3.011La manie taxinomique

Pour Durkheim, la sociologie, pour parvenir à la scientificité, doit décrire les choses telles qu’elles sont, et la meilleure façon d’y parvenir consiste à les regrouper au sein d’ensembles cohérents, de « types » ou de « classes » qu’il s’agira de définir : la raison en est, selon lui, que « la science ne peut décrire les individus, mais seulement les types »681. Mais il ajoute que la philosophie, quand elle a pris les sociétés pour objets, n’a pas essayé depuis Aristote jusqu’au XIXe siècle, de classer autre chose que des formes d’Etats. Au regard de ce jugement de Durkheim, on peut donc reconnaître à Fourier le mérite d’avoir chercher à classer des objets plus triviaux, d’avoir en fait cherché à tout classer, même ce qu’on pensait inclassable, pour montrer justement qu’une science du social, descriptive et classificatoire, était possible.

Les exemples de classifications fouriéristes sont très nombreux, et frappent surtout par la diversité des objets auxquels s’applique l’effort taxinomique. Sans entrer dans leur détail, on mentionnera ici notamment, le « tableau synoptique des 36 caractères du commerce civilisé »682, la classification des banqueroutes683, le « tableau des disgrâces de l’état conjugal »684, et celle qui reste sans doute la plus célèbre et la plus originale de toutes, la classification des différentes sortes de cocus, dont la Théorie des quatre mouvements de 1808 ne présente qu’un extrait, et qui fut restituée dans sa version complète, d’après son manuscrit original, en 1925, sous le titre de Hiérarchie du cocuage 685. Et l’on peut de plus faire remarquer que chez Fourier, comme d’ailleurs chez Saint-Simon, l’emploi du terme de « classe » pour désigner des groupes sociaux particuliers relève bien plutôt d’un emprunt au langage des sciences de la nature que d’une préfiguration de l’analyse marxiste des classes sociales. En effet, alors que l’emploi du terme de classe semble appliqué à la désignation d’une hiérarchie entre les groupes sociaux la fin du XVIIIe siècle, chez Fourier il semble perdre sa qualité hiérarchisante pour ne désigner qu’une simple subdivision horizontale de la population.

Fourier se montre, dans la justification de sa « taxomanie », ou manie classificatoire, particulièrement sensible au prestige dont jouissent dans la première moitié du XIXe siècle les taxinomies de Buffon et de Linné, comme il le suggère lui-même dans son « Avant-propos » du Traité de l’association domestique agricole : puisque « ‘les naturalistes, dans leurs leçons sur l’étude des règnes, recommandent comme boussole d’harmonie le classement par groupes et séries, pourquoi ne pas adopter ce mode de distribution en classement et mécanisme des passions ? ’»686. Dans un des manuscrits publiés par La Phalange entre 1845 et 1851, la référence aux naturalistes est plus précise encore, puisque Fourier indique « ‘qu’il faut au classement matériel des Linné et des Buffon allier le classement passionnel ’»687. Ce qui apparaît finalement ici, c’est que la manie taxinomique qui parcourt l’ensemble de son oeuvre est clairement déterminée par la volonté de procéder dans le domaine des études sociales de la même façon que dans les sciences de la nature, et si les classifications de Fourier peuvent apparaître fantaisistes par ce qu’elles classent et la façon dont elles le classent, elles ne le sont certainement pas dans leur finalité, qui est de revêtir le discours de ce qui est considéré dans la première moitié du XIXe siècle comme un attribut fondamental de la scientificité.

Finalement, par la représentation de la genèse de sa doctrine sociale comme une «découverte», mais aussi par l’usage abondant qu’il y fait de principes taxinomiques transposés des sciences de la nature et d’une «loi de l’exception» d’apparence statistique, Fourier entend clairement signifier l’ambition scientifique de la description qu’il propose du «mouvement social». Et c’est cette ambition que la stratégie d’assimilation de l’oeuvre de Fourier à la tradition utopique a eu pour effet de masquer ou de nier. Plus généralement, c’est de la stratification de ces stratégies de rationalisation de la pensée et de leurs effets qu’est faite la définition de la science, dans son acception la plus générale aussi bien que dans son application aux études de l’homme et des sociétés. Dans un cas comme dans l’autre, ce qui apparaît alors, c’est que la définition du concept de science n’est pas donnée une fois pour toutes : la science a une histoire, et donc nécessairement la notion de science en a une aussi.

En conséquence, ce que l’on entend aujourd’hui par la « science » ou la « scientificité » est différent de ce que l’on entendait par là au XIXe siècle688. Et même, au sein d’un moment historique déterminé, il a pu y avoir des définitions contradictoires et concurrentes de ce qu’est la science, et des critères par lesquels elle se reconnaît. Ces contradictions et ces oppositions témoignent en fait du travail d’élaboration des critères de la scientificité, qui apparaissent alors comme à la fois les enjeux et les produits de la lutte, au sein d’un champ scientifique donné, pour l’élaboration des critères légitimes de jugement des productions, c’est-à-dire des critères qui pourront être imposés avec succès à tous les agents qui prétendent agir au sein de ce champ.

Notes
681.

DURKHEIM Emile (1966), «La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale», Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Marcel Rivière et Cie, pp.25-113, traduction de la thèse latine, éditée par Georges Davy, p. 36.

682.

FOURIER, OC03 (1822), p. 219.

683.

FOURIER, OC05 (1822), p. 124, cité par MORILHAT (1991), p. 57.

684.

FOURIER, OC05 (1822), p. 69, cité par MORILHAT (1991), p. 67.

685.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 127 ; FOURIER Charles (1925), Hiérarchie du cocuage. Edition définitive colligée sur le manuscrit original par René Maublanc, Paris, Ed. du Siècle, 137 pages, publ. par René Maublanc.

686.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 54.

687.

FOURIER (1848), in OC12, p. 141.

688.

C’est dans ce sens-là qu’il faut comprendre cette affirmation de Christophe Prochasson : « Fourier est un savant de son temps » (PROCHASSON (1997), p. 81).