C.011La «révolution inaugurale» des sciences sociales

La notion de «champ» a été utilisée jusqu’ici de façon relativement indéterminée, sans référence autre qu’implicite au sens qu’elle a acquis en sociologie à la suite de l’usage central qui en est fait dans les analyses de Pierre Bourdieu. A ce stade de la réflexion, il convient donc de s’attacher un instant à expliciter le sens général donné ici, d’une part à l’utilisation de ce concept, d’autre part à la référence à la théorie qu’il sous-tend. Il a été question jusqu’ici soit en général de «champ intellectuel», soit de sous-parties de cet ensemble vaste, qu’il s’agisse des «champs» littéraire, scientifique ou politique. Il n’est pas impossible en principe d’utiliser simplement le terme de champ pour désigner, sans précision autre que celle du rapport synonymique, un ensemble qu’on se sera contenté de délimiter en énumérant par exemple les acteurs, les oeuvres ou les institutions que l’on entend y inclure. Mais ce recours ne peut être cantonné à la synonymie, dans la mesure justement où elle est en fait contaminée dès l’origine par le sens que prend le terme de champ en sociologie, déterminé par l’usage qu’en fait Pierre Bourdieu. Ce que l’on voudrait donc indiquer ici brièvement, c’est que cet usage a été maintenu, parce qu’il a semblé que les relations entre les éléments ainsi désignés (individus, oeuvres, institutions) répondaient à une logique déterminée, que l’analyse sous-tendue par le recours à la notion de champ permet d’éclairer, sinon en totalité, du moins dans certains de ses aspects, que l’on va donc s’efforcer de préciser maintenant.

De façon générale, Pierre Bourdieu désigne par le terme de «champ» le système des relations objectives entre les producteurs d’une espèce donnée de bien matériel ou symbolique, relations elles-mêmes déterminées par les positions relatives acquises par ces producteurs à l’intérieur du champ en question. Ce système de relations est conflictuel, c’est-à-dire qu’un champ peut être défini en réalité comme le lieu d’une lutte de concurrence entre les producteurs pour le monopole de l’espèce particulière de capital matériel et symbolique autour de la production duquel il s’organise. Il y a donc autant de champs que de types de biens spécifiques produits, et une grande partie du travail de Pierre Bourdieu est consacrée en particulier à l’application de ce modèle théorique général à une série d’objets particuliers, appartenant généralement au domaine de la production des biens symboliques, qu’il s’agisse des champs littéraire, artistique, politique ou du «champ scientifique».

Tous ces champs de production de types particuliers de biens symboliques s’organisent selon des principes dont le modèle général est donné homologiquement par le champ économique, organisé autour de la production des biens marchands. Cette homologie économique est souvent reprochée à Pierre Bourdieu, au pire accusé d’avoir développé une sociologie « utilitariste » qui place l’intérêt au fondement des relations sociales (sur le modèle de l’utilitarisme économique), au mieux soupçonné d’avoir mis en oeuvre une analogie rhétorique qui, en empruntant ses outils conceptuels aux sciences économiques, pouvait être assimilée à une tentative discutable de conversion d’un principe d’autorité scientifique dont la validité à l’intérieur du champ strictement économique reste sujette à caution.

Il n’est pas question ici de prendre parti sur le fond de ce débat, et de dire si le modèle proposé peut servir de référent universel à une analyse générale des relations sociales ; il s’agit simplement, et très modestement, de remarquer que la notion de champ telle qu’elle est construite par Pierre Bourdieu, et l’analogie économique qui la sous-tend, sont pertinentes pour rendre compte au moins de certains types de systèmes de relations sociales, et que l’objet de la présente étude semble pouvoir en recevoir un utile éclairage. Certes, le modèle en question suppose que les agents sociaux ne détiennent pas nécessairement la vérité du fonctionnement du champ dans lequel ils agissent, et l’on n’est donc pas obligé de faire toute confiance à Fourier pour décrire adéquatement le système des relations sociales dans lequel sa démarche de penseur et d’écrivain social et politique l’engage. On ne peut pas cependant récuser totalement l’indice que constitue la mise en oeuvre par Fourier lui-même d’une analogie économique pour décrire le champ scientifique :

‘« Les commerçans comprennent fort bien cette vérité ; chacun d’eux s’ingénie à s’écarter de la grande route, à trouver des articles inconnus : Il n’y a rien à gagner sur un article qui est entre les mains de tout le monde ; c’est, disent-ils, un article gâché, perdu. Il en est de même en négoce du monde savant : ses articles de grande route, ses vieilleries dites métaphysique, politique, moralisme, économisme, sont des articles gâchés, perdus ; les écrivains judicieux devraient avoir le bon sens de chercher des sciences neuves, et de spéculer sur les articles inconnus, dédaignés, qui ne sont pas sur la grande route, et qu’on prend pour des trivialités indignes d’attention, ignobles. (...) C’est donc en s’écartant de la grande route qu’on arrive aux bonnes spéculations ; en science et en commerce il faut s’attacher aux articles inconnus »650.’

La comparaison mise en oeuvre par Fourier pour rendre compte de sa propre démarche scientifique dresse un parallèle explicite entre les stratégies des producteurs scientifiques et les stratégies commerciales, précisément entre l’innovation scientifique et l’innovation économique : est décrite ici la nécessité qui s’impose aux «nouveaux entrants» sur le marché de la science de choisir des objets de recherche dévalorisés, car « dédaignés » par les producteurs dominants, car seuls ces objets, sur laquelle la concurrence est encore faible, peuvent permettre de réaliser un important profit symbolique. Du reste, Fourier a une conception effectivement «libérale» de la recherche scientifique, dans la mesure où il considère que la concurrence entre les producteurs scientifiques est scientifiquement productive : « ‘L’esprit de contradiction supplée souvent aux lumières »’ 651. Certes, chez lui, l’analogie entre la science et le commerce est au moins autant le produit de son expérience personnelle que le signe d’une perception adéquate du fonctionnement vrai du champ scientifique : la position dominée que Fourier – comptable, représentant, courtier aux ordres – occupa dans le commerce est dans les faits relativement homologue à celle qu’il occupa dans le champ scientifique. Il n’en reste pas moins que le fait que lui-même mette en oeuvre cette analogie, autorise à recourir à la notion de champ pour rendre compte de sa démarche, et de la position qu’il occupe dans le champ scientifique.

Autorisé, l’usage de la notion de champ ne serait toutefois pas suffisamment justifié s’il ne présentait pas quelques avantages supplémentaires. Or, la description en termes de « champ » du monde scientifique dans lequel s’inscrit la démarche de Fourier en présente plusieurs : tout d’abord, elle oblige à élargir la réflexion, comme nous avons essayé de le faire jusqu’à présent, non seulement aux personnes, à leurs oeuvres, aux écoles qui se constituent autour d’elles, mais aussi aux intérêts symboliques que traduisent les stratégies qu’elles mettent en oeuvre où dont elles sont le témoignage ; ensuite, ce modèle théorique permet de souligner que la valeur symbolique des oeuvres scientifiques, dans la mesure où elles sont destinées à servir des stratégies à l’intérieur d’un système de relations entre des producteurs qui luttent pour le monopole de l’autorité scientifique, ne peut être évaluée en examinant seulement les processus de production des oeuvres, mais aussi, et inséparablement, en examinant les processus de leur réception. Dans un champ où la concurrence s’organise autour d’une forme de bien aussi symbolique que l’autorité scientifique, la production d’une oeuvre n’a d’intérêt que si elle est intéressante pour les autres, que si elle est reconnue socialement comme intéressante. L’intérêt de la recherche scientifique n’est pas seulement « intrinsèque » ; le capital spécifique autour duquel s’organise la compétition dans le champ scientifique, c’est la «reconnaissance» scientifique qui se traduit par l’autorité, le prestige, la célébrité. Seule cette reconnaissance donne accès à l’autorité, c’est-à-dire au « ‘pouvoir d’imposer la définition de la science (i.e. la délimitation du champ des problèmes, des méthodes et des théories qui peuvent être considérés comme scientifiques) la plus conforme à ses intérêts spécifiques »’ 652. Dès lors, la valeur d’une oeuvre ne peut être évaluée par la seule analyse de son processus de production, parce que cette valeur n’est réalisée ou actualisée que dans les processus de réception mis en oeuvre par les autres producteurs, contemporains ou ultérieurs, en fonction de leurs propres intérêts à l’intérieur du champ.

La mise en oeuvre de cet outil conceptuel n’a de sens toutefois qu’à condition que soient précisées les limites du champ dont il est question ici, c’est-à-dire que soit définie l’espèce spécifique de capital symbolique autour de laquelle s’organise la concurrence dans laquelle Fourier est pris. L’hésitation dans les dénominations employées jusque là témoigne ici d’une réelle difficulté à produire cette définition : faut-il parler, de façon très générale, de champ intellectuel ? Convient-il plutôt de spécifier plus strictement le domaine envisagé, en le désignant comme le champ scientifique ? Ou bien peut-on dire même que les relations sociales observées à l’intérieur d’un espace plus strictement délimité encore sont suffisamment homogènes pour autoriser à parler déjà d’un « champ des sciences sociales » ? La difficulté provient du fait qu’il n’y a en réalité aucun consensus entre les différents agents engagés dans cette lutte sur la définition du champ à l’intérieur duquel ils luttent, car tous mettent en oeuvre, d’une certaine façon, la même stratégie polémique qui consiste à exclure les concurrents du champ scientifique en les rejetant soit dans le champ littéraire (comme le fait Fourier avec la philosophie), soit dans le champ politique (comme le fait ensuite Durkheim avec le socialisme). Dès lors, plutôt que d’essayer à toute force de définir l’échelle pertinente qui permettrait de restreindre l’étude à un espace de relations sociales homogènes, peut-être faut-il en fait prendre cette difficulté même comme objet, car l’indétermination dont elle témoigne donne des indications précieuses sur le degré d’autonomie du champ des sciences sociales, sur le stade de son développement structurel et morphologique. Le dissensus sur la définition du champ est l’indice de ce que Pierre Bourdieu appelle le moment des « révolutions inaugurales », que l’on peut décrire comme le produit de démarches «sécessionnistes» mises en oeuvre par certains agents à l’intérieur d’un champ, et qui « ‘donnent naissance à un nouveau champ en constituant, par la rupture, un nouveau domaine d’objectivité’ »653.

Certaines des stratégies observées dans cette étude indiquent clairement, de fait, que le champ dans lequel elles prennent sens n’est que très faiblement autonome : l’autonomie d’un champ scientifique se mesure, selon Pierre Bourdieu, à la force de « ‘l’affirmation du droit des scientifiques à trancher des questions scientifiques ’»654 ; or, le principe de l’évaluation scientifique, dans l’esprit de Fourier et des dirigeants de l’Ecole sociétaire, reste un principe essentiellement externe, comme en témoigne l’exigence récurrente d’une tutelle politique de la science sociale. C’est ainsi qu’il faut comprendre en tout cas l’appel maintes fois répété de Fourier en faveur de l’établissement d’une «police» des découvertes extérieure au monde scientifique655, ou encore le projet soumis en 1849 par Victor Considerant à l’Assemblée constituante, d’un «ministère du Progrès et de l’Expérience»656. La science sociale que Saint-Simon et Fourier, chacun de leur côté, prétendent fonder, c’est-à-dire constituer comme un champ autonome, détaché en particulier de la littérature, de la morale et de la métaphysique, n’est évidemment absolument pas autonome en réalité.

En ce sens, il est plus raisonnable de considérer que les stratégies qui sont les leurs s’inscrivent historiquement en deçà même de la « révolution inaugurale ». Ce n’est pas avec le fouriérisme que le capital spécifique autour duquel s’organise la sociologie commence à s’objectiver dans des institutions, des revues, des formations et des titres universitaires, à s’incorporer dans des dispositions. Le fouriérisme est donc moins l’initiateur d’un mouvement d’accumulation primitive d’un capital d’autorité «sociologique»657, qu’un agent de ce que Pierre Bourdieu appelle une «invention hérétique», caractérisant le moment de rupture qui précède en fait l’inauguration d’un nouveau champ : l’invention hérétique désigne alors une stratégie de «subversion» à l’intérieur d’un champ existant qui, « ‘en mettant en question les principes mêmes de l’ordre scientifique ancien, instaure une alternative tranchée, sans compromis possible, entre deux systèmes mutuellement exclusifs’ »658. En particulier, cette remise en cause se traduit chez Fourier par un refus radical, déjà amplement commenté dans cette étude, du jeu de l’hommage aux prédécesseurs, de l’accumulation des acquis, de la reconnaissance des sources, bref un refus « ‘d’entrer dans le cycle de l’échange de reconnaissance qui assure une transmission réglée de l’autorité scientifique entre les tenants et les prétendants ’»659.

Dans la « parade de l’ignorance » que l’oeuvre de Fourier met en scène660, il y a bien sûr en partie l’expression d’une position dominée dans le champ intellectuel, et en ce sens Pierre Bourdieu a raison de souligner que « ‘c’est le champ qui assigne à chaque agent ses stratégies, s’agirait-il de celle qui consiste à renverser l’ordre scientifique établi ’»661. Mais en dernier ressort, le modèle retenu ici présente aussi l’avantage d’attirer l’attention sur le fait que cette ignorance ne produit pas une pure détermination sociale, et qu’elle a une dimension stratégique essentielle, comme fondement de «l’invention hérétique» : Fourier a su d’une certaine façon faire de la nécessité que constitue son ignorance, une vertu scientifique qui le conduit à formuler l’exigence d’une rupture épistémologique décisive, celle par laquelle la « science sociale » entreprend de se détacher du domaine général de la philosophie.

L’affirmation par Fourier du caractère scientifique de sa démarche se construit très clairement comme une stratégie de rupture : rupture avec «l’utopie», avec la métaphysique et l’ensemble des sciences incertaines. En dernier ressort, ces trois termes — utopie, métaphysique, philosophie — apparaissent comme équivalents sous la plume de Fourier et de ses disciples. Tout est fait pour établir la doctrine fouriériste contre la philosophie et la littérature en général, contre l’utopie et la métaphysique en particulier, c’est-à-dire du côté de la science, de l’observation et de l’expérimentation. Dans le compte-rendu anonyme des conférences de propagande de Victor Hennequin, déjà cité662, le succès de l’orateur est ainsi expliqué : « ‘Le caractère de vérité, d’observation exacte, d’analyse profonde des passions humaines et des faits sociaux y entre, selon nous, pour beaucoup : c’est parce que le public a reconnu un grand fond de vérités pratiques dans la critique de notre société et dans le plan nouveau d’une société meilleure, qu’il a prêté à l’orateur une attention de plus en plus sérieuse et palpitante’ »663. Le même journaliste conclut sur ce point : « ‘Une seule chose fait croire à l’idée aujourd’hui : c’est le fait’ »664.

Notes
650.

FOURIER, OC08 (1835), « L’écart absolu, son échelle », pp. 48-49.

651.

FOURIER, OC03 (1822), p. 5.

652.

BOURDIEU (1976), p. 91.

653.

BOURDIEU (1976), p. 99, note 27.

654.

BOURDIEU (1976), p. 98.

655.

Cf. infra, « Le Ministère du Progrès et de l’Expérience, ou la stratégie de l’expertise », ch. X, B.

656.

Cf. infra, « Le Ministère du Progrès et de l’Expérience, ou la stratégie de l’expertise », ch. X, B.

657.

Le capital spécifique dans un champ scientifique est constitué selon Pierre Bourdieu par les « ressources scientifiques accumulées » à l’intérieur de ce champ, étant entendu que cette accumulation ne désigne pas un pur progrès de la connaissance, mais la constitution progressive d’un capital social de «reconnaissance» de l’autorité scientifique, qui se trouve objectivé dans des institutions et des titres. Cf. BOURDIEU (1976), p. 96.

658.

BOURDIEU (1976), p. 97.

659.

BOURDIEU (1976), p. 97.

660.

Cf. supra, « La parade de l’ignorance », ch. III, A.

661.

BOURDIEU (1976), p. 96

662.

Cf. supra, « Les réceptions de l’oeuvre de Fourier par ses disciples », ch. IV.

663.

anonyme (1847), p. 6.

664.

anonyme (1847), ibid., p. 6.