Chapitre VIII.011La science fouriériste de l’analogie

Un rapide parcours des jugements portés généralement sur l’oeuvre de Charles Fourier, suffit à montrer que les signes extérieurs de scientificité dont elle se pare n’ont guère convaincu de la validité de sa prétention scientifique. Par exemple, les propos tenus par Clémence Royer689 lors du banquet donné en 1882 à l’occasion du cent dixième anniversaire de la naissance de Charles Fourier, tels qu’ils sont rapportés par Charles Pellarin dans un compte-rendu manuscrit qui se trouve dans le fonds ENS, sont particulièrement révélateurs de cette défiance :

‘ « Mad. Clémence Royer, personnalité bien connue dans le monde de la science et des lettres, auteur d’importants travaux d’anthropologie et d’économie sociale, Mme Royer prend la parole. Je ne suis pas, dit-elle, phalanstérienne, J’ai lu les ouvrages de Fourier pendant mon exil en Suisse, après le 2 décembre. J’ai admiré l’ingéniosité du système, mais ne le trouvant pas assez scientifique, j’ai passé outre, pensant qu’il y avait mieux. Je n’en suis pas moins sympathique à l’oeuvre de Fourier et heureuse de me joindre aux disciples qui fêtent son anniversaire »690.’

A travers la façon dont le militant et journaliste Charles Limousin691 choisit de répondre aux réserves émises par Clémence Royer sur la scientificité de l’oeuvre de Fourier, se dessine, au-delà des «parures» scientifiques dont elle s’habille et qui ont été décrites rapidement plus haut, ce qui constitue le fondement général de la stratégie de rationalisation de la réflexion sociale mise en oeuvre par Charles Fourier. Charles Pellarin, dans son compte-rendu, rapporte en effet qu’à la suite du toast critique de Clémence Royer, « ‘M. Limousin porte un toast à la vérification du caractère scientifique du système de Fourier. Répondant à Mme Clémence Royer, il déclare que le caractère scientifique est plus réel que celle-ci ne le croit. Au point de vue psychologique Fourier a fait une découverte considérable : celle du caractère essentiellement irréductible des mobiles de l’être humain qu’il a appelés les passions. Les passions sont à l’être humain ce que les affinités sont aux corps chimiques’ ». L’affirmation, selon laquelle le « caractère scientifique » de son oeuvre réside dans le fait qu’il a démontré que « ‘les passions sont à l’être humain ce que les affinités sont aux corps chimiques ’», éclaire parfaitement un des mécanismes essentiels de la stratégie de rationalisation mise en oeuvre par Fourier : son fondement général est celui de l’analogie.

Dans son sens le plus général, on peut définir l’analogie comme désignant un discours dont la finalité est d’établir une ressemblance entre deux objets de pensée essentiellement différents. Jean-Michel Berthelot, étudiant la prégnance de l’analogie dans Les règles de la méthode sociologique d’Emile Durkheim, la définit comme « ‘à la fois un procédé heuristique et un processus d’étayage et de légitimation cognitifs, fondés sur la comparaison entre un domaine M censé connu et un domaine M’ à connaître’ »692. Le postulat qui justifie l’analogie, c’est celui d’après lequel M a la même structure, la même organisation que M’. Autrement dit, l’analogie ne démontre pas cette identité, elle la postule. Dans le vaste domaine rhétorique que recouvre ainsi la notion d’analogie, il apparaît possible, comme le fait systématiquement Judith Schlanger dans Les métaphores de l’organisme 693, de distinguer deux sous-ensembles de pratiques discursives, apparentés mais pourtant différents. Et même si Judith Schlanger se refuse à conceptualiser de façon tranchée cette distinction, il reste toutefois possible de reconstituer, à partir de l’ensemble de sa réflexion, les types idéaux de ces deux sous-ensembles qui, s’ils ne s’incarnent sous leur forme pure dans aucun discours savant, permettent cependant de définir les bornes du champ des discours analogiques. Il y aurait ainsi, à une des extrémités de l’échelle, ce qu’elle nomme une « analogie sobre », qui se limite à l’importation, dans un domaine de la connaissance, de termes, de méthodes et d’outils validés dans un autre domaine, mais non des résultats qu’ils ont permis d’obtenir. C’est ce qu’avec Judith Schlanger on pourrait appeler « l’analogie méthodologique »694, une forme contrôlée et prudente de l’analogie, consciente d’elle-même et de ses artifices, dont les contours sont d’ailleurs parfaitement tracés par l’avertissement de Kant cité par Judith Schlanger : analysant l’habitude prise en philosophie politique de comparer l’État gouverné par des lois à un corps animé et l’État despotique à une simple machine, Kant prévient que « ‘dans les deux cas ce n’est qu’une représentation symbolique ; car s’il n’y a aucune ressemblance entre un État despotique et un moulin à bras, il y en a une entre les règles de réflexion sur ces deux objets et leur causalité’ »695. L’analogie méthodologique n’est donc qu’une analogie de moyens, c’est-à-dire qu’elle se contente d’une certaine façon de supposer que l’un et l’autre de ses termes, ici l’État despotique et le moulin à bras, sont connaissables par la mise en oeuvre de moyens analogues.

C’est bien à cette conception prudente et sobre de l’analogie que Durkheim rattachait d’ailleurs l’usage que lui-même faisait du modèle biologique, quand il proclamait que « ‘toutes les comparaisons possibles entre les organismes et les sociétés, entre les consciences individuelles et les consciences collectives, ne sauraient, à elles seules, nous donner la moindre loi. Ce sont des procédés préparatoires, que les sciences emploient utilement dans leur période héroïque, mais dont elles doivent ensuite se débarrasser»’ 696. A ses yeux, la comparaison entre le règne biologique et le règne social présentait un double « avantage provisoire » : le premier est de l’ordre de l’effet rhétorique, dans la mesure où l’analogie biologique permet de « ‘mieux faire sentir’ ‘ tout ce qu’il y a de spontané dans la vie sociale et qu’elle résulte de causes internes, comme toute espèce de vie, non d’impulsions extérieures et mécaniques’ »697. Comme Durkheim le soulignait déjà lui-même dans un texte beaucoup plus ancien, « ‘l’imagination savait désormais où se prendre’ »698. Le second « avantage provisoire » de l’analogie biologique chez Durkheim était plutôt stratégique, dans la mesure où elle lui permettait, en affirmant l’unité de la nature, d’affirmer la nécessité de l’unité du savoir : il s’agissait de faire sentir cette fois la nécessité de rompre avec le « préjugé dualiste » que constituait ‘« la tendance générale à mettre les hommes et les sociétés en dehors de la nature, à faire des sciences de la vie humaine, soit individuelle soit sociale, des sciences à part, sans analogues699 parmi les sciences physiques, même les plus élevées»’ 700. Selon Durkheim, c’était ce préjugé qui constituait l’obstacle majeur la constitution comme science de l’étude des phénomènes sociaux, et qu’il entendait donc combattre par le recours à l’analogie. Autrement dit, l’analogie méthodologique ne saurait se substituer à l’explication, mais elle reste «provisoirement» précieuse parce qu’elle facilite la représentation des phénomènes sociaux en même temps qu’elle facilite la représentation de l’étude des phénomènes sociaux comme une véritable science.

On peut sans doute considérer que les signes extérieurs de scientificité dont Fourier «pare» son discours — qu’il s’agisse bien sûr de la taxinomie empruntée aux sciences naturelles, mais aussi de la loi statistique de l’exception ou même, à la limite, de la rhétorique de la découverte — relèvent, évidemment sans l’incarner de façon pure ou idéal-typique, de l’analogie méthodologique. En particulier dans le cas de la taxinomie, les façons dont Fourier l’utilise dans l’ensemble de son oeuvre et justifie son emprunt aux sciences naturelles701, montrent que ce qui est importé dans ce cas précis, c’est bien une technique d’organisation des connaissances, non ces connaissances elles-mêmes. La question qui se pose maintenant est de savoir si tous les emprunts faits par Fourier dans d’autres champs de connaissance que celui des études sociales, témoignent de la même prudence et de la même sobriété, s’ils relèvent tous plus ou moins de ce que l’on a appelé ici l’analogie méthodologique.

Ces emprunts, que l’on va examiner maintenant, sont nombreux : le plus évident et le plus prégnant d’entre eux est celui par lequel il inscrit sa théorie dans la continuation directe de celle de Newton, en transposant la loi de l’attraction universelle du mouvement matériel au mouvement social ; mais même si cette transposition fondatrice est la plus visible, elle ne constitue pas la seule analogie à l’oeuvre dans le discours de Fourier, qui a en fait accumulé les emprunts rhétoriques, aux mathématiques et aux sciences physiques bien sûr, aux sciences de la nature aussi, puisque la métaphore de l’organisme est aussi présente chez lui, et même à la musicologie. Or, il n’est pas certain que tous ces emprunts relèvent de l’analogie sobre que décrit Judith Schlanger. Comme elle le montre en effet, non pas précisément à propos de Fourier mais de façon très générale, l’analogie est toujours susceptible de se dégrader en métaphore : la métaphore, en termes strictement linguistiques, se distingue de l’analogie par la disparition de l’élément qui signifiait formellement la comparaison ; plus encore, alors que dans l’analogie les éléments du comparé et du comparant sont articulés, dans la métaphore les éléments du comparant se substituent à ceux du comparé.

Le risque que pointe Judith Schlanger est donc celui, classique, d’une contamination des fins par les moyens, « ‘comme si la méthode impliquait la nature de l’objet à connaître »’ 702. A l’autre extrémité de l’échelle des formes de recours possibles à l’analogie, il y en a donc un usage incontrôlé et substantialiste : c’est ce que l’on pourrait appeler cette fois, en adoptant à nouveau une expression employée par Judith Schlanger, la « métaphore morphologique », qui est une analogie de résultats et non de moyens. De cette dérive, l’organicisme social de la fin du XIXe siècle, représenté par Paul Lilienfeld, Herbert Spencer, ou René Worms en France, constitue évidemment un cas exemplaire. Entre les deux bornes que constituent donc d’une part l’analogie méthodologique et d’autre part la métaphore morphologique, se déploie une échelle continue de la rhétorique analogique, sur laquelle il convient d’essayer de localiser précisément les analogies particulières décelables chez Fourier, en fonction de l’ampleur de la dérive « substantialiste » que l’on pourrait y reconnaître.

Notes
689.

Clémence Royer fut la première femme à enseigner à la Sorbonne, et la première femme en France membre d’une société savante, la Société d’anthropologie. Philosophe, anthropologue, préhistorienne, elle fut la première traductrice de Darwin en France (L’évolution de l’espèce humaine, 1862), et l’auteur de nombreux ouvrages publiés sous son nom ou sous le pseudonyme d’Opportune Fervent, parmi lesquels une Théorie de l’impôt (1862), et une Vie politique de François Arago (1880). Voir MILICE Albert (1926), Clémence Royer et sa doctrine de la vie, Paris, 232 pages ; FRAISSE Geneviève (1995), Clémence Royer philosophe et femme de science, Paris, La Découverte.

690.

PELLARIN Charles, Brouillon du compte-rendu du banquet annuel en l’honneur de la naissance de Charles Fourier, [1882, manuscrit (ENS 4/2/1).

691.

Gérant et collaborateur de très nombreux périodiques dans la seconde moitié du XIXe siècle, Charles Limousin fut brièvement membre de l’AIT, en 1865 et 1866. Il fut, en particulier, un militant du mouvement coopératif. A la fin de sa vie, il se disait non pas socialiste, mais «socionomiste».

692.

BERTHELOT (1988), p. 44.

693.

SCHLANGER Judith (1971), Les métaphores de l’organisme, Paris, Jean Vrin, 269 pages. La remarquable étude de Judith Schlanger, même si elle est plus spécifiquement consacrée aux analogies organicistes, a souvent servi de guide dans cette sous-partie. Ses réflexions sur l’influence du modèle newtonien d’une part, et ses remarques sur la démarche de Fourier, disséminées tout au long de l’ouvrage, nous ont été extrêmement précieuses.

694.

SCHLANGER (1971), p. 138.

695.

KANT Emmanuel, Critique du jugement, § 48, cité par SCHLANGER (1971), p. 256.

696.

DURKHEIM (1900), p. 125. Pour de plus amples développements sur le rôle de l’analogie biologique dans le projet durkheimien, voir BERTHELOT (1988), « Analogie biologique et enracinement «thématique» », pp. 41-56.

697.

(0524) {DURKHEIM (1900), p. 123. Souligné par nous.

698.

DURKHEIM Emile (1987), «Cours de science sociale, Leçon d’ouverture», La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, pp.77-110, reproduction d’un texte paru dans la Revue internationale de l’enseignement, XV, p. 93.

699.

C’est moi qui souligne.

700.

DURKHEIM (1900), p. 113.

701.

Cf. supra, « La manie taxinomique », ch. VII, D, 3.

702.

SCHLANGER (1971), p. 166.