Pour commencer, dès les premiers articles parus en 1803 dans le Bulletin de Lyon, Fourier déploie déjà pleinement son discours de la «découverte», que l’on pourrait considérer comme le mythe fondateur de sa stratégie de subversion : l’intuition première des lois qui composent la théorie sociétaire ne résulte pas d’une introspection, mais d’une observation, et ces lois ne sont pas des principes moraux, mais des règles qu’observaient déjà la nature et les sociétés avant que Fourier ne les énonçât. Leur formulation procède donc d’une découverte scientifique dont le modèle est d’ailleurs explicitement emprunté, jusque dans l’aspect le plus anecdotique de ses circonstances, à la découverte newtonienne :
‘ « Une pomme devint pour moi, comme pour Newton, une boussole de calcul. Cette pomme, digne de célébrité, fut payée quatorze sous par un voyageur qui dînait avec moi chez le restaurateur Février, à Paris. Je sortais alors d’un pays où des pommes égales et encore supérieures en qualité et en grosseur se vendaient un demi-liard, c’est-à-dire plus de cent pour quatorze sous. Je fus si frappé de cette différence de prix entre pays de même température, que je commençai à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel, et de là naquirent les recherches qui, au bout de quatre ans, me firent découvrir la théorie des séries de groupes industriels, et par suite les lois du mouvement universel manquées par Newton »668.’A une représentation du processus d’élaboration comme une lente et progressive maturation, Fourier substitue l’image d’un rupture brutale, qui s’inscrit dans le temps à un instant précis, aisément datable. Cela dit, cette conception n’est pas propre à Fourier, mais semble caractériser plus largement les débuts des sciences sociales, puisqu’on la retrouve notamment aussi dans le discours que tient Auguste Comte sur la science nouvelle qu’il entend fonder, dont la direction « ‘fut irrévocablement déterminée en mai 1822, par l’opuscule où surgit [sa] découverte fondamentale des lois sociologiques’ »669.
Par le fait qu’elle procède de l’observation et non de l’introspection, par sa soudaineté aussi, la découverte chez Fourier a des caractéristiques proches de la «révélation» : la découverte scientifique est assimilable à la résolution du mystère de la nature, de l’énigme que constituent les lois auxquelles elle obéit, lois que la science a pour mission non pas d’inventer mais de «révéler», c’est-à-dire littéralement de dévoiler. Particulièrement significative de cette conception de la découverte scientifique est l’omniprésence dans l’oeuvre de Fourier de l’image du «voile» qui pèse sur la nature : on la retrouve dans deux des «devises» favorites de Fourier : la citation de Voltaire, selon laquelle une « épaisse nuit voile encore la nature », et celle de Jean-Jacques Barthélémy, selon laquelle « ‘la nature est couverte d’un voile d’airin que tous les efforts des siècles ne sauraient percer’ »670.
FOURIER (1851b), p. 17. Selon Hubert Bourgin, ce texte date de 1820 et relate un événement survenu en 1798 (BOURGIN (1905a), p. 54). Mais selon Jean-Jacques Hémardinquer, l’événement ainsi relaté date plus vraisemblablement du voyage effectué par Fourier à Paris en 1790 (HEMARDINQUER (1964), p. 56). Voir aussi FOURIER, OC06 (1829a), p. 14 ; PELLARIN (1843), pp. 171 sq. ; MORILHAT (1991), p. 33
PETIT Annie (1992), «Comte et Littré : les débats autour de la sociologie positiviste», Communications, n° 54, pp. 16-17.
Cf. supra, « Le corpus des citations », ch. III, B, 2 et XXX-XXX.