2.011Saint-Simon et Fourier, concurrents en théorie

Fourier, dans son ouvrage de 1829, dépeint Owen comme un intrigant et un charlatan, c’est-à-dire littéralement comme le contraire d’un esprit scientifique, qui a eu de plus le tort d’échouer en pratique, et a pris ainsi le risque, par orgueil, de compromettre l’idée générale d’association. Mais dans Le nouveau monde industriel, il n’est nulle part fait mention de Saint-Simon, qui n’échappe alors à l’accusation de charlatanisme qu’en raison de l’ignorance du saint-simonisme dans laquelle se trouve encore Fourier à cette date. Avant d’en venir à l’examen des relations entre Fourier et le saint-simonisme, il convient tout d’abord de remarquer que l’ambition de fonder une « science sociale » est présente dans l’oeuvre de Saint-Simon aussi bien que dans celle de Fourier. Le terme qu’il retient pour désigner le domaine intellectuel qui devait résulter de cet effort de fondation était celui, on le sait, de « physiologie sociale ». Mais cette dénomination ne s’impose pas dès ses premiers écrits, puisqu’il utilisa en réalité d’abord le terme de « sciences physico-politiques », et parfois simplement celui de « physiologie », sans l’adjectif qui le qualifiera ensuite plus précisément. Cette « physiologie sociale », suivant la dénomination finalement retenue, poursuivait un objectif pratique ; elle était assignée à une action sociale et politique, qui consistait dans la réponse à la question : quel est le système social que réclame l’état des sociétés européennes au lendemain de la Révolution française ? Comme l’écrit Durkheim, pour Saint-Simon « ‘il ne s’agit pas d’inventer un système nouveau, créé de toutes pièces, comme faisaient les utopistes du XVIIIe siècle et même de tous les temps, mais seulement de découvrir par l’observation celui qui est en train de s’élaborer »’ 599. Cette formule, par laquelle Durkheim légitime l’ambition saint-simonienne, est l’exemple typique d’une stratégie réussie de réception, tant il est vrai que par sa postérité, elle a fortement contribué à redéfinir la place attribuée à Saint-Simon dans l’histoire de la sociologie. On ne peut, pour en témoigner, que remarquer l’écho qu’on en trouve jusque dans l’appréciation que porte Christophe Prochasson sur Saint-Simon, dont la propre formule ressemble énormément à celle de Durkheim : pour lui en effet, l’objectif de Saint-Simon ‘« n’est pas d’élaborer le plan d’une société idéale. Il est bien davantage de mettre sur pied une science sociale capable de dégager au grand jour les mécanismes sociaux afin de les mieux maîtriser’ »600. Par conséquent, au-delà simplement de la question de la dénomination, si la prétention de Saint-Simon à faire oeuvre scientifique est aujourd’hui reconnue par l’historiographie des sciences sociales, c’est en grande partie en raison de la légitimité qui lui a conférée l’interprétation durkheimienne : Emile Durkheim n’hésitait pas, en effet, à affirmer la préséance de Saint-Simon dans l’histoire de la constitution de la science sociale, en proclamant que «‘c’est à Saint-Simon que revient l’honneur d’en avoir, le premier, donné la formule»’ 601. Georges Gurvitch, cela dit, se méprenait certainement quand il écrivait que cette préséance a été « ‘décelée’ »602 par Emile Durkheim : il l’a en réalité « imposée », et elle était évidemment intéressée, puisqu’il s’agissait moins pour lui d’affirmer une préséance absolue, selon laquelle Saint-Simon aurait été « le premier », qu’une préséance relative, selon laquelle Saint-Simon précéderait Auguste Comte. La revalorisation relative de la place de Saint-Simon dans l’histoire de la sociologie visait ici explicitement la dévalorisation relative de celle de Comte.

Il n’en reste pas moins qu’on ne peut accepter sans discussion le jugement de Durkheim qu’au risque d’entériner une histoire téléologique des idées, faite d’une certaine façon «du point de vue des vainqueurs». En particulier, il convient ici de rendre compte, contre cette tentation, de la compétition qui marqua dans les année 1830 les relations entre Fourier et le saint-simonisme. Le nouveau monde industriel fournissait à Fourier une première occasion, à la fin des années 1820, de faire état du peu d’estime dans lequel il tenait son concurrent en pratique associative, Robert Owen. L’ouvrage restait cependant d’abord, dans son ensemble, consacré à la fois à un exposé positif de sa propre doctrine, et à une critique générale des sciences incertaines. Mais deux ans plus tard, il publiait un ouvrage cette fois presque entièrement consacré à la critique des deux systèmes concurrents du sien, y rappelant ses critiques contre Robert Owen et développant celles qu’il entendait adresser aux saint-simoniens. Ce pamphlet, intitulé Pièges et charlatanisme des deux sectes : Saint-Simon et Owen, qui promettent l’association et le progrès 603, fut publié en 1831, et de fait, même si Fourier y procède largement par amalgame, les reproches qu’il adresse souvent indistinctement à ses deux rivaux, visent moins en réalité Owen que Saint-Simon, comme en témoigne cette citation :

‘« Cette perspective est l’opposé des plans d’Owen et de S.-Simon qui, ne sachant pas quadrupler le produit sur l’industrie combinée et attrayante, veulent prendre sur la part des riches pour donner aux pauvres, mettre les biens en communauté monastique, priver les enfants d’héritage, rétablir la main-morte universelle au bénéfice de nouveaux prêtres qui, en promettant de distribuer au peuple, ne manqueront pas de s’adjuger la part du lion »604.’

Il s’agit d’un texte aujourd’hui encore peu apprécié, et encore moins commenté. Le jugement que porte par exemple Emile Lehouck est sans appel, puisqu’il accuse Fourier d’y avoir ‘« écrit des pages peu glorieuses, profondément injustes, sur Saint-Simon’ ‘ et Owen’ ‘ »’ 605. Même Jonathan Beecher n’y voit « ‘guère qu’une litanie de jurons’ », et estime que « si ‘l’on doit accorder une quelconque importance à ce pamphlet, elle tient plus à la rhétorique flamboyante qu’à la teneur des arguments’ »606. L’insuccès de ce texte suffit-il à expliquer ce manque d’intérêt ? De fait, c’est un nouvel échec éditorial, ce qui permet à Beecher de conclure que, « ‘heureusement pour Fourier, ’ ‘Pièges et charlatanisme’ ‘ passe inaperçu ’»607. Mais si l’insuccès peut expliquer le manque d’intérêt, il ne suffit plus aujourd’hui à le justifier : en effet, à l’aune exclusive des prouesses de librairie, c’est l’ensemble de l’oeuvre écrite de Fourier qui devrait être renvoyé aux oubliettes de l’histoire des idées.

La démarche dont Pièges et charlatanisme porte témoignage est pourtant intéressante, car elle marque, dans ses excès mêmes, un moment important du déroulement de l’oeuvre écrite de Charles Fourier. En effet, dans ses ouvrages précédents, qu’il s’agisse de la Théorie des quatre mouvements, du Traité de l’association domestique agricole ou du Nouveau monde industriel, Fourier mettait en avant, du moins dans leur titre, l’aspect positif de la doctrine ; contre ce principe, la brochure de 1831 inaugure un renversement très significatif, puisque cette fois c’est l’approche critique qui est affichée dans le titre, la dimension positive étant reléguée dans le sous-titre, ainsi formulé : Moyen d’organiser en deux mois le progrès réel, la vraie association, ou combinaison des travaux agricoles et domestiques donnant quadruple produit et élevant à 25 milliards le revenu de la France, borné aujourd’hui à 6 milliards un tiers. Le dernier ouvrage publié par Fourier de son vivant devait d’ailleurs parfaitement confirmer le renversement ainsi amorcé, puisque publié en deux volumes successifs en 1835 et 1837, il présente dans son titre la même antithèse, de plus dans le même ordre de préséance : La fausse industrie morcelée, répugnante mensongère et l’antidote : l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit.

Au-delà simplement de ce renversement que révèle le titre qui lui est donné, le pamphlet de 1831 apporte des renseignements intéressants sur l’état des relations entre Fourier et les saint-simoniens. A la date de sa rédaction, Saint-Simon était mort depuis six ans, et même s’il avait, déjà de son vivant, réuni autour de son nom un certain nombre de disciples, il restait cependant inconnu du grand public, malgré le relatif succès de la Parabole de 1819 et le scandale qui en résulta. Or, Fourier fait partie, au moins jusqu’au début de l’année 1829, de ce grand public qui ignore sa doctrine, comme l’atteste l’absence totale de référence à Saint-Simon dans Le nouveau monde industriel. En réalité, cette ignorance est plutôt synonyme chez Fourier d’une presque totale méconnaissance, et non d’un mépris radical, dans un premier temps du moins. Chronologiquement, si Saint-Simon, né le 17 octobre 1760, est de douze ans l’aîné de Fourier, leurs oeuvres sont pourtant presque strictement contemporaines l’une de l’autre : en effet, Fourier publie ses premiers articles dans le Bulletin de Lyon en 1803, et son premier grand ouvrage en 1808 ; Saint-Simon publie ses Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains en 1803, et son Introduction aux travaux scientifiques du dix-neuvième siècle en 1808608.

Cette infime préséance a autorisé certains commentateurs, en particulier l’ancien saint-simonien Pierre Leroux609, à affirmer que Fourier avait largement plagié Saint-Simon, lui empruntant la plupart de ses idées. Hubert Bourgin entreprend, dans sa thèse de 1905, de réfuter précisément l’accusation de plagiat de Pierre Leroux, en faisant remarquer de façon très juste qu’il est pratiquement impossible que Fourier, lorsqu’il publie la Théorie des quatre mouvements en 1808, ait pu avoir déjà connaissance des Lettres d’un habitant de Genève de 1803 : celles-ci sont passées tellement inaperçues que les disciples de Saint-Simon eux-mêmes ont très longtemps considéré que l’Introduction aux travaux scientifiques constituait son premier ouvrage610. On peut cependant faire remarquer que l’argumentation d’Hubert Bourgin, emporté par un désir de démontrer l’originalité de la pensée de Fourier qui structure toute sa thèse611, n’est pas exempte de contradictions embarrassantes : d’un côté, il affirme que ‘« c’est seulement en 1829, ou un peu avant, qu’il apprit l’existence de l’école saint-simonienne »’ 612 ; mais de l’autre, il écrit que, « ‘à sa manière habituelle, Fourier a connu Saint-Simon par les journaux’ », et cite la présence dans les archives sociétaires d’un article sur Saint-Simon annoté par Fourier, paru dans le Constitutionnel du mardi 19 septembre... 1820613 !

Au-delà de cette contradiction, anecdotique mais révélatrice des finalités de la démonstration d’Hubert Bourgin, il faut retenir que si Fourier avait déjà une idée très vague de la doctrine saint-simonienne au début des années 1820, il n’avait jugé utile d’en faire état ni dans le Traité de l’association domestique agricole de 1822, ni dans Le nouveau monde industriel de 1829, parce que, comme on va le voir, il ne la percevait pas encore comme concurrente de la sienne. Et ce n’est effectivement qu’après la publication de ce dernier ouvrage qu’il entra véritablement en contact avec l’école saint-simonienne. Sur l’invitation d’une de ses connaissances, François de Corcelle, il se rendit à l’une des fameuses conférences saint-simoniennes de la rue Taranne, qui lui laissa, selon ses dires614, une impression très négative : avec une exemplaire mauvaise foi, Fourier fustigea la prétention des saint-simoniens selon laquelle « ‘il y a trois Révélations, celle de Moïse , celle de Jésus-Christ et celle de l’économiste Saint-Simon’ ‘ »’, quand lui même expliquait par ailleurs que l’Histoire comptait quatre pommes célèbres, deux d’entre elles pour les désastres qu’elles provoquèrent — celles d’Adam et de Pâris -, et les deux autres au contraire, celles de Newton et de Fourier, pour les services qu’elles rendirent à la science615 !

Au lendemain de cette réunion, Fourier écrivit à Prosper Enfantin comme il avait écrit cinq ans plus tôt à Robert Owen. Mais le sens de la démarche était bien différent cette fois, puisqu’il ne s’agissait plus de proposer ses services d’expert en association, mais au contraire de lui proposer de se convertir à sa propre doctrine, puisque celle de Saint-Simon apparaissait si faible. Si l’impudence de Fourier prit en 1829 une forme moins contournée encore qu’en 1824, la réponse qui lui fut faite par Enfantin ressembla pourtant très fortement à celle que lui avait faite Owen par la plume de Philip Skene : bien loin de lui faire part de sa volonté de se convertir, Enfantin fit remarquer à Fourier qu’il semblait bien mal connaître la doctrine, et lui envoya donc quelques ouvrages pour faire son apprentissage. Dans l’échange épistolaire qui s’ensuivit, chacun campa sur sa position, et il n’en résulta aucun rapprochement. La véritable raison de l’hostilité grandissante de Fourier envers les saint-simoniens n’était pas en réalité principalement doctrinale : de la réunion de la rue Taranne à laquelle il avait assisté, il avait sans doute plus retenu son affluence que les arguments qui y furent développés, et en conçut une amertume teintée de jalousie, qui ne fit ensuite que s’accroître : tandis que Le nouveau monde industriel était un nouvel échec éditorial, l’école saint-simonienne rencontrait au contraire, en 1830 et 1831, un succès considérable, multipliant les conférences à Paris et les missions de propagande dans les grandes villes de province, et jusqu’en Belgique.

C’est donc moins une meilleure connaissance de la pensée saint-simonienne, que le succès croissant qu’elle rencontre, qui conduit Fourier à la rédaction de Pièges et charlatanisme. Il entendait au moins autant y dénoncer des erreurs doctrinales que, beaucoup plus prosaïquement, ‘« les badauds qui se font s.-simoniens pour être quelque chose. Par eux-mêmes ils ne seraient rien, mais ils se croient des personnages quand ils ont dit : Je suis s.-simonien. Le besoin d’illusions est si dominant ! ’»616. De fait, même si le titre du pamphlet promet en quelque sorte à Owen et Saint-Simon un traitement équivalent, les attaques s’y font beaucoup plus dures contre le second, dont la concurrence est la plus actuelle, que contre le second, dont les erreurs avaient d’ailleurs déjà été amplement dénoncées dans Le nouveau monde industriel.

Que reproche Fourier à la doctrine saint-simonienne de Bazard et Enfantin ? Essentiellement, l’abolition de l’héritage, la critique de l’oisiveté, la dimension politique et administrative de la réforme sociale et, surtout, l’absence de mise en oeuvre pratique. Fourier, qui a toujours défendu la propriété privée, juge l’abolition de l’héritage d’une part dangereuse, car elle va à l’encontre d’un ressort passionnel fondamental, le famillisme qui pousse les parents à travailler pour le bien-être de leurs enfants. Il la juge d’autre part bien inutile, car il existe en réalité un moyen de faire le bonheur de toutes les classes, d’améliorer le sort des pauvres sans dégrader celui des riches : c’est le système sociétaire. Ensuite, la critique de l’oisiveté fait retomber à ses yeux le saint-simonisme dans la morale ancienne, dans la mesure où l’oisiveté, qui n’est un vice qu’en civilisation, loin d’être éradiquée, devrait au contraire cesser d’être un privilège pour devenir une passion universelle dans une société dont le travail est organisé selon les principes de l’association composée. Enfin Fourier reproche aux saint-simoniens de vouloir parvenir à leurs fins par une main-mise politique et administrative sur le pouvoir, quand sa propre doctrine propose d’opérer par des moyens pacifiques, sans remettre en cause ni le gouvernement, ni la religion, ni la morale en place. Contre les saint-simoniens, suspectés par ailleurs des mêmes tentations «immoralistes» que les owenistes, Fourier continue donc de «moraliser» sa propre doctrine. Ainsi, s’agissant des libertés des femmes, il proclame dans Pièges et charlatanisme que « ‘chacune d’entre elle ne sera admise qu’autant qu’elle aura été votée, sur tout le globe, par les pères et les maris’ »617.

Mais surtout, ce que Fourier reproche à l’Eglise saint-simonienne, c’est son refus d’une expérimentation pratique. Déjà au début des années 1820, il avait annoté ainsi l’article du Constitutionnel dans lequel il avait pour la première fois trouvé une présentation de la pensée de Saint-Simon, dont l’auteur soulignait la « justesse de vues » : ‘« Je ne vois pas trop quelle peut être la justesse de vues qui ne sont pas applicables ’»618. Dix ans plus tard, c’est toujours à l’aune de la pratique qu’il évalue la doctrine saint-simonienne : les owenistes au moins ont essayé de réaliser leurs vues, mais ils ont échoué ; les saint-simoniens, « ‘plus rusés, esquivent toute épreuve en association industrielle ’»619. Et selon Fourier, si les saint-simoniens ne veulent tenter aucune épreuve pratique de leur doctrine, c’est principalement par crainte d’un échec qui viendrait, comme celui d’Owen précédemment, compromettre leur crédibilité scientifique : « ‘Ces charlatans en associations ne savent pas comment on s’y prend pour associer, et n’osent pas faire un essai sur un millier de cultivateurs ; ils craignent le sort d’Owen qui a échoué honteusement’ »620.

Peu importait alors à Fourier que la notion d’association fût très loin d’occuper une place centrale dans la doctrine de son concurrent, et que l’Eglise saint-simonienne privilégiât explicitement l’action politique contre l’expérimentation industrielle. Ce qui condamne cette doctrine, c’est justement son «infalsifiabilité», l’impossibilité de la soumettre à l’épreuve expérimentale de la pratique, qu’a priori Fourier n’envisage d’ailleurs pour le saint-simonisme que de façon négative, comme en témoigne cette lettre à Just Muiron : ‘« Pour confondre leur pathos évasif, leur sentiment plein d’humanité, je suis toujours prêt à entendre toute proposition d’opérer, mais non d’adopter leurs tartufferies’ »621. Dans la même lettre, Fourier réunit en une seule formule les deux termes dont l’opposition structure, dans Pièges et charlatanisme, l’évaluation scientifique des doctrines sociales de ses concurrents : « ‘C’est le ton des charlatans : jamais je ne pourrai donner dans cette jonglerie ; je ne m’attaque qu’aux raisonnements péremptoires »’. C’est d’ailleurs cette exigence qu’opposait déjà Fourier à Enfantin dans la brève correspondance qu’ils avaient échangée dans le courant de l’année 1829 : tandis que la doctrine saint-simonienne à ses yeux présente l’irrémédiable défaut de ne pouvoir être soumise à la vérification de l’expérience, la théorie sociétaire a ‘« une propriété contraire : elle tranche sur toute objection par des moyens de fait ’»622.

Fourier considérait Robert Owen comme un concurrent en pratique, dont le but – l’association productive – était en apparence semblable au sien, mais dont la méthode, simpliste et purement industrielle, vouait les expériences à l’échec. Si donc l’owenisme était une pratique sans méthode, le saint-simonisme se présente, de façon opposée mais tout aussi lacunaire, comme une méthode sans pratique. Pire encore : la méthode saint-simonienne n’a de plus rien d’original, puisqu’elle est empruntée... à Fourier lui-même ! Dans Pièges et charlatanisme, il se laisse aller une nouvelle fois à des accusations de plagiat, mais qui visent cette fois nommément les saint-simoniens : « ‘Ils attendent qu’un incident quelconque, un décès prématuré, les favorise dans le larcin projeté de ma méthode ; aussi n’osent-ils pas hasarder un essai de culture sociétaire et attrayante, parce qu’ils seraient obligés d’en puiser le procédé dans mes écrits’ »623. Dès lors, si l’accusation de charlatanerie était portée indifféremment contre Owen et les saint-simoniens, les épithètes suivantes sont réservées à ces derniers : « ‘plagiaires dogmatiques n’ayant pas une idée de leur crû, caméléons spéculatifs, changeant dix fois de système, et cosaques scientifiques pillant et travestissant les idées d’autrui’ »624. Fourier considère donc que les saint-simoniens ont la méthode, puisqu’ils l’ont trouvée dans ses propres ouvrages, mais qu’ils n’osent pas en tenter l’application, par peur d’un échec qui serait de toutes façons inéluctable puisqu’ils ont refusé son concours d’expert en association.

L’amertume qui transpire de la critique que Fourier conduit du saint-simonisme n’a de sens que parce qu’à partir de la fin des années 1820, il perçoit enfin le saint-simonisme comme un rival ou, pour reprendre les termes de Christophe Prochasson, comme ‘« un concurrent sur le marché de la science sociale’ »625. Mais alors que jusqu’en 1831 cette relation de concurrence était assymétrique, dans la mesure où les saint-simoniens ne voyaient alors guère en Fourier un rival, il n’alla plus de même ensuite : à la fin de 1831, l’Eglise saint-simonienne rencontra d’importantes difficultés financières, et surtout se scinda en deux, en raison du désaccord entre ses deux «pères suprêmes». D’un côté, Bazard donnait la priorité à la question politique de l’autorité et à l’exigence de la démocratie, tandis que de l’autre Enfantin s’en était toujours désintéressé, privilégiant au contraire la question économique, et surtout la question des moeurs. Bazard finit par se retirer en novembre 1831 d’une «Eglise» dans laquelle Enfantin était parvenu à imposer ses opinions sur la « réhabilitation de la chair ».

Ce schisme fut, indirectement, très profitable à l’Ecole sociétaire, car un certain nombre de saint-simoniens la rallièrent, dans le courant de l’année 1832. Le mouvement fut inauguré par la conversion de deux figures importantes de la propagande saint-simonienne, Jules Lechevalier et Abel Transon : partis en mission de propagande saint-simonienne à Metz à la fin de l’année 1831, juste avant le schisme de leur Eglise, ils en revinrent... convertis au fouriérisme par Victor Considerant ! En les initiant à la doctrine de son maître, le jeune polytechnicien avait pris deux pièces maîtresses au jeu de l’adversaire, car les premiers écrits des deux convertis firent beaucoup pour l’accroissement de la popularité de l’Ecole sociétaire. Il faut voir là l’effet non pas tant de leur qualité intrinsèque, ou du prestige des deux hommes, que de la spécificité de leur trajectoire : celle-ci conférait en effet à leur point de vue une force et une légitimité particulières, dans la mesure où leur proximité avec Saint-Simon donnait plus de pertinence à leur critique, et leur distance avec Fourier plus de neutralité à leur appréciation. A leur suite, les transfuges furent nombreux. Parmi les figures du fouriérisme orthodoxe ou dissident des années 1830 et 1840 qui sont d’origine saint-simonienne, on trouve ainsi notamment Amédée Paget, Paul de Boureulle, Zoé Gatti de Gamond, Michel Derrion, Ange Guépin, l’Américain Albert Brisbane, Louis Krolikowski, le poète Pierre Lachambeaudie, Maurize, Constantin Pécqueur, Charles Pellarin, Max Reverchon, Jean Macé, Louis Meunier ou François Vidal.

Mais la liste des saint-simoniens convertis de façon plus ou moins profonde et plus ou moins durable au fouriérisme n’est pas circonscrite à ces quelques noms : le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier 626 signale en particulier les conversions des Dijonnais Adolphe Bonnet, Léonard Nodot, Jules Viard et Jean-François Luce-Villiard ; des Lyonnais Jean Magne, Edmond Vidal, Joseph Reynier, Louis Romano et Jean Rémond, à la suite de celle de Michel Derrion ; des «féministes» Marie-Reine Guindorf, Désirée Véret et Eugénie Niboyet ; mais aussi, à des titres plus individuels, de l’ouvrier typographe parisien Auguste Colin, auteur en 1831 du Cri du peuple ; du Castrais Anacharsis Combe ; de l’Aveyronnais Joseph Antoine Durand de Gros ; de Julie Fanfernot, Hector Gamet, Pierre Jaenger, Fanny Schmalzigang, etc. La relation concurrentielle était renversée, puisque si dans la première moitié des années 1830, un nombre très significatif de militants suivit la trajectoire qui mène du saint-simonisme au fouriérisme, il n’existe, dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier 627 tout au moins, aucun exemple attesté de la trajectoire inverse. Il est tout à fait possible de voir dans cette spectaculaire assymétrie des flux de la «mobilité militante», l’expression quantitative d’une importante modification des places occupées respectivement par les deux «écoles» dans la compétition à l’intérieur d’une sous-partie du champ intellectuel qui se structure autour de la volonté d’instaurer une nouvelle «science sociale» : de fait, tandis que cette ambition épistémologique était attestée dans la première partie de l’oeuvre écrite de Claude-Henri de Saint-Simon, l’évolution suivie ensuite par l’Eglise fondée par Bazard et Enfantin l’en éloigna progressivement.

Le fouriérisme de son côté n’a pas connu une telle «dérive». On a souvent évoqué, pour expliquer ces trajectoires divergentes, la différence fondamentale entre la pensée de Saint-Simon et celle de Fourier : tandis que le premier proposait une théorie seulement ébauchée, que ses disciples purent prolonger et radicaliser librement, le second aurait offert un système achevé et clos, que ses disciples, comme lui-même d’ailleurs, s’employèrent au contraire à simplifier et présenter comme « scientifique ». Il n’en reste pas moins qu’il y a, derrière ces évolutions concomitantes, beaucoup moins la conséquence d’une coopération entre les différents mouvements, qu’une véritable compétition. Cette compétition apparaît de plus fortement structurée par l’hostilité de Fourier contre les owenistes et les saint-simoniens, explicable par la position dévalorisée qu’il occupe à la fin des années 1820 dans le champ considéré, et non par une opposition entre owenistes et saint-simoniens que Jacques Gans considère comme faible, dans la mesure où au contraire, ils ont parfois coopéré628. Cette compétition objective, c’est subjectivement par Fourier qu’elle est mise en scène de la façon la plus explicite, selon des modalités dont est symptomatique l’accusation de «charlatenerie» développée dans le pamphlet de 1831 : owenistes et saint-simoniens sont des «charlatans», c’est-à-dire des imposteurs scientifiques, les uns par défaut théorique, les autres par défaut pratique. Fourier ne les attaque pas cependant parce que leurs doctrines sont simplement défectueuses, mais bien parce qu’elles sont en concurrence directe avec la sienne, parce que, comme lui-même l’écrit, «‘ ces sectes maraudent effrontément sur [son] terrain ’»629.

Or, ce qu’il faut retenir en définitive, c’est que la concurrence suppose la proximité entre ces différentes doctrines, en même temps qu’elle la révèle. Il convient ici de souligner ce qui, en les éloignant toutes de l’utopie telle que la définissaient Marx et Engels, en fait les rapproche : elles sont objectivement réunies, en partie, à la fois par la volonté de fonder une nouvelle science, la science du monde social de plus sur un modèle identique, celui mis en oeuvre par Newton pour décrire le monde matériel. Et c’est certainement cette proximité des projets fouriériste et saint-simonien de fondation d’une «science sociale» qui justement peut expliquer leur opposition, dont le ressort n’est pas en fait la différence, mais bien au contraire la ressemblance. La façon dont ils se disputent l’héritage de Newton, que l’on verra dans la suite, en témoigne de façon décisive, parce qu’il s’agit d’un point crucial, celui justement de la construction d’un mode d’appartenance à l’histoire des sciences. Il apparaît alors que ce n’est pas a priori, en fonction de la structuration marxiste du champ, que l’on peut comprendre cette concurrence : dans ce cas précis, il ne faut pas délimiter un champ à partir de la construction intéressée qui en est proposée par Marx et Engels, et ensuite seulement examiner à l’intérieur de ce champ les relations qu’entretiennent entre eux ceux qu’on y aura inscrits a priori. Il ne faut pas définir un champ pour comprendre la concurrence que s’y livrent les acteurs, mais au contraire examiner cette concurrence pour saisir la structure du champ ; il convenait donc d’examiner les relations que Fourier a entretenues avec les owenistes et les saint-simoniens pour comprendre selon quels principes, autour de quels biens rares, se structure et se délimite ce champ. Ici, les principes structurants, dont il s’agira donc de détailler l’étude dans la suite, sont au nombre de deux, intimement associés : l’exigence d’une «scientificité» nouvelle des études sur la société et la soumission des doctrines sociales à l’épreuve de l’expérience.

Notes
599.

DURKHEIM (1928), p. 137.

600.

PROCHASSON (1997), p. 53.

601.

DURKHEIM Emile (1987), «La sociologie en France au XIXe siècle», La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, pp.111-136, reproduction d’un texte paru dans la Revue bleue, 4ème série, t. XIII, n° 20, pp. 609-613, et n° 21, p. 115.

602.

« Le fait que le père spirituel de la sociologie contemporaine est plutôt Saint-Simon que Comte a été nettement décelé par Durkheim » (GURVITCH (1962), p. 32). L’aveuglement de Gurvitch à l’intérêt de Durkheim dans la réhabilitation de Saint-Simon s’explique certainement par le fait que lui-même, désireux politiquement d’ancrer la discipline dans le camp de la gauche (« voire de l’extrême gauche » selon Kalaora et Savoye...), mettait en valeur les figures de Proudhon, Saint-Simon et Marx.

603.

FOURIER Charles (1831), Pièges et charlatanisme des deux sectes : Saint-Simon et Owen, qui promettent l’association et le progrès. Moyen d’organiser en deux mois le progrès réel, la vraie association, ou combinaison des travaux agricoles et domestiques donnant quadruple produit et élevant à 25 milliards le revenu de la France, borné aujourd’hui à 6 milliards un tiers, Paris, Bossange et chez l’auteur, Imprimerie de Lachevardière, VIII-72 pages.

604.

FOURIER (1831), p. 5.

605.

LEHOUCK (1966), p. 108.

606.

BEECHER (1993a), p. 436.

607.

BEECHER (1993a), ibid., p. 437.

608.

SAINT-SIMON (DE) Henri (1802), Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, 103 pages ; SAINT-SIMON (DE) Henri (1807), Introduction aux travaux scientifiques du dix-neuvième siècle, 178 pages.

609.

LEROUX (1846-1847).

610.

BOURGIN (1905a), p. 103-106.

611.

Cf. supra, « Les sources de l’oeuvre de Fourier », ch. III.

612.

BOURGIN (1905a), p. 103.

613.

FOURIER Charles, article annoté du Constitutionnel, mardi 19 septembre 1820, AN 10 AS 1 (1), cité par BOURGIN (1905a), p. 105, note 4 ; LOUVANCOUR Henri (1913), De Henri de Saint-Simon à Charles Fourier. Etude sur le socialisme romantique français de 1830, Chartres, Durand, pp. 91-92 ; BEECHER (1993a), p. 431.

614.

FOURIER Charles, lettre à Just Muiron, 22 mai 1829, reproduite dans PELLARIN (1843), pp. 215-216, citée par Beecher, 431-432. Cette lettre n’est plus accessible que par la biographie de Charles Pellarin, puisque la correspondance entre Fourier et Muiron a ensuite disparu puisque, comme l’indique Jonathan Beecher, elle a dû être « perdue ou volée au courant du XIXe siècle » (BEECHER (1993a), p. 592).

615.

Fourier attribuait en effet la révélation de sa découverte à une mésaventure qui lui était survenue en 1798, quand un restaurateur parisien voulut lui faire payer quatorze sous pour une simple pomme. Cf. supra, « Fourier et Newton », ch. VII, E, 2, c.

616.

FOURIER (1831), p. 61.

617.

FOURIER (1831), p. 54.

618.

FOURIER Charles, article annoté du Constitutionnel, mardi 19 septembre 1820, AN 10 AS 1 (1), cité par BOURGIN (1905a), p. 105, note 4.

619.

FOURIER (1831), p. 4.

620.

FOURIER (1831), p. iv.

621.

FOURIER Charles, lettre à Just Muiron, 1831, cité notamment par ESTIGNARD A. (1887), «Charles Fourier», Portraits franc-comtois, Paris, pp.25-63, t. 2 ; PELLARIN (1843), p. 112, avec la date du 30 août 1830 ;  BEECHER (1993a), qui reprend Pellarin ; DUBOS Jean-Claude (1995), «Just Muiron et les débuts de fouriérisme à Besançon (1816-1832)», Les socialismes français, 1796-1866. Formes du discours socialiste, Paris, SEDES, pp.213-221, actes du colloque de la revue Romantime, tenu en mai 1986, p. 219.

622.

FOURIER Charles, lettre à Enfantin, 21 mai 1829, Bibliothèque nationale, papiers saint-simoniens (Don Alfred Pereire), Nouvelles Acquisitions françaises 24614 (ff. 313-320), citée par BEECHER (1993a), p. 432.

623.

FOURIER (1831), p. iv.

624.

FOURIER (1831), p. 47.

625.

PROCHASSON (1997), p. 40.

626.

MAITRON Jean (1964), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 1789-1864. De la Révolution française à la fondation de la Première Internationale, Paris, Ed. ouvrières, 3 vol.. Pour cette étude, nous avons systématiquement consulté la réédition récente du « Maitron » en cd-rom.

627.

MAITRON (1964).

628.

GANS (1964), pp. 111 sq.

629.

FOURIER (1831), p. 7.