A.011Le modèle mécanique

Comment faire admettre ce qui est nouveau, le rendre familier ? Où puiser ? Si, comme l’écrit Judith Schlanger, la pensée rationnelle est fondamentalement « bricoleuse », c’est parce qu’elle « ‘emprunte ses éléments de construction là où elle les trouve, autour d’elle, (...) dans les secteurs de la vie intellectuelle qui lui apparaissent comme privilégiés, et qui souvent possèdent le caractère évident de la mode en même temps que le caractère exemplaire de la rationalité’ »703. Il n’est pas difficile dès lors de comprendre pourquoi le modèle newtonien s’est imposé à Fourier à la fin du XVIIIe siècle. Parmi les nombreuses propositions que recèle l’oeuvre d’Isaac Newton, aussi bien en mathématique avec la formalisation du calcul différentiel et intégral, qu’en optique, c’est évidemment sa théorie de la gravitation qui a le plus profondément marqué l’histoire de la science.

Avant d’en venir à l’examen de la place occupée par la référence à Newton dans la pensée de Fourier, il convient tout de même de souligner que ce dernier, même s’il en a donné selon Judith Schlanger « ‘l’exemple le plus frappant et le plus systématiquement élaboré ’»704, ne fut pas le seul en réalité à recourir à cette analogie. On la trouve en effet dès le XVIIIe siècle chez un certain nombre de penseurs, parmi lesquels Morelly705, Hume, Helvétius ou Claude de Saint-Martin706, ou même dans des utopies comme le Voyageur philosophe de Daniel Jost de Villeneuve707. On la retrouve encore au tout début du XIXe siècle chez Georges Cabanis, pour qui la sympathie morale est un prolongement direct de l’attraction matérielle708. En fait, le paradigme newtonien fascine de très nombreux auteurs, et chacun essaie de l’étendre aux phénomènes moraux709. Surtout, on trouve un usage du modèle newtonien, presque exactement contemporain de celui de Fourier, dans la pensée de Saint-Simon. Dans un cas comme dans l’autre d’ailleurs, ce qui est importé avec le nom de Newton, c’est d’abord l’image générale de l’unité et de la solidarité des phénomènes naturels rendue par le modèle newtonien. C’est cela en particulier, selon Durkheim, qui a séduit aussi bien Fourier que Saint-Simon :

‘« C’est d’ailleurs un fait remarquable que cette loi purement cosmique a été ‘fréquemment’ invoquée par les théoriciens du socialisme, comme le principe scientifique de leur doctrine. Nous verrons que Fourier lui a fait jouer dans son système un rôle non moins important que Saint-Simon, sans que pourtant on puisse soupçonner le premier d’avoir emprunté l’idée au second. La raison de cette particularité, c’est que cette loi est en effet l’image physique et matérielle de la solidarité ; elle a aussi l’avantage de rattacher ce dernier fait, qui est en apparence tout humain, au reste de la nature, et d’en faire mieux sentir l’irrésistibilité, puisque au lieu de la présenter comme un privilège de notre espèce, elle en montre la nécessité dans le règne biologique et même, plus bas encore, dans le monde des minéraux. En plaçant en dehors de la planète et, par suite, en dehors de l’homme le centre de l’Univers, elle nous incline à admettre plus facilement que c’est en dehors de l’individu que se trouve le centre du système social »710.’

Pour Saint-Simon la nécessité de l’unité de l’univers impose celle de l’unité des lois qui le décrivent, tant dans sa dimension matérielle que morale. Et pour Saint-Simon comme pour Fourier, aucune loi ne rend mieux compte de cette unité que celle sur laquelle Newton a construit son « système du monde » : puisque la loi de l’attraction est universelle, alors, selon Saint-Simon, « ‘il est possible d’organiser une théorie générale des sciences, tant physiques que morales, basée sur l’idée de la gravitation’ »711.

En quoi consiste donc cette loi newtonienne de l’attraction ? Formalisée définitivement dans les Principia en 1686712, elle énonce que la force centripète qu’exercent deux corps matériels l’un sur l’autre, ou force d’attraction, est proportionnelle à leurs masses respectives, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Si la loi newtonienne de la gravitation a si profondément frappé les esprits, c’est certainement en raison de l’alliance de l’extrême simplicité de sa formulation et de l’extrême diversité des phénomènes physiques dont elle permet de rendre compte : universelle, la formule de Newton permet pourtant de décrire des phénomènes locaux d’échelle et d’apparence aussi différentes que la chute des objets vers la surface de la terre, les marées, l’aplatissement de la terre à ses pôles, ou le mouvement des planètes et de leurs satellites, comme il le démontre dans le livre III des Principia, intitulé « Du système du monde ».

L’examen de ce que Fourier emprunte au modèle newtonien doit se faire ici selon des modalités similaires à celles mises en oeuvre par Jean-Michel Berthelot quand il étudie le rôle de l’analogie biologique dans le projet durkheimien : plutôt que de réduire une pensée à l’ambiance intellectuelle du moment dans lequel elle s’élabore, il faut interroger la nécessité épistémologique à laquelle répond le recours à l’analogie713. Simplicité de formulation, universalité, puissance d’unification de théories auparavant distinctes (en particulier la mécanique céleste de Kepler et la mécanique terrestre de Galilée) : telles sont, dans cette perspective, quelques unes des principales raisons qui expliquent le pouvoir de séduction du modèle newtonien. La seconde moitié du XVIIIe siècle, avec les développements d’Euler et d’Alembert, puis de Lagrange et Laplace, et tout le XIXe siècle, fut donc marquée par les conceptions de la physique newtonienne, jusqu’aux remises en cause introduites par la théorie de la relativité et la physique quantique au début du XXe siècle. Le modèle newtonien, en particulier au moment où Fourier élaborait sa doctrine, à la toute fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, symbolisait de façon parfaite la rationalité physique et mathématique, le rejet d’une conception essentialiste et métaphysique au profit de l’induction et de l’expérimentation.

La loi de la gravitation présentait en effet surtout, aux yeux de ceux qui entendaient s’opposer à la métaphysique, l’avantage d’être le résultat d’une induction, à partir de l’observation des trajectoires des planètes autour du soleil, et donc d’être purement descriptive. La première des « Règles qu’il faut suivre dans l’étude de la physique », énoncée par Newton au début du Livre III des Principia, est particulièrement exemplaire de ce refus de la métaphysique : « ‘Il ne faut pas admettre de causes, que celles qui sont nécessaires pour expliquer les phénomènes ’»714. Cette première règle, par laquelle il inaugure la présentation de son « système du monde », constitue un précédent méthodologique fondamental, dans lequel la science des phénomènes naturels devient une forme de savoir autonome, coupée de toute préoccupation métaphysique. Ce qui importe à Newton, c’est que sa loi permet de faire des prédictions mathématiques vérifiables, qui suffisent à la valider ; mais il refuse de se prononcer sur la cause même de la loi de la gravitation, c’est-à-dire sur la nature du mécanisme par lequel la force d’attraction agit. En ce sens, le modèle newtonien marque une rupture fondamentale, non pas seulement parce qu’il modifie la conception du « système du monde », mais aussi et surtout parce qu’il révolutionne la conception du « système de la science ».

La rupture épistémologique que constitue chez Newton le refus, ou plus précisément l’indifférence à la métaphysique, est selon Judith Schlanger « ‘une aubaine pour les révélations dogmatiques des faiseurs de systèmes »’ 715. Et en effet, étant donné le prestige qui est attaché, à la fin du XVIIIe siècle, au modèle newtonien, il ne faut pas s’étonner de le trouver à une place centrale dans une doctrine comme celle de Charles Fourier : le champ des études sociales, en voie de constitution, est encore loin cependant d’avoir la légitimité reconnue aux mathématiques et aux sciences de la nature, et Fourier lui-même, à l’intérieur de ce champ, ne dispose pas non plus de la légitimité personnelle qui a pu être conférée à d’autres (comme Leibniz, d’Alembert, Condorcet ou Laplace pour n’en citer que quelques uns) par leur parcours intellectuel, en particulier par l’autorité qu’ils ont accumulée dans des champs disciplinaires plus élevés dans la hiérarchie des sciences. Fourier a d’ailleurs exprimé très clairement ce sentiment d’un manque de légitimité personnelle dans le « Discours préliminaire » de la Théorie des quatre mouvements, puisqu’il y regrettait d’être « ‘un homme profondément obscur, et qui ne soit recommandé par aucune production antérieure aux connaissances dont le hasard lui livre la clé »’ 716. La référence à Newton s’impose dès lors à lui de façon nécessaire, comme personnification tout autant de l’autorité scientifique que d’une rupture inaugurale d’une nouvelle conception de la science. Ce sont bien d’ailleurs ces deux sens conjoints que l’antonomase, courante à l’époque, vise indissociablement : un Newton, au XVIIIe siècle et encore au XIXe siècle, c’est celui qui «introduit» la science là où elle n’avait pas encore pénétrée, et en chasse la métaphysique.

Fourier serait donc le « Newton de l’âme humaine », selon l’expression forgée par Auguste de Mesmay717 dans l’hommage en vers qui fut lu son enterrement, le 11 octobre 1837. Mais ce jugement s’autorisait moins d’un examen de son système et de l’analogie objective qu’il permettrait de mettre en lumière, qu’en réalité de la proclamation par laquelle Fourier lui-même s’inscrivait, de son propre chef, dans le prolongement de Newton. C’est d’abord lui en effet qui, dans chacun de ses ouvrages, systématiquement et sans exception, présente sa théorie comme étant la continuation dans le domaine social de celle de Newton sur l’attraction matérielle718 . Il l’affirma jusqu’à la fin de sa vie : ‘« Ma théorie est la continuation de celle de Newton sur l’attraction ’»719. Cela dit, la valorisation de sa propre doctrine, qu’attend Fourier de son inscription dans le prolongement de celle de Newton, avait pour corollaire nécessaire une entreprise concomitante de dévalorisation de cette dernière. Comme le souligne Judith Schlanger, ‘« Si être un Newton constitue l’ambition scientifique par excellence, comprendre mieux que Newton la signification de l’attraction et la portée de ses applications, réaliser dans sa plénitude l’oeuvre dont Newton est l’initiateur incomplet, parachever Newton est l’entreprise où se manifeste le mieux la complaisance hâtive du génie inspiré ’»720. Aux yeux de Fourier, si Newton a « préparé le terrain » et « donné le germe » de la théorie sociétaire, alors il n’en est finalement qu’un précurseur, qui n’a de plus exploré qu’un ‘« lambeau très inutile au bonheur’ »721, la partie la plus futile du « système du monde », celle des phénomènes matériels : « ‘Les Français sont accusés de ne savoir que perfectionner et non inventer, d’être avortons en génie. S’ils tenaient à laver leur nation de ce reproche, ils seraient flattés de voir qu’un des leurs jette le gant au monde savant, prétend que les Newton, les Kepler’ ‘, qui croient avoir découvert les lois du Mouvement, n’en ont mis au jour que la cinquième branche, et qu’un Français va dévoiler les quatre autres ’»722.

Le modèle de Newton est d’abord incomplet aux yeux de Fourier parce qu’il ne rend compte que du « mouvement matériel » et délaisse les quatre autres, en particulier le mouvement social auquel il se propose donc d’en étendre les principes. Il l’est ensuite à un second titre parce que, même dans son domaine d’application le plus spécifique, la mécanique céleste, il se présente, selon Fourier en tout cas, comme inachevé. Dans la première phrase d’un passage ajouté en 1841 au « Discours préliminaire » à partir des annotations manuscrites qu’il avait portées sur son exemplaire personnel de la Théorie des quatre mouvements, il apparaît que Fourier reproche en effet à Newton de n’avoir parcouru en astronomie que la moitié du chemin : «‘ Si j’avais affaire à un siècle équitable, qui cherchât franchement à pénétrer les mystères de la nature, il serait aisé de lui prouver que les Newtoniens n’ont expliqué qu’à demi les lois de la branche de mouvement qu’ils ont traitée, la sidérale ’»723.

En quoi, même s’agissant du mouvement matériel, le modèle newtonien est-il incomplet ? Si Newton n’a été capable de fournir qu’une « explication partielle », c’est que, selon Fourier, sa description du mouvement matériel reste « ‘bornée aux effets sans déterminer les causes ’»724. Pour le dire autrement, Newton se serait contenté de décrire, sans donner les causes. Constituant l’essentiel de l’additif de 1841 au « Discours préliminaire », la longue litanie des questions que, selon Fourier, Newton a laissées sans solution, et auxquelles lui-même prétend pouvoir répondre « pertinemment » depuis 1814, permet de préciser ce qu’il lui reproche ainsi : parmi cette vingtaine de questions, plus de la moitié d’entre elles commencent par l’adverbe interrogatif « pourquoi » : « Pourquoi Saturne a-t-il des anneaux lumineux et Jupiter point (...) ? » ; « Pourquoi la Terre a-t-elle une lune et Vénus point ? »725, etc.

Ce que trahissent ces questions, auxquelles Fourier prétend donc pouvoir répondre, c’est la persistance dans son système scientifique d’une tentation métaphysique dont Newton avait fait l’économie, plus ou moins volontairement : si le « système du monde » proposé par Newton dans les Principia témoigne d’une grande prudence vis-à-vis des questions métaphysiques, c’est bien sûr en grande partie par choix, comme le montre la première règle du début du Livre III ; mais, pour donner en partie aussi raison à Fourier, cela ne signifie pas pourtant que Newton était satisfait de la neutralité de sa science, dans la mesure où, n’ayant pas étendu le champ de la connaissance certaine jusqu’aux causes de la force, les Principia demeuraient à ses yeux inachevés726. Ce n’est que plus tard, en particulier dans le positivisme, que cet inachèvement, cette modestie inductiviste, furent transmués en une forme de perfection scientifique. Ce dont témoigne en définitive le manque de prudence qui le pousse même à qualifier Newton, dans un de ses manuscrits, de « ver de terre »727, c’est que Fourier se tient toujours, dans l’histoire de la science sociale, en deçà de la rupture avec la métaphysique.

Cela étant dit, qu’a retenu concrètement Fourier du modèle newtonien ? Peu de choses en réalité, sinon que «‘ toute la nature est une immense mécanique de sympathies et d’antipathies’ »728. Il a beau proclamer, au tout début de la Théorie des quatre mouvements, avoir compris que « ‘les lois de l’attraction passionnée étaient en tout point conformes à celles de l’Attraction matérielle, expliquées par Newton’ ‘ et Leibnitz’ »729, il est très difficile de trouver, dans l’ensemble de son oeuvre, une quelconque application précise des principes du modèle newtonien. En fait, les chapitres traitant de la métempsycose d’une part, et d’autre part de la répartition des bénéfices en association, constituent les seuls endroits dans toute son oeuvre où il propose des lois analogues à la loi newtonienne. S’agissant de la métempsycose, Fourier propose en effet cette formule fameuse, qui lui servit d’ailleurs d’épitaphe, selon laquelle « ‘les attractions passionnelles sont proportionnelles aux destinées essentielles »’ 730 : cette loi, construite « ‘en type géométrique sur la loi des aires proportionnelles aux temps’ »731, énonce que chaque homme ayant reçu des doses d’attraction adaptées à sa destinée essentielle qui est l’état harmonien, et non la civilisation, il s’ensuit que pour les satisfaire, la seule vie intra-mondaine ne lui suffit pas ; il est par conséquent appelé d’une part à conserver dans « l’autre vie » un usage intégral de ses passions que lui refusent les dogmes religieux, d’autre part à «papillonner» entre cette autre vie et la vie intra-mondaine, selon le principe de la métempsycose, pour satisfaire dans chacune alternativement ses passions encore inassouvies ! Force est de constater ici que l’analogie avec le modèle newtonien, loin d’avoir servi à une rationalisation de la pensée, étaye au contraire l’un des développements les plus fantaisistes de la théorie de Fourier. Lui-même en a d’ailleurs bien conscience, puisqu’il fait précéder ce développement de cet avertissement :

‘« Supposons, sur tout ce qui touche aux affaires ultra-mondaines, que je ne sois qu’un philosophe, qu’un faiseur de système : je puis user du droit qu’ont eu avant moi cent mille philosophes qui ont fait des systèmes sur l’un ou l’autre monde. Si je me trompe, je répondrai, errare humanum est »732.’

C’est à propos de la question de la répartition des bénéfices en association que l’on trouve la seconde expression d’une analogie avec la loi de Newton : Fourier indique en effet qu’en harmonie, cette répartition se fera « en raison directe des masses de capitaux » et « en raison inverse des distances de capitaux », tandis qu’en civilisation elle se fait au contraire en raison directe des distances de capitaux733. Cela signifie qu’il est normal que les actionnaires, au moment de la répartition des bénéfices, « reçoivent d’autant plus qu’ils ont d’actions » ; en revanche un des effets de l’accord de générosité, « impulsion centrifuge » de l’équilibre de répartition qui n’existe pas en civilisation, sera que les plus riches, même si leurs contributions en travail et en talent sont importantes, se contenteront des bénéfices de leur capital et renonceront aux autres, préférant les redistribuer. Et l’ampleur de cette redistribution sera proportionnelle aux «distances» de fortune entre riches et pauvres.

Voilà sans doute l’autre seul écho analogique de la loi de l’attraction, et encore convient-il de noter que sa précision est toute relative, puisque l’équilibre dans cette répartition s’établit, de l’aveu même de Fourier, en raison inverse des distances, et non en raison inverse du carré des distances. Mais la réfutation par Fourier de cet objection « d’analogie mathématique » (comme lui-même la nomme) est encore plus absconse que la loi de répartition évoquée ci-dessus : les hommes, étant des créatures de premier échelon harmonique, gravitent autour du luxe (passion pivotale) « en raison inverse de la 1re. puissance, ou somme simple des distances », tandis que les planètes, créatures d’échelon supérieur, gravitent autour du soleil « en raison inverse de la 2e. puissance ou carré des distances ». La conclusion de Fourier est sans appel : « ‘L’homme n’étant que de bas degré, que dernier échelon des créatures harmoniques, il doit graviter en raison inférieure d’un degré puissanciel à celui de la planète ’»734 !

En réalité, nulle part dans l’oeuvre de Fourier la théorie newtonienne n’est présentée de façon détaillée : pour toute précision, il se contente d’indiquer que Newton a permis de calculer « le poids de chaque planète », calcul qu’il juge d’ailleurs « inutile et de pure curiosité » : « ‘Que nous sert de savoir le poids de chaque planète’ ? »735. Du reste, Fourier semble lui-même l’avouer, il serait de toutes façons bien en peine de détailler la théorie newtonienne, puisque, écrit-il au tout début de la Théorie des quatre mouvements, « ‘ses calculs sont si transcendants que le vulgaire scientifique n’y avait aucune prétention ’»736. Quel peut-être alors le sens, finalement, du recours au modèle newtonien dans la pensée de Fourier ? Pour le comprendre, il faut se saisir de la contradiction apparente entre l’omniprésence de la proclamation de la référence à Newton et la pauvreté des emprunts réels à son modèle. De tous les noms propres cités dans l’oeuvre de Fourier, « Newton » est sans conteste celui qui présente le plus grand nombre d’occurrences, loin devant Voltaire et Rousseau ; mais Newton, le plus souvent « nommé », n’est pas « cité » une seule fois ! Force est donc d’en conclure que c’est d’abord le nom que Fourier entend importer, et non pas le modèle. Il ne s’en cache d’ailleurs guère : « ‘En produisant cette théorie générale du Mouvement, il faudrait pouvoir l’étayer d’un grand nom pour assurer l’examen et l’épreuve. Si c’était Newton, ou l’un de ses rivaux, de ses continuateurs, comme Leibniz’ ‘, Laplace’ ‘, qui annonçât la ’ ‘Théorie de l’Attraction passionnelle’ ‘, tout lui sourirait’ »737.

D’une certaine façon, qui même si elle ressemble à une boutade cariacturale est loin pourtant d’être seulement anecdotique, Fourier réduit la question à un simple problème de signature, c’est-à-dire d’autorité au sens étymologique : ‘« Si, au lieu de me signer Fourier, je signais Fourington, tout Français me proclamerait sublime génie qui va surpasser Newton’ ‘, enlever le grand voile dont ce grand homme n’a su que soulever un coin »’ 738. Il y a quelque difficulté, finalement, à localiser de façon satisfaisante, sur l’échelle de l’analogie proposée par Judith Schlanger, l’usage que fait Fourier du modèle newtonien : ce n’est certainement pas une analogie méthodologique, dans la mesure où ce n’est que superficiellement que Fourier pare sa propre doctrine des principes inductivistes et de l’effort de mathématisation du monde qui sont au coeur de l’épistémologie newtonienne ; par défaut, ce pourrait être alors en grande partie une analogie morphologique, caractérisée par la simple transplantation d’une terminologie et d’un ensemble d’énoncés en dehors de leur domaine de validité. Mais l’inconsistance des usages qui sont faits par Fourier de la loi newtonienne de l’attraction, rend cette catégorisation tout aussi discutable.

L’emprunt morphologique est chez Fourier si mal étayé qu’il faut bien admettre qu’il ne consiste essentiellement qu’en une tentative d’importation de l’autorité, non des résultats ou de la substance. Fourier ne facilite pas la pensée par la transposition d’un modèle, puisque sa notion d’attraction se passe en réalité très bien de la loi newtonienne. Peut-être conviendrait-il alors d’ouvrir l’échelle de l’analogie utilisée jusqu’ici sur une troisième catégorie idéal-typique, que l’usage fouriériste du modèle newtonien incarne presque parfaitement : une analogie que l’on pourrait qualifier de «métonymique», toujours présente à plus ou moins forte dose dans les deux autres types d’analogie, mais qui dans sa forme pure consisterait simplement en l’invocation incantatoire d’un nom, ici celui de Newton, aux fins de s’approprier l’ensemble des vertus du modèle épistémologique qu’il désigne. En définitive, ce qui réunit sur cette question Fourier et Saint-Simon, sans que ni l’un ni l’autre n’en ait eu conscience d’ailleurs, c’est que, même s’ils lui ont tous deux reproché l’inachèvement de son système, ils ont n’ont guère fait pourtant qu’un usage «métonymique» de Newton : il est aussi peu facile de trouver, dans l’oeuvre de Saint-Simon que dans celle de Fourier, en quoi sa doctrine est une application au monde social de la loi de la pesanteur universelle. Ce qui importe finalement, comme le souligne d’ailleurs Judith Schlanger, ce n’est pas ce que Newton a dit, mais ce qu’il a permis de dire.

Notes
703.

SCHLANGER (1971), p. 20.

704.

SCHLANGER (1971), p. 103.

705.

MORELLY (1755a). Voir MORILHAT (1991), p. 25.

706.

Voir DEBOUT-OLESZKIEWICZ Simone, in FOURIER Charles (1969), Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Paris, J.J. Pauvert, 1ère éd. 1808, 406 pages, Nouvelle édition corrigée et augmentée du Nouveau monde amoureux (Extraits), publ. pour la première fois, d’articles et de documents également inédits, d’une importante introd. par Mme Simone Debout et d’une notice biographique sur l’auteur, appendices, pp. 376-379.

707.

VILLENEUVE (DE) Daniel Jost (1761), Le voyageur philosophe dans un pais inconnu aux habitans de la terre. Par M. de Listonai, Amsterdam, 2 vol., ch. XI, « De l’attraction intellectuelle, pour servir de supplément à la philosophie de Newton », cité par Villegardelle dans sa préface à MORELLY (1755a), p. 11, cité lui-même par BOURGIN (1905a), p. 75.

708.

CABANIS Pierre-Jean-Georges (1815), Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, Caille et Ravier, 1ère éd. 1802, 452 pages, cité par SCHLANGER (1971), p. 105.

709.

Sur cette question, voir GOUHIER Henri (1933-1941), La jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, Paris, J. Vrin, 1933-1941, vol. II, pp. 200-214.

710.

DURKHEIM (1928), p. 236. Dans ce rapide aperçu de l’usage que fait Saint-Simon du modèle newtonien, nous nous appuierons essentiellement sur le cours d’Emile Durkheim.

711.

SAINT-SIMON (DE) Henri, ENFANTIN Barthélémy-Prosper (1865-1878), Oeuvres de Saint-Simon et d’Enfantin. Publiées par les membres du Conseil institué par Enfantin pour l’exécution de ses dernières volontés et précédées de deux notices historiques, Hain, 1865-1878, vol. XI, p. 304, cité par DURKHEIM (1928), p. 209.

712.

NEWTON Isaac (1686a), Philosophiae naturalis Principia mathematica, Cambridge (G.-B.), Cambridge University Press, 1972, 1ère éd. 1686, A. Koyré et I. B. Cohen éd.. Pour une traduction française : NEWTON Isaac (1686b), Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Paris, 1756-1759, 1ère éd. 1686, trad. Mme du Châtelet, 2 vol., réimpression anastatique J. Gabay, Paris.

713.

BERTHELOT (1988), p. 43.

714.

NEWTON (1686b), vol. II, p. 2.

715.

SCHLANGER (1971), p. 103.

716.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 20 (1999 : 137).

717.

Cité notamment par : PELLARIN Charles (1871), Vie de Charles Fourier, Paris, E. Dentu, 284 pages, 5ème éd., p. 238 ; NATHAN (1981), p. 23).

718.

Voir notamment FOURIER, OC01 (1808b), p. 12 ; FOURIER, OC02 (1822), p. 37 ; FOURIER, OC03 (1822), pp. 64, 243 sq. ; FOURIER, OC06 (1829a), p. 538 ; FOURIER, OC07 (1967), p. 361 ; FOURIER, OC08 (1835), pp. 61, 118.

719.

FOURIER Charles, Brouillon de lettre à l’éditeur de La Gazette de France, décembre 1835, AN 10 AS 19 (3), cité par BEECHER (1993a), p. 502.

720.

SCHLANGER (1971), p. 101.

721.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 22. Voir aussi, dans le même ordre d’idées, Voir aussi OC01, 100, 321 ; OC06, 39, 201, 374, 535

722.

FOURIER, OC01 (1808b), « Introduction de 1818 » (1999 : 546).

723.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 21 (1999 : 138).

724.

FOURIER, OC07 (1967), p. 476. Voir aussi FOURIER, OC06 (1829a), p. 201.

725.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 21 (1999 : 138).

726.

Sur ce point, voir DEGANT François (1995), Force and Geometry in Newton’s Principia, Princeton, Princeton University Press, pp. 271 sq.

727.

FOURIER Charles (1849), «L’esprit irreligieux des modernes», La Phalange, novembre-décembre 1849, pp. 385-433, reproduit dans FOURIER Charles, Oeuvres complètes, vol. 12, reproduit in FOURIER, OC03 (1822), p. 582.

728.

FOURIER, OC06 (1829a), p. 65.

729.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 12 (1999 : 129).

730.

Voir en particulier FOURIER, OC03 (1822), « Thèse de l’immortalité bi-composée, ou des attractions proportionnelles aux destinées essentielles », pp. 304 sq.

731.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 72.

732.

FOURIER, OC03 (1822), pp. 308-309.

733.

FOURIER, OC05 (1822), « Répartition hyper-unitaire en raison directe des masses et inverse des distances », p. 505. Sur le même point, voir FOURIER, OC06 (1829a), ch. XXXV, « De l’accord inverse en répartition, ou équilibre par générosité », pp. 368-375.

734.

FOURIER, OC05 (1822), « Objections sur l’harmonie de répartition », p. 515.

735.

FOURIER, OC06 (1829a), p. 201.

736.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 21 (1999 : 137).

737.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 22 (1999 : 139). On retrouve dans la Théorie de l’unité universelle, quinze après, l’expression d’une semblable amertume : « Si le calcul de l’attraction passionnelle avait été trouvé par Newton, il aurait eu la chance d’être adopté d’emblée » FOURIER, OC03 (1822), p. 416.

738.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 324 (1999 : 548).