Il ne s’agit pas ici de parcourir à nouveau de façon extensive l’ensemble de l’histoire de la construction des sciences de l’homme aux XVIIIe et XIXe siècles. Cette histoire générale, qui conduit à la fin du XIXe siècle à l’institutionnalisation progressive de la sociologie, a déjà été amplement étudiée, et cette étude ne se donne certainement pas pour ambition de la reformuler. En prenant abondamment appui sur l’historiographie557 du sujet, il n’est pas inopportun toutefois de mentionner, au titre de simple rappel, quelques uns des jalons marquants de cette histoire, de façon à fixer, même sommairement, le cadre de la suite de l’étude.
C’est au XVIIIe siècle que pour la première fois, dans le principe sinon en fait, l’expression des exigences de la science pénètre le domaine déjà ancien de « l’étude de l’homme ». Selon Pierre-Jean Simon, il est même possible de dater assez précisément la première conjonction des deux termes, puisque selon lui l’expression « science de l’homme » avait été utilisée pour la première fois par David Hume pour désigner de façon extensive tout ce qui touche à la connaissance de l’être humain, dans son Traité de la nature humaine de 1739558. Au-delà simplement de l’expression, le projet du Traité de 1739 est effectivement caractérisé de façon explicite par cette ambition de faire pénétrer les exigences modernes de la science dans le domaine des études de l’homme, comme en témoigne de façon très claire son sous-titre : Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Le XVIIIe siècle est marqué dans son ensemble, comme le souligne Jean-Claude Passeron, par la conjonction de l’essor de l’application des mathématiques aux sciences physiques, et de la formalisation croissante des méthodes expérimentales559. Et Passeron indique que Kant proposa, à la fin du XVIIIe siècle, le mot « anthropologie » pour désigner « ‘la place, encore vide, d’une science de l’homme qui, prenant pour objet toutes les manifestations empiriques de l’existence humaine, en procurerait une intelligibilité aussi unifiée dans ses concepts que celle des phénomènes physiques’ »560. On peut toutefois objecter à Jean-Claude Passeron que Kant n’a pas inventé le terme, puisqu’on le trouve déjà à la fin du XVIIe siècle dans L’anatomie de l’homme (1690) de Pierre Dionis561, pour désigner la science qui étudie l’homme, corps et âme.
Mais alors qu’au XVIIIe siècle les efforts des uns ou des autres pour provoquer la pénétration de l’esprit scientifique dans le domaine des études de l’homme restent relativement isolés, à partir du XIXe siècle au contraire s’exprime une volonté convergente d’élaborer la « science sociale ». Cette volonté anime une bonne partie du champ intellectuel, et en devient rapidement l’enjeu principal, l’objet autour duquel s’organise la compétition intellectuelle. Sans développer longuement une analyse déjà amplement faite, on évoquera simplement ici la thèse de Robert Nisbet, d’ailleurs opportunément rappelée par Jean-Michel Berthelot au début de son ouvrage sur La construction de la sociologie 562, selon laquelle les causes de la rupture qui se produit ainsi au début du XIXe siècle, sont à rechercher dans les deux révolutions économique et politique qui marquent la fin du siècle précédent : d’une part, la révolution industrielle est à l’origine de bouleversements sociaux — au premier rang desquels figure la plus grande visibilité de la misère ouvrière, causée par la concentration urbaine563 — qui engendrent dans l’élite intellectuelle de nouveaux besoins de connaissance ; d’autre part, la Révolution française, que Nisbet considère comme «‘ la première révolution véritablement idéologique »’ 564, a eu pour effet une revalorisation du rôle que l’élite intellectuelle est appelée à jouer dans la vie politique565. Pour le dire d’une façon très lapidaire, d’une certaine façon, la révolution politique a mis les penseurs sociaux en position de chercher les solutions aux problèmes soulevés par la révolution économique. Dès lors, on retrouve, à partir des premières années du siècle, l’expression de l’exigence d’une étude scientifique de l’homme en société, aussi bien chez des philosophes ou des politiciens que des médecins566.
La volonté d’introduire la science à l’intérieur de l’étude de l’homme en société est au coeur, aussi, des projets de ceux que les contributions intéressées d’Engels et de Durkheim à l’histoire des doctrines sociales ont pourtant contribué à rejeter a priori en dehors du domaine de la science. Christophe Prochasson, dans Les intellectuels et le socialisme l’affirme clairement : ‘« Le scientifique obsède même tous les esprits que la postérité a souvent hâtivement placés sur les versants de l’utopie. Les premiers socialistes furent des sociologues »567.’ Laissant en suspens pour un temps le second terme de sa proposition, selon lequel ils furent des « sociologues », nous nous attacherons ici simplement à son premier terme, en essayant de montrer l’expression de cette « obsession » scientifique au coeur des projets de ces « premiers socialistes ». Avant d’étudier plus spécifiquement les modalités de la prétention à la science dans le projet fouriériste, il convient dans un premier temps, plutôt que d’examiner séparément les ambitions scientifiques de ces « premiers socialistes », de montrer le système qu’ensemble elles composent, tant il est vrai que c’est autour de ce projet que fondamentalement, s’organise leur rivalité. En particulier, c’est bien, comme on va essayer de le montrer, dans le cadre d’une compétition pour la fondation de la « science sociale » que peut être déchiffrée avec profit la rivalité entre le fouriérisme, l’owenisme et le saint-simonisme.
En regroupant les doctrines sociales d’Owen, de Saint-Simon et de Fourier sous l’appellation commune de « socialisme utopique », Marx et Engels tendaient, par un double amalgame, à faire croire qu’elles constituaient un ensemble théorique unifié, appartenant de plus à un moment identique de l’histoire des idées qui correspondait à « l’enfance » du socialisme scientifique. Sur ces deux points il importe pourtant de les contredire, sous peine de s’interdire de saisir les enjeux qui donnent leurs formes spécifiques aux relations entre les trois mouvements. Tout d’abord en effet, owenisme, saint-simonisme et fouriérisme ne coïncident pas historiquement, pour peu en tout cas qu’on choisisse pour les examiner une échelle chronologique d’observation suffisamment détaillée : si l’owenisme connaît son apogée dans la première moitié des années 1820, et le saint-simonisme dans la première moitié des années 1830, le fouriérisme, en tant du moins qu’école de pensée et mouvement politique, est plus tardif, puisque le nombre de ses disciples ne s’accroît véritablement que dans la seconde moitié des années 1830. Ensuite les relations que ces trois mouvements entretiennent les uns avec les autres apparaissent, comme on va le voir, marquées beaucoup moins par la coopération, que par une compétition que tendrait pourtant à masquer l’amalgame pratiqué par Marx et Engels568.
Pour un aperçu, certes incomplet, sur la bibliographie de cette histoire générale des sciences sociales, voir « Bibliographie », Annexes.
HUME David (1946), Traité de la nature humaine. Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux, Paris, Aubier-Montaigne, 1ère éd. 1739, (A Treatise of Human Nature), 2 vol., cité par SIMON (1991), p. 192.
PASSERON Jean-Claude, « Qu’est-ce que les sciences sociales ? », in PAQUOT Thierry (dir.) (1988), La sociologie en France, Paris, La Découverte, coll. «Repères», 128 pages, n° 64, pp. 10-11. Ce texte est reproduit dans PASSERON Jean-Claude (1991), Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, coll. «Essais & Recherches», 408 pages, bibl., « Appellations et chantiers », pp. 19-27
PASSERON (1991), « Appellations et chantiers », p. 20.
DIONIS Pierre (1690), L’anatomie de l’homme suivant la circulation du sang et les dernières découvertes.
NISBET (1966), ch. 2 : « Les deux révolutions », pp. 37-65 ; BERTHELOT Jean-Michel (1991), La construction de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de de France, coll. «Ques sais-je ?», 127 pages, bibl., pp. 7-8.
NISBET (1966), pp. 41-43, 45-47.
NISBET (1966), p. 52.
NISBET (1966), p. 54.
Le développement, dans la première moitié du XIXe siècle, des enquêtes sur les conditions de vie de la classe ouvrière, témoigne de cette exigence. Or, en France, les plus fameux de ces « enquêteurs » — Louis Villermé et Ange Guépin — sont des médecins. Cf. VILLERMÉ Louis René (1840), Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, Renouard, 2 vol. ; GUEPIN Ange, BONAMY (1835), Nantes au XIXème siècle. Statistique industrielle et morale. Si Louis Villermé ne fut pas un militant à proprement parler, Ange Guépin en revanche se déclara très tôt républicain, proche des idées fouriéristes.
PROCHASSON (1997), p. 74.
Dans ce qui suit, l’attention se portera essentiellement sur les relations entre Fourier et Owen d’une part, entre Fourier et Saint-Simon d’autre part. Sur les relations entre Owen et Saint-Simon, voir en particulier GANS Jacques (1964), «Les relations entre socialistes de France et d’Angleterre au début du XIXe siècle», Le mouvement social, n° 46, janvier-mars 1964, pp. 105-118, pp. 111-114.