Chapitre VII.011L’invention
de la « science sociale »

A.011Critique des sciences incertaines

Quand Pierre-Simon Ballanche, le directeur du Bulletin de Lyon, dut fournir des renseignements sur Fourier au Commissaire de police de Lyon, à la suite de l’article sur le « Triumvirat continental » paru dans son journal en 1803630, il le lui présenta comme « ‘un homme modeste, étranger à toute espèce d’intrigue et d’ambition, et jouissant parmi nous autres, jeunes hommes de ce temps, d’une grande réputation de science géographique’ »631. Au regard de l’ensemble de l’oeuvre ultérieure de Fourier, il y a dans, ce rapide portrait que Ballanche fit de lui à trente et un ans, une double distorsion : d’une part la « réputation de science géographique » qui lui était attribuée par Ballanche en 1803, sans être entièrement usurpée632, ne peut cependant suffire à faire de lui, comme on l’a vu, un «lettré»633 ; d’autre part, il convient de discuter ici la «modestie» et le refus de l’intrigue qui serait caractéristiques de son entreprise. Savant modeste ? Ambitieux illettré ? La vérité de Fourier, on va le voir, doit être cherchée quelque part à mi-chemin entre ces deux proposition caricaturales.

Une large partie de l’oeuvre de Fourier est consacrée à la dénonciation des philosophes, dont les erreurs selon lui maintiennent indûment l’humanité dans la civilisation, et des journalistes qui en s’en font les complices en refusant de donner la publicité qui lui est due à la science sociétaire, seule capable de rompre avec cette inertie fatale. Le portrait de Ballanche, si on lui accorde quelque crédit, dépeint pourtant un Fourier étranger aux intrigues, c’est-à-dire bien différent de celui qu’à travers ses oeuvres postérieures à 1803, on a pu décrire avec quelque raison comme un polémiste acharné, voire, aux dires d’Engels, comme « ‘un des plus grands satiriques qui aient jamais existé ’»634. Faut-il donc croire Ballanche, et admettre alors qu’il y a eu dans la «psychologie» de Fourier une évolution, qui serait par exemple la manifestation d’une réaction à l’ignorance dans laquelle furent tenues ses premières publications, le produit de son exclusion persistante du débat philosophique ? Il s’agit là d’une hypothèse plus que discutable, simplement dans la mesure où la forme polémique structure ses écrits dès l’origine, dès les tous premier articles parus dans Le Bulletin de Lyon. Dans l’article justement incriminé, et à la suite duquel Ballanche dut faire ce portrait de Fourier en jeune homme cultivé et étranger aux intrigues, ce dernier s’en prenait déjà violemment aux tenants de ces sciences fausses sur lesquelles il concentra ensuite l’ensemble de ses attaques :

‘« Et vous, publicistes, qui ne prévoyez pas cette crise, n’êtes-vous pas des enfants à renvoyer à l’école ? Combien d’autres événements se préparent et dont vous n’avez rien prévu ! Votre crédit touche à sa fin. Vous siégez dans les académies à côté des hommes qui enseignent la vérité, à côté des physiciens et des géomètres ; préparez-vous à rentrer dans le néant. La vérité que vous cherchez depuis deux mille cinq cents ans va paraître pour votre confusion ; les sciences politiques et morales ont plus duré qu’elles ne dureront »635.’

Le jugement porté par Engels sur la qualité polémique de l’écriture de Fourier est fondé, tant certains passages de son oeuvre apparaissent empreints d’une brillante ironie. Pour n’en citer qu’un seul ici, on donnera l’exemple de ce texte de 1813 dans lequel Fourier dénonce une fois de plus l’incurie des philosophes :

‘« Un animal même peut l’emporter sur vingt savants en fait de découvertes. Qu’on assemble vingt idéologues sur une terre à truffes noires ; ils ne sauront pas, avec leurs perceptions d’intuition de sensations, flairer et trouver une seule des truffes enfouies. Qu’on amène après eux un cochon, qui n’a aucune théorie des sensations et des idées, il aura tout de suite la sensation des truffes cachées et l’idée de les déterrer, tandis que les idéologues, tout en raisonnant magnifiquement sur la cognition de la volition des sensations des truffes noires, ne seront bons qu’à les gruger et non à les trouver »636.’

Mais en même temps, le jugement d’Engels est réducteur, car il présente l’inconvénient — pour Engels, l’avantage... — de renvoyer cette dimension de l’oeuvre de Fourier dans la tradition littéraire, alors qu’il apparaît qu’en réalité son usage a fondamentalement chez lui une finalité que l’on pourrait en fait qualifier d’épistémologique : la polémique y constitue en effet la forme principale du discours sur la science. Le premier temps de ce discours est essentiellement critique, et loin de devoir être réduite à une frivole «satire» littéraire, la polémique apparaît comme la condition d’une véritable rupture épistémologique, selon les principes déjà décrits du «doute absolu» et de «l’écart absolu»637.

Dans Egarement de la raison par les sciences incertaines, un des premiers textes dans lequel s’élabore clairement son discours sur la science, Fourier indique comment la rupture avec le sens commun constitue la condition première de la science : « ‘Sur les questions déjà débattues et obscurcies par le sophisme, vous avez vos préjugés à vaincre avant d’entrer dans la voie du bon sens ’»638. Si le discours de Fourier sur la science se fait alors immédiatement polémique, c’est parce que le sens commun avec lequel il s’agit de rompre trouve son origine non pas dans les croyances et les valeurs collectives, mais dans la science elle-même. C’est avec elle qu’il s’agit avant tout de rompre : ‘« La découverte n’exigeait aucun effort scientifique, et (...) les moindres savants auraient pu y parvenir avant moi, s’ils avaient eu la qualité requise, l’absence de préjugés. C’est sur ce point que j’ai eu, pour le calcul des destinées, une aptitude dont manquaient les philosophes qui sont les appuis et les prôneurs des préjugés, tout en feignant de les combattre’ »639.

La doctrine scientifique de Fourier se développe donc en prenant comme point de départ la lutte contre les préjugés des «sciences incertaines», au premier rang desquelles figure la philosophie. Ces «sciences incertaines», appelées ainsi par opposition aux « sciences fixes », sont parfois aussi qualifiées par Fourier de sciences «fausses» ou «trompeuses». Elles sont au nombre de quatre : la métaphysique, la politique, l’économie et la morale, que Fourier désigne habituellement ensemble du terme générique de philosophie. Dès l’origine, Fourier entreprend systématiquement de dénoncer la vacuité d’un savoir qui n’a pas défini son objet, a manqué sa « tâche primordiale », l’analyse de la civilisation640, et se condamne donc ainsi à tomber sous le coup de l’accusation d’utopie. L’accusation n’est pas portée à la légère : les accents pris par Fourier pour dénoncer ces « sciences incertaines » ont pu surprendre ou choquer par leur intransigeance, leur radicalité, parfois leur injustice. Just Muiron lui-même, qui était pourtant le plus ancien disciple de Fourier, déplorait, au moins formellement sinon sur le fond, ‘« l’amertume avec laquelle il châtie le malfaisant orgueil et la triste nullité des philosophes ’»641.

En opposant les « sciences incertaines » aux « sciences fixes », Fourier partage finalement le domaine de la connaissance en deux champs bien distincts, dont la topographie peut être saisie par l’énumération des disciplines qu’ils regroupent : d’un côté donc, la politique, la morale, la métaphysique et l’économie ; de l’autre, les mathématiques et les sciences de la nature. Selon Fourier, si les sciences fixes se distinguent des sciences incertaines par l’indéniable cumulativité de leurs énoncés, elles restent cependant limitées, en dernier ressort, par leur inutilité sociale, c’est-à-dire par leur incapacité à supprimer les fléaux de l’ordre civilisé. Cette incapacité proviendrait du fait que les sciences fixes sont bridées dans leur puissance d’explication par leur ignorance de la profonde unité de la nature, et donc par leur incapacité à rendre compte des phénomènes moraux.

Notes
630.

Cf. supra, « Les premiers acticles », ch. I, A.

631.

BALLANCHE Pierre-Simon, Lettre à Victor CONSIDERANT, reproduite dans La Phalange, 1er janvier 1838, et FOURIER, OC01 (1808c), p. 541.

632.

La géographie a toujours passionné Fourier, qui est d’ailleurs l’auteur d’un étrange « manuel » de géographie, publié en 1824 alors qu’il cherchait un emploi de professeur : FOURIER Charles (1824), Mnémonique géographique. Méthode pour apprendre en peu de leçons la géographie, la statistique et la politique extérieure, [Paris], Imprimerie de Carpentier-Méricourt, 15 pages, sans nom d’auteur, reproduit dans le Mercure de France, t. 31, n° 9, pp. 400-412, et n° 10, pp. 443-453, et dans la Publication des manuscrits de Fourier, pp. 267-288.

633.

Cf. supra, « Fourier, «illitéré» ? », ch. III, A, 1.

634.

ENGELS (1880), p. 57.

635.

FOURIER (1803b), reproduit in FOURIER, OC01 (1808c), p. 541.

636.

FOURIER, OC 10 (1851), « Devoirs de la critique envers les inventeurs illettrés », 1813, p. 28.

637.

Cf. supra, « Le doute absolu et l’écart absolu », ch. III, A, 2.

638.

FOURIER (1847a).

639.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 2 (1999 : 119).

640.

Voir notamment FOURIER, OC06 (1829a), p. 37 (1973 : 74).

641.

MUIRON (1832), cité par NATHAN (1981), p. 99.