2.011La loi statistique des sept huitièmes

Dans sa stratégie de subversion de la philosophie par l’importation dans le champ des études sociales d’un discours dont la rhétorique est empruntée à celles qu’il nomme les «sciences fixes», Fourier s’appuie d’abord explicitement sur les mathématiques et la géométrie : « ‘(...) ma théorie sociétaire ne donne point dans l’arbitraire des faiseurs de systèmes ; elle se fonde sur un procédé spécial, puisé dans la nature, conforme au voeu des passions et aux théorèmes de géométrie ; car le mécanisme des séries passionnées est géométrique en tous sens’ »671. Il y a, rassemblés dans cette proclamation, tous les éléments constitutifs de la subversion de la philosophie par la science entreprise par Fourier : sa visée essentiellement critique, contre ‘« l’arbitraire des faiseurs de système ’», la conformité de la théorie aux lois naturelles, la possibilité enfin d’énoncer ces lois dans des termes empruntés aux sciences exactes, dont Fourier indique qu’il donnera « ‘la preuve dans les chapitres qui traitent de la répartition, section Ve, et de l’analogie, section VIIe’ » du Nouveau monde industriel. En fait de preuve, la section V se contente d’indiquer que, s’agissant de la répartition des bénéfices de l’association industrielle, il convient d’en allouer un sixième au talent, deux sixièmes au capital et trois sixièmes au travail, pour respecter ‘« la propriété fondamentale des séries mathématiques, ’ ‘égalité de la somme des extrêmes, au double du terme moyen’ »672. C’est de ce genre de « preuves » que se nourrit l’affirmation, maintes fois répétée, selon laquelle ‘« la nouvelle science de l’attraction est dans tous ses détails coordonnées aux mathématiques »’ 673.

Tout aussi caractéristique de l’application des sciences exactes dans le domaine des études sociales est la fameuse loi fouriériste des « sept huitièmes » : Fourier, très tôt dans son oeuvre, énonce en effet le principe selon lequel toutes les affirmations dont se compose la théorie sociétaire admettent une exception, observable statistiquement, d’un huitième. Ainsi, dès l’Egarement de la raison 674, il en énonce l’application la plus générale, modèle de toutes les exceptions particulières, selon laquelle « la proportion générale dans l’univers est de 7/8 d’harmonie pour 1/8 de subversion ». Chaque constat particulier qui se révélerait conforme à cette règle de répartition de l’harmonie et de la subversion, est indice du règne de la vérité ou de l’harmonie, tandis qu’une répartition inverse est au contraire indice du règne de la fausseté. Par exemple, selon Fourier, « ‘On a toujours vu depuis Sémiramis jusqu’à Catherine, sept grandes reines pour une médiocre, tandis qu’on voit constamment sept rois médiocres pour un grand roi’ »675. Cela signifie que, quand il s’agit de pouvoir, les femmes sont dans la vérité, tandis que les hommes sont dans l’erreur.

La loi de l’exception n’est d’ailleurs pas seulement une loi de la vérité ou de l’erreur, elle se présente aussi comme une loi de la diversité ou de l’hétérogénéité sociale, à laquelle l’expérimentation devra se conformer en s’efforçant d’en respecter la structure. Ainsi, quand Fourier décrit la répartition des phalanstériens entre les différentes fonctions au sein de la phalange d’essai, il précise que « ‘le personnel devra comprendre environ 7/8 de cultivateurs et manufacturiers, le surplus se composera de capitalistes, savants et artistes »’ 676. Décrivant cette fois la répartition des richesses produites par l’association industrielle, il suppose dans le Nouveau monde industriel que ce qu’il nomme l’accord indirect de générosité conduira, en harmonie, ‘« les gens riches à renoncer aux 7/8 de leurs dividendes en travail et talent ’»677.

Cependant, dans les premiers textes, cette loi statistique des sept huitièmes n’est pas parfaitement stabilisée, comme pour démontrer qu’elle est en réalité une loi expérimentale, elle-même susceptible d’être affinée avec l’accumulation des observations : en effet, dans Egarement de la raison, dont la rédaction est antérieure à la publication du premier traité de 1808, Fourier explique par exemple que « ‘si Dieu voulait maintenir à perpétuité la Civilisation et la Barbarie, si elles étaient notre destinée immuable, Dieu aurait inspiré aux neuf dixièmes des hommes un penchant pour la pauvreté et les privations, vu que l’ordre civilisé et barbare réduit toujours à ce triste sort les 9/10 de ses citoyens’ ». La différence de proportions observée ici ne se justifie pas par la différence des objets sur lesquels elles portent, puisqu’en quelque sorte la seconde loi ne se présente logiquement que comme un cas particulier de la première ; d’ailleurs, Fourier écrit quelques lignes plus loin : ‘« Arrive qui peut au bien-être, il n’importe à dieu quels sont les heureux de la Civilisation (...), pourvu que son arrêt s’exécute et qu’un huitième des civilisés puisse user de la contrainte et de la perfidie pour persécuter les sept-huitièmes qui forment la masse’ ». La loi statistique fouriériste n’a pas encore, en 1806, trouvé son équilibre définitif, les proportions de la vérité ou du bien variant encore entre sept huitièmes et neuf dixièmes.

Deux ans plus tard, dans la Théorie des quatre mouvements, la loi statistique qui rend compte de la marge d’erreur admissible en calcul social n’est toujours pas stabilisée, puisque cette marge reste susceptible de variations, de plus faible amplitude toutefois qu’en 1806, puisque la fourchette dans laquelle fluctue la proportion de vérité s’étend désormais de sept huitièmes à huit neuvièmes ! Dans le traité de 1808, Fourier précise le sens de ce qu’il appelle désormais la « loi de l’exception », dans des termes qu’il reprendra d’ailleurs mot pour mot quinze ans plus tard, dans l’avant-propos du Traité de l’association domestique agricole :

‘ « Les calculs sur l’attraction et sur le mouvement social sont tous sujets à l’exception d’un huitième ou d’un neuvième : elle sera toujours sous-entendue lors même que je n’en ferai pas mention. Par exemple, si je dis en thèse générale : les civilisés sont très malheureux, c’est dire que les sept huitièmes ou les huit neuvièmes d’entre eux sont réduits à l’état d’infortune et de privation ; qu’un huitième seulement échappe au malheur général, et jouit d’un sort digne d’envie.
Si j’ajoute que le bonheur dont jouit le petit nombre des civilisés, est d’autant plus fatigant pour la multitude que les favoris de la fortune sont fréquemment les moins dignes de ses bienfaits, l’on trouvera encore que cette assertion comporte l’exception d’un huitième ou d’un neuvième, et l’on verra une fois sur huit la fortune favoriser celui qui en est digne ; cette ombre d’équité ne sert qu’à confirmer l’injustice systématique de la fortune dans l’ordre civilisé.
Je conclus que l’exception d’un huitième ou d’un neuvième que l’on pourra appliquer à toutes mes assertions, ne servira qu’à les confirmer : il sera donc inutile à moi de mentionner l’exception sur chaque thèse, et inutile au lecteur d’élever cet argument qui tournerait à l’appui de ce que j’avancerai : j’aurai soin de reproduire plus d’une fois cette observation qu’on pourrait facilement oublier.
L’exception n’est pas fixée invariablement au huitième ni au neuvième, elle varie du plus au moins, mais celles du huitièmes et neuvième sont les plus fréquentes, et celles qu’on peut admettre en calcul général »678.’

De façon révélatrice, la seule précision apportée en 1822 au rappel de la loi de l’exception concerne, une fois de plus, la détermination de sa proportion. Fourier indique en effet que « ‘l’exception n’est pas fixée invariablement au 8e. ; elle varie depuis le 1/3 jusqu’au 100e. et 1000e. : son terme le plus commun est le 8e. ou le 9e’ »679. C’est donc ce terme le plus commun qu’il se contentera d’indiquer habituellement. Ce qui frappe dans la succession des précisions apportées par Fourier sur la proportion de l’exception, c’est qu’en définitive, et de façon finalement très cohérente, la loi de l’exception connaît elle-même des exceptions ! La fonction de la loi de l’exception et de sa variabilité est conforme au sens commun, dans la mesure où, comme il l’affirme lui-même, « ‘le 8e. d’exception confirme la règle’ »680. Mais cette confirmation a une pluralité de significations entremêlées : tout d’abord, de façon très explicite, l’exception confirme la règle en la rendant sensible. Dans l’exemple qui précède, c’est bien parce qu’il arrive qu’exceptionnellement les fortunes ne soient pas imméritées, que la loi énoncée apparaît dans toute son injustice. La loi de l’exception instaure ici une hétérogénéité dans les trajectoires sociales sans laquelle l’injustice commune n’est pas pensable.

Si l’exception particulière à chaque règle la confirme en la rendant visible, la généralisation de la loi de l’exception, « toujours sous-entendue » même si elle n’est pas systématiquement mentionnée, sert à confirmer l’ensemble de la théorie, en prévenant par avance les critiques qui pourraient être adressées dans le détail à l’une ou l’autre des propositions qui la constituent. L’instauration de la loi de l’exception rend en effet d’une certaine façon les énoncés de Fourier «infalsifiables», dans la mesure où ils sont présentés comme résultant prétendument d’une observation «statistique» : une observation qui contreviendrait à la règle «moyenne» ainsi établie ne peut plus apparaître dès lors que comme une simple irrégulatité statistique de celle-ci. D’une certaine façon, la loi fouriériste de l’exception, parce qu’elle s’applique à des observations quantitatives dont on ne peut que reconnaître la constante faiblesse empirique, trahit (en cherchant à le masquer) le caractère presque uniquement idéologique du recours à la « statistique » dans la stratégie de rationalisation des études sociales mise en oeuvre par Fourier.

Notes
671.

FOURIER, OC06 (1829a), « Complément de la première partie. Duperie des détracteurs ; secte Owen », p. 153 (1973 : 198).

672.

FOURIER, OC06 (1829a), p. 362.

673.

FOURIER, OC06 (1829a), p. 363.

674.

FOURIER (1847a).

675.

FOURIER, OC05 (1822), p. 187.

676.

FOURIER, OC04 (1822), p. 431.

677.

FOURIER, OC06 (1829a), pp. 371-372

678.

FOURIER, OC01 (1808b), « De l’exception », p. 28 (1999 : 147) ; FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 60.

679.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 61.

680.

FOURIER, OC03 (1822), p. 313.