seraient aussi, car même si leurs systèmes ne présentent pas nécessairement le caractère romanesque, il leur manque toutefois la méthode susceptible d’élever l’humanité à l’harmonie. Les philosophes et les moralistes encourent en réalité un double reproche, dont l’aspect contradictoire n’embarrasse par Fourier : ils sont des utopistes, car ils n’ont pas les moyens de leurs faibles ambitions ; ils ne sont même pas des utopistes, car en réalité ils ne rêvent pas d’harmonie sociale ! Fourier a laissé en suspens la réponse à la question qu’il pose aux moralistes au terme de la note de 1818, reproduite ci-dessus. Après avoir énuméré quelques unes de leurs erreurs les plus fondamentales, il demande en effet : « ‘Est-ce là une utopie ?’ ». Il attendait bien entendu de son lecteur qu’il réponde par la négative : la morale est utopique par son impuissance, mais elle n’a même pas la consolation de l’être intégralement, car, considérant la civilisation comme seulement perfectible au lieu de chercher à l’abolir, elle ne parvient pas, ne serait-ce qu’en imagination, à s’élever au-dessus de l’état présent, à en trouver une « issue ascendante ».

Selon Fourier la philosophie se condamne à l’utopie, on l’a vu, par le manque de « moyen d’exécution » ou de « méthode efficace ». Elle n’aurait pu pallier ces manques qu’en passant alliance avec le despotisme, en imposant par la force un « essai violenté » de ses plans d’harmonie sociale, que Fourier décrit dans un chapitre du Traité de l’association domestique agricole intitulé justement « Utopie d’issue violentée » : « ‘Quelle palme pour les faiseurs d’utopie, s’ils eussent eu l’idée de s’associer au despotisme, et de concevoir qu’avec des esprits viciés et bornés comme les civilisés, l’oppression spéculative peut devenir un ressort plus judicieux que ce fantôme de liberté dont on ne voit éclore aucun remède aux misères des peuples’ »547. Mais, ultime faillite, la philosophie, « toujours simpliste dans ses utopies »548, n’a jamais eu — selon Fourier en tout cas — l’idée du despotisme, et donc elle resta vouée à l’échec. Mais l’accusation d’utopisme n’est pas réservée aux ennemis, philosophes, moralistes ou métaphysiciens. Elle est portée aussi contre les rivaux, en particulier bien sûr contre Saint-Simon et Owen, selon un procédé dialectique par lequel Fourier justifie pleinement le compliment fait par Engels549 : dans un premier temps, Fourier salua par exemple les efforts d’Owen sur la voie de l’Association en leur accordant le rang de «demi-association». Mais après l’hommage vinrent les critiques : le demi-achèvement d’Owen ne semble pointé dans un premier temps que pour mieux dénoncer son demi-échec, et avec le temps, à mesure qu’ils apparaissaient comme des concurrents de plus en plus directs sur le terrain de l’associationnisme, les attaques des fouriéristes contre les owenistes se firent plus systématiques, et culminèrent en 1831 avec la publication du texte de Fourier dans lequel il dénonçait de façon extrêmement virulente les Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen.

Les rivaux socialistes de Fourier forment certes des plans d’harmonie sociale pour le réel et non pour le seul plaisir de l’imagination, mais selon Fourier les moyens qu’ils mettent en oeuvre sont tellement pauvres et dévoyés, qu’à nouveau ils retombent dans l’utopie. Emile Lehouck a raison de souligner comment l’hommage est le point d’appui de la disqualification, en résumant ainsi le jugement porté par Fourier sur Owen et Saint-Simon : « ‘Ceux-là ont certes de bonnes idées, mais ils ne proposent aucun moyen efficace de les réaliser : ce sont des ’ ‘utopistes’ »550. Du reste, dans l’emploi fait par les fouriéristes de la notion d’utopie pour qualifier les doctrines concurrentes de Saint-Simon ou d’Owen, il y aussi la volonté de faire référence à la tradition littéraire de l’utopie : ainsi, dans Le socialisme devant le vieux monde, publié en 1848, Victor Considerant ne veut voir dans la doctrine de Robert Owen qu’un nouvelle version de la vieille utopie de Thomas More « ‘reprise à une époque industrielle par un manufacturier anglais plein de douceur (...) mais comptant beaucoup trop sur l’éducation’ »551.

Force est de constater que le procédé par lequel les fouriéristes rejettent Saint-Simon et Owen dans l’utopie, en commençant par leur rendre hommage pour ensuite ravaler toutes les utopies au rang de « ‘Monuments plaisants de l’enfance de l’esprit humain »’ 552, fut ensuite utilisé par Engels pour envoyer Fourier les y rejoindre... En fait, dans le deuxième quart du XIXe siècle qui voit la montée en puissance et l’apogée du mouvement fouriériste, mais aussi des socialismes de Saint-Simon et d’Owen, l’usage de l’accusation d’utopisme semble assez répandu, à la fois dans son sens péjoratif le plus commun et par référence à la tradition littéraire : Fourier qualifie d’utopistes non seulement les philosophes, mais aussi ses adversaires socialistes ; les fouriéristes censurent Fourier en déclarant qu’en dehors de la question de l’association, il n’est pour eux « ‘comme pour d’autres, qu’un utopiste ou un rêveur’ »553 ; Proudhon de son côté oppose « l’utopie » de Saint-Simon et Fourier au « ‘socialisme élevé à la hauteur de la science ’»554 qui désigne très certainement sa propre doctrine ; Adolphe Blanqui les confond tous sous cette même appellation, qualifiant Owen et Fourier d’» économistes utopistes »555. Marx et Engels n’ont donc pas inventé, loin s’en faut, la distinction classique entre socialisme utopique et socialisme scientifique, et cette invention pourrait bien même être attribuée à l’un de ceux qui justement finit par en être la victime...

Aux yeux de Fourier, ce n’est pas tant par les spécificités du plan d’harmonie sociale proposé que son système se distingue fondamentalement de l’utopie des philosophes ou de ses rivaux socialistes ; c’est bien plutôt par sa volonté de mettre ce plan en pratique, de le voir se réaliser, et par les spécificités de cette épreuve pratique. Fourier énonce d’une façon particulièrement claire ce qui à ses yeux constitue le critère définitif d’évaluation des systèmes moraux et politiques : ‘« Il n’est de bon, en politique et en morale, que ce qui est compatible avec la pratique. Les savantes utopies de Platon’ ‘ et Fénelon’ ‘ sont ridicules, parce qu’elles sont impraticables’ »556. C’est la « praticabilité » qui permet de rompre avec l’utopie pour rejoindre le domaine de la science. La question fondamentale qui est posée par Fourier à toute doctrine sociale pour en juger la « scientificité », est donc celle du « moyen d’exécution », de la « méthode efficace ».

L’exigence de la « praticabilité », opposée par Fourier à la philosophie comme aux doctrines sociales concurrentes de la sienne, est au centre de son système. Il y a, fondamentalement, dans sa pensée, une soumission idéologique de la théorie à la pratique. Nous la qualifions ici d’idéologique, car de façon évidente, elle est en partie instrumentalisée par Fourier dans sa lutte contre les « sciences incertaines », et l’on peut dire que Fourier, qui en fut la victime ensuite, a usé avant Marx et Engels de cette arme contre ses prédécesseurs et ses concurrents. Que cette exigence soit en partie idéologique, elle n’en mérite pas moins l’attention : on aura au moins établi ainsi que ce n’est pas à partir de Marx et Engels que le socialisme se définit par sa prétention à la science, mais bien dès son origine. Mais cette exigence n’est-elle qu’idéologique ? C’est à répondre à cette question que seront consacrées les deux dernières parties de cette étude. Si la même question avait été posée par exemple à l’apologie du despotisme faite par Fourier dans « Utopie d’issue violentée », la réponse aurait été relativement aisée : l’usage en était presque uniquement rhétorique, puisque Fourier refusait par ailleurs, pour sa doctrine comme en politique générale, le recours à la force. Ici, il n’en faisait l’hypothèse que dans le but de dénoncer une fois de plus l’inconsistance de la philosophie. Mais la question du statut de l’exigence expérimentale dans la pensée de Fourier est plus complexe, et l’on ne peut a priori la qualifier d’entièrement idéologique : la soumission de la théorie à l’exigence de sa réalisation traverse en effet toute l’oeuvre de Fourier, y occupant même une place de plus en plus importante à mesure de son élaboration. Autrement dit, l’invocation de l’expérimentation sert les deux opérations complémentaires de récusation de l’utopisme et d’affirmation du caractère scientifique de la doctrine, et en cela elle apparaît comme la charnière principale autour de laquelle s’articule tout le projet fouriériste de fondation de la science sociale.

Notes
525.

RICOEUR (1997), p. 404. Cet ouvrage est la traduction française des Lectures on Ideology and Utopia, New York, Columbia University Press, 1986.

526.

RICOEUR (1997), « Leçon d’introduction », p.17.

527.

RICOEUR (1997), p. 375.

528.

DURKHEIM (1928), p. 61.

529.

FOURIER, OC01 (1808c), « Discours préliminaire », p. 136.

530.

CONSIDERANT Victor (1833), «Nouveauté et utopie», La Réforme industrielle ou le phalanstère, 24 mai 1833, p. 245, cité par PROCHASSON (1997), p. 119.

531.

FOURIER, OC04 (1822), p. 33, 157 ; FOURIER Charles (1830), Le nouveau monde industriel et sociétaire, ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées. Livret d’annonce, Paris, Bossange père, Imprimerie de Lachevardière, 88 pages, paginé aussi 577-664, à la suite du volume précédent, p. 21.

532.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 291 (1999 : 395).

533.

FOURIER Charles (1853-1856), Oeuvres complètes 11. Manuscrits publiés par la Phalange, revue de la Science sociale 1853-1856, Paris, Anthropos, 361 pages, vol. III-IV, « Généralités sur l’équilibre composé », p. 356. L’ensemble des fragments regroupés dans les « Généralités sur l’équilibre composé » date, selon les éditeurs des manuscrits de Fourier, de 1818.

534.

Cf. supra, « Le corpus des citations », ch. III, B, 2.

535.

FOURIER (1803b) (OC01, 314).

536.

FOURIER, OC04 (1822), « La déraison politique et morale, ou le piège des ouvrages bien écrits », pp. 485.

537.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 22,116.

538.

FOURIER, OC02 (1822), « Métempsycose des bouquins », p. 23.

539.

FOURIER, OC04 (1822), « La déraison politique et morale, ou le piège des ouvrages bien écrits », pp. 477-485

540.

FOURIER, OC04 (1822), « La déraison politique et morale, ou le piège des ouvrages bien écrits », pp. 482.

541.

FOURIER, OC03 (1822), « Sommaires », p. 42.

542.

FOURIER, OC03 (1822), « Sommaires », p. 42.

543.

Cf. supra, « Philosophie de la nature et philosophie de l’histoire », ch. II, A, 1.

544.

Voir aussi FOURIER, OC03 (1822), p. 34 ; FOURIER, OC04 (1822), p. 7. Charles Fourier utilise plusieurs fois cette expression, que l’on peut donc considérer comme la définition la plus arrêtée de ce qu’il nomme « utopie ». La définition que Durkheim semblait implicitement mettre en oeuvre apparaît en fait très proche de celle-ci. Cf. supra, « Durkheim, ou la sociologie contre le socialisme », ch. V, C.

545.

FOURIER, OC04 (1822), p. 2.

546.

FOURIER, OC04 (1822), p. 33.

547.

FOURIER, OC04 (1822), « Utopie d’issue violentée », p. 157.

548.

FOURIER, OC04 (1822), « Utopie d’issue violentée », p. 142.

549.

Cf. supra, « Marx et Engels, lecteurs des socialistes du XIXe siècle », ch. V, B, 1.

550.

LEHOUCK (1966), p. 108.

551.

CONSIDERANT Victor (1849a), Le Socialisme devant le vieux monde, ou le Vivant devant les morts. Suivi de «Jésus-Christ devant les conseils de guerre», par Victor Meunier, Paris, Librairie phalanstérienne, 1ère éd. 1848, 264 pages, 3ème tirage sur clichés corrigés, pp. 32-33.

552.

FOURIER, OC02 (1822), « Métempsycose des bouquins », p. 23.

553.

anonyme (1847), p. 22. Cf. supra, « Censure ou autocensure ? », ch. IV, C.

554.

PROUDHON Pierre-Joseph, Lettre à Ackermann, 4 octobre 1844, citée in MICHEL (1896), p. 412.

555.

BLANQUI Adolphe (1837), Histoire de l’économie politique depuis les anciens jusqu’à nos jours en Europe, 2 vol., cité par JONES(a), p. 2.

556.

FOURIER, OC04 (1822), « Utopie d’issue violentée », p. 143.