B.011Le complexe de Christophe Colomb

En distinguant entre sciences fixes et sciences incertaines, puis en distinguant à l’intérieur des sciences incertaines quatre disciplines principales en fonction de leurs objets, Fourier structure de façon assez ferme son discours critique sur la science. Or, ce que révèle en définitive cette structuration, qu’elle soit totalement pertinente ou non, c’est que contrairement à ce que pourrait laisser croire le discours convenu sur l’absence de méthode des lectures de Fourier642, il possède une représentation parfaitement organisée du champ intellectuel et scientifique de son temps, même s’il semble en être tenu à l’écart. Comme on va le voir, il y a évidemment une relation forte entre la représentation que Fourier donne du champ scientifique de son temps et la position qu’il y occupe, en partie parce que cette position détermine sa représentation. Mais cette relation tient aussi au fait qu’à l’inverse, il entend se servir de la représentation qu’il propose pour construire sa position, comme en témoigne l’importance dans son oeuvre du discours que Fourier tient sur lui-même. Selon Claude Morilhat, qui dans son ouvrage intitulé Charles Fourier, imaginaire et critique sociale consacre quelques pages à cette question, il faudrait aux deux dimensions facilement identifiables de l’oeuvre de Fourier — la critique de la société contemporaine d’une part et la représentation de la société idéale d’autre part — en ajouter une troisième, autour de laquelle toute l’oeuvre en réalité se structure, et qui s’exprime sous la forme d’un discours de l’auteur sur lui-même.

Si l’enchevêtrement de ces différentes dimensions de l’oeuvre de Fourier autorise d’une certaine façon une multiplicité de lectures, celle de Morilhat est tout à fait légitime, et présente même l’avantage d’attirer l’attention sur la «rhétorique du sujet» mise en oeuvre par Fourier dans ses écrits. Il lui en sera cependant préférée une autre ici, susceptible de mieux éclairer l’objet général de cette étude. Il ne semble pas en effet que le «discours du moi» dans l’oeuvre de Fourier doive être placé sur le même plan logique que la critique de la civilisation et la représentation de l’harmonie. On considérera donc plutôt que ces deux «parties», désignées par Claude Morilhat comme les dimensions fondamentales de l’oeuvre de Fourier, n’en constituent en réalité qu’une seule, figurant dans leur opposition les deux faces de la même problématique qui articule critique sociale et « théorie directe ». Fourier a d’ailleurs lui-même longuement insisté sur le caractère indissociable de ce qu’il appelait aussi « théorie positive » et « théorie négative »643 : « ‘Les preuves sur le mécanisme sociétaire doivent être NEGATIVES et POSITIVES à la fois, preuves composées : si le respect dû aux usages et préjugés oblige à retrancher quelques branches de preuves positives, il faut se rattacher aux négatives, comme les tableaux de la fausseté civilisée en relations d’amour et de famille. Ces analyses dénotent le besoin d’un régime différent pour arriver à la vérité ’»644.

D’un côté donc se trouve la doctrine sociale élaboré par Fourier, articulant critique sociale et théorie positive, et de l’autre se trouve une théorie épistémologique articulant un discours sur la science et un discours sur soi-même. La seconde grande partie de l’oeuvre de Fourier, que l’histoire des idées méconnaît largement, serait en fait celle dans laquelle s’élabore sa réflexion épistémologique, de façon tout autant dialectique que dans la première partie : dès les premiers écrits, de la même façon que la théorie positive de l’attraction passionnelle se construit dialectiquement en prenant appui sur la critique de la civilisation, l’élaboration des principes de la «science sociale» nouvelle s’appuie sur la critique de ces sciences qu’il qualifie d’incertaines. On peut d’ailleurs utiliser la science fouriériste des passions pour éclairer la nature essentiellement polémique de l’ensemble de sa pensée, dans la mesure où il compte celle qu’il nomme la «cabaliste» comme une des trois passions distributives ou «mécanisantes» fondamentales645 : la «cabaliste» est le goût pour l’intrigue et la compétition, fondements de la discussion, et il semble bien que Fourier lui-même soit fondamentalement mu par cette passion-là. Il ne s’agit pas là seulement d’un rapprochement plaisant et anecdotique, dans la mesure où effectivement, la dialectique épistémologique de Fourier fait intervenir un élément supplémentaire qui la rend plus complexe encore : elle est e inséparable du discours qu’il tient sur lui-même et sur son invention, dont la rhétorique particulière fait dire à Claude Morilhat qu’il souffre d’une sorte de « ‘complexe de Christophe Colomb’ »646. Et de fait, Fourier fa systématiquement recours à la figure archétypale de Christophe Colomb pour rendre compte de sa propre position dans le domaine scientifique. Cette comparaison est, elle aussi, présente dès les premiers écrits, puisqu’on la trouve en particulier dans ce passage souvent cité d’Egarement de la raison, un texte publié seulement en 1847, mais vraisemblablement rédigé entre 1803et 1806647, donc avant même la publication de la Théorie des quatre mouvements :

‘ « J’ai fait ce que mille autres pouvaient faire avant moi, mais j’ai marché au but seul, sans appui et sans chemin frayé. J’ai osé comme Colomb m’aventurer le premier dans un océan inconnu, dans le calcul des destinées qui avait effrayé les savants de toutes les classes. Moi seul j’aurai confondu 30 siècles de visions et d’imbécillité, nul ne peut revendiquer la moindre part à ma découverte, c’est à moi que les générations présentes et futures devront l’hommage de leur bonheur et cet hommage ne pourra être partagé que par celui qui opérera la délivrance du genre humain, en mettant à exécution les lois de Dieu dont je suis l’inventeur »648.’

Toutefois, ce « complexe de Christophe Colomb » constitue non pas une troisième dimension fondamentale de l’ensemble de l’oeuvre de Fourier, comme le pense Morilhat, mais plus précisément une troisième dimension fondamentale de sa réflexion sur la science sociale : la personnalisation du discours n’apparaît en effet qu’à de très rares exceptions dans la critique de la civilisation, la théorie de l’attraction ou la description de l’harmonie, tandis qu’elle est au contraire presque systématique dans l’autre partie de l’oeuvre, la partie épistémologique. Dans ce cadre très précis, celui du discours épistémologique, quelle représentation Fourier cherche-t-il à donner de lui-même ? Il le proclame très explicitement : « ‘Je ne suis pas écrivain, mais inventeur’ »649. Autrement dit, c’est par référence à la représentation qu’il a proposée de l’ensemble du champ intellectuel, que Fourier construit la représentation de sa propre position dans ce champ : en dehors des sciences incertaines qu’il a rejetées dans le champ littéraire, et donc de plain-pied dans le champ scientifique.

Notes
642.

Cf. supra, ch. III : « La culture de Fourier », ch. III, B, 1.

643.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 58.

644.

FOURIER, OC05 (1822), « Plan du IIe. tome », p. X, note (*).

645.

Cf. supra, « Libre cours aux passions », ch. II, A, 3, a.

646.

MORILHAT (1991), p. 14. Peut-être sans le savoir, Claude Morilhat a ainsi repris, pour qualifier la rhétorique du sujet de Fourier, une expression qu’avait employée Piotr Sorokin dans Tendances et déboires de la sociologie américaine pour dénoncer le manque de cumulativité dans les sciences sociales : la raison en était selon lui à cherche dans le manque d’intérêt pour l’histoire de leur discipline de la plupart des sociologues, « nouveaux Christophe Colomb » atteints d’un « complexe de l’inventeur » qui les pousse à redécouvrir systématiquement une « nouvelle Amérique sociologique » (Cf. DUBOIS (dir.) (1994), p. 5).

647.

Cf. supra, « Egarement de la raison », ch. I, B.

648.

FOURIER (1847a).

649.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. xxjx. Voir aussi FOURIER, OC03 (1822), p. 116.