B.011Le foisonnement analogique

En partie avec raison, la lecture traditionnelle de Fourier envisage sa pensée comme structurée par la métaphore principale que constitue le recours au modèle newtonien, à travers lequel il prétend étendre au monde social les lois de l’attraction établies par Newton pour le monde physique. Pourtant, même si cette figure est effectivement centrale, cela ne signifie pas pour autant que la rhétorique analogique dans la pensée de Fourier s’appuie exclusivement sur le modèle newtonien. Il convient d’insister au contraire sur la coexistence, au sein de son oeuvre, de plusieurs formes de discours analogiques. Or, l’interprétation traditionnelle tend souvent soit à les confondre, soit plus souvent encore à ignorer cette diversité, au profit d’une focalisation exclusive sur l’analogie newtonienne.

Il faut donc, contre cette interprétation, souligner ici la multiplicité et l’enchevêtrement des modèles de pensée sur lesquels s’appuient les développements de la théorie sociétaire, et qui en font une pensée saturée d’analogies : il y a chez Fourier un véritable « foisonnement analogique »739. Il emprunte en effet son vocabulaire et ses images aux sources les plus diverses : pour ne donner qu’un seul exemple de cette saturation analogique, on peut faire remarquer que, s’agissant de la théorie des passions, centrale dans son oeuvre, Fourier, sans jamais renoncer par ailleurs au modèle newtonien, y superpose une terminologie hétérogène empruntée en à la botanique d’une part740, et d’autre part à la musicologie. Au total le vocabulaire dans lequel Fourier décrit le «mécanisme» des passions résulte de l’accumulation de ces différents emprunts : alors que les notions d’attraction et de foyer741 appartiennent à la physique newtonienne, celles de rameaux et de tige appartiennent à la botanique, et celles enfin d’octave, de gamme, de clavier et surtout d’harmonie appartiennent à la musicologie. On pourrait croire du reste que cette hétérogénéité n’a pas été voulue explicitement par Fourier, qu’elle n’est que le résultat accidentel de l’ajout par les disciples, dans l’édition de 1841 de la Théorie des quatre mouvements, du chapitre sur « l’arbre passionnel », qui ne figurait pas dans l’édition de 1808 ; en réalité, il n’en est rien, et Fourier établit lui-même très clairement, dans ce texte, les règles de la correspondances entre les deux analogies botanique et musicale, en indiquant que l’arbre passionnel comporte « ‘douze rameaux formant la gamme passionnelle analogue à la musicale ’»742. Dans la Théorie de l’unité universelle, l’analogie musicale se fait du reste encore plus explicite, et Fourier en proclame clairement la nécessité : « ‘Les passions étant distribuées par 12 comme les sons musicaux, et ayant dans leurs développements une parfaite analogie avec les claviers, octaves et tons musicaux, je ne puis emprunter, pour décrire ces effets, de termes plus techniques, plus précis, que ceux déjà admis en théorie musicale’ »743.

Les emprunts à la botanique, à la zoologie ou à la théorie musicale, même très nombreux, ne suffisent pourtant pas à discuter la centralité de l’analogie newtonienne, tant il est vrai qu’ils n’opèrent pas sur le même plan logique : leur hétérogénité, et leur accumulation dans les chapitres d’exposition descriptive de la théorie, tendent à indiquer que ces emprunts ont plutôt une fonction d’illustration de la pensée ; surtout, ces registres se distinguent du modèle newtonien par le fait qu’aucun «nom propre» ne leur est attaché, ce qui les détache très nettement du pôle «métonymique» de l’espace analogique défini précédemment : il s’agit, en comparant le système des passions à un arbre ou à une gamme musicale, beaucoup plus d’en faciliter la compréhension en ramenant l’inconnu au connu, que d’en tirer un profit symbolique supplémentaire par l’importation dans la science nouvelle de l’autorité d’un modèle d’intelligibilité scientifiquement et socialement plus légitime.

L’accumulation de références locales à d’autres modèles d’intelligibilité ne remettant pas fondamentalement en cause la centralité du modèle newtonien, faut-il en conclure que la théorie sociétaire est fondamentalement mécaniciste ? De fait, l’analogie newtonienne débouche chez Fourier sur une représentation du «mécanisme social» dans laquelle les notions de d’engrenage et de ressort en particulier occupent une place fondamentale. De cette prépondérance, certains, comme par exemple Maurice Lansac dans Les conceptions méthodologiques et sociales de Charles Fourier, ont conclu que chez Fourier la notion de mécanisme se substitue entièrement à celle d’organisme, présentée comme antithétique744. L’incompatibilité que suppose cette opposition apparaît pourtant discutable, dans la mesure simplement où l’analogie organiciste, pourtant supposée antithétique, hante aussi, de fait, la pensée de Fourier et semble contaminer, dès ses premiers textes, l’ordre rhétorique de la doctrine fondée sur le modèle newtonien, en y imposant en différents endroits le sens commun des métaphores biologiques du social. Il semble ainsi que se mêle subrepticement à la doctrine, dès l’origine, une analogie clandestine qui d’ailleurs imprègne l’ensemble des développements des sciences humaines au dix neuvième siècle : l’analogie biologique, qui consiste à décrire l’animation interne des agrégats sociaux non plus seulement en termes mécaniques, mais en termes organiques745.

A bien des égards, l’application du modèle biologique à la société hante de part en part l’histoire de la construction de la sociologie. Ce que démontre Judith Schlanger dans son ouvrage sur la question, c’est que, plus encore que par le modèle newtonien, le XIXe siècle est marqué par le rôle d’archétype de la rationalité joué par la figure de l’organisme. Celle-ci donne lieu du reste à des usages extrêmement diversifiés, qui couvrent l’échelle entière de l’analogie, d’un usage presque strictement méthodologique comme celui de Durkheim746, à la dérive morphologique de l’organicisme social de la fin du XIXe siècle. Après avoir montré les traces laissées par cette figure dans la rhétorique de Fourier, il conviendra donc de la situer sur cette échelle de l’analogie, et de voir comment elle peut coexister avec le recours au modèle newtonien.

Tout d’abord Fourier surajoute l’image du corps humain aux analogies mécanique, botanique et musicologique qui lui avaient déjà servi à faciliter la compréhension de sa théorie des passions. Partant du principe analogique selon lequel « ‘l’anatomie du corps humain (...) est un tableau général de l’Ordre Combiné »’ 747, il établit en conséquence une comparaison entre son squelette et le système des passions, squelette de l’ordre sociétaire :

‘« Sa portion la plus saillante nous montre 12 paires de côtes qui tendent aux trois os du sternum, c’est l’emblème des 12 passions qui, semblables chez les deux sexes, tendent aux trois foyers d’attraction (...). Il y a 7 côtes combinées et 5 côtes incohérentes, de même qu’il y a sept passions spirituelles qui dominent dans l’ordre combiné, et cinq passions matérielles qui dominent dans les sociétés d’ordre incohérent ; une 13e côte, la clavicule, surmonte les 7 combinées et figure la 13e passion, l’harmonisme, formée des 7 spirituelles ; cette passion devant être le principal levier de l’industrie sociétaire, il faut que la clavicule s’unisse au bras qui est levier de l’industrie corporelle »748.’

Mais c’est surtout sa philosophie de l’histoire qui s’étaye de l’analogie biologique749. On a vu que l’histoire humaine selon Fourier s’étend sur une période finie de quatre vingt mille ans, dont le déroulement est analogue à celui d’une vie humaine individuelle, puisque « ‘dans la carrière du genre humain, comme dans celle des individus, les temps de souffrance sont aux deux extrémités »750.’ Entre ces deux extrémités de la «biographie» de l’humanité, il faut donc considérer que « ‘le monde social ou genre humain envisagé en masse, est un corps qui a, comme tout autre, ses quatre âges d’enfance, accroissement, apogée, déclin et caducité »’ 751. Ce que Fourier emprunte d’abord à la figure de l’organisme, ce sont donc les propriétés vitales universelles du développement et de la corruption. Mais cette métaphore ne débouche pas sur l’amertume mystique qu’elle sert habituellement à étayer, puisqu’au contraire Fourier en déduit une sorte de psychologie heureuse des sociétés : « ‘Si l’enfant de six à sept ans ne doit pas s’inquiéter des infirmités qui lui surviendront aux approches de la quatre-vingtième année, comme lui nous ne devons songer qu’au bonheur qui s’approche, et dont le globe n’eut jamais un aussi pressant besoin ’»752.

Il y a enfin chez Fourier un usage terminologique simple de la figure de l’organisme, par lequel, dans certains passages de son oeuvre, il emploie le terme de « corps social » pour désigner la société. Dans la Théorie des quatre mouvements, cet usage est par exemple systématique au sein de la « troisième démonstration » de l’insuffisance des sciences incertaines, intitulée « De la licence commerciale »753. La notion de «corps social» est apparue pendant la période révolutionnaire, et son emploi est attesté à partir de 1792. On ne peut parler à son sujet d’une métaphore directement organique dans la mesure où, comme les notions de «corps constitués» et de «corps électoral» apparues d’ailleurs dans la même période, la notion de «corps social» n’est pas construite directement sur le sens biologique premier du latin «corpus», qui désigne l’organisme vivant, mais à partir de sons sens collectif et figuré, beaucoup plus tardif, qui désigne un groupe formant un ensemble organisé. Indiscutablement, ce sens figuré est construit métaphoriquement sur le sens premier ; mais il n’en reste pas moins que la médiation qui s’établit peut laisser penser que l’emploi de la notion de «corps social» vise moins une référence au corps biologique qu’à des emplois précédents du sens collectif et figuré (corps de garde, corps d’armée, corps politique), qui mettent plus l’accent sur l’organisation, la solidarité, que sur la vitalité. Une analyse strictement identique pourrait d’ailleurs être faite de la façon dont Fourier utilise le mot « phalange » pour désigner le groupement sociétaire élémentaire de 1610 personnes : le terme n’est vraisemblablement emprunté métaphoriquement au vocabulaire anatomique que par la médiation de son acception militaire.

Il y a là une ambiguïté que les écrits de Fourier ne permettent que difficilement de dissiper, dans la mesure où ils ne proposent aucune justification véritablement organisée de l’emploi qu’il fait ici ou là de la notion de «corps social». Toutefois, il reste possible de faire remarquer que c’est presque exclusivement quand il évoque les dégâts sociaux du libéralisme commercial qu’il y recourt, et qu’en une occasion au moins il fait usage d’une métaphore explicitement organique pour décrire la fonction sociale du commerce : « ‘Le commerce étant le lien du mécanisme industriel, étant pour le monde social ce qu’est le sang pour le corps, c’était dans le commerce qu’il fallait s’exercer à introduire la vérité’ »754. Ce qu’implique cet métaphore classique qui consiste à assimiler la circulation des biens à la circulation du sang pour en souligner le caractère «vital», c’est que l’usage que fait Fourier de la notion de «corps social» relève très certainement d’une métaphore directement et explicitement organique : il vise bien plus ici la vitalité que la solidarité.

Mais au-delà de l’attestation du caractère effectivement organique, chez Fourier, de la métaphore dont il fait usage, dans ses dénonciations du commerce, pour désigner la société, cette dernière citation retient aussi l’attention parce qu’elle mêle directement les deux registres métaphoriques, celui du «mécanisme» et celui du «corps», ce qui remet en cause leur incompatibilité supposée. Il y aurait donc bien là l’exemple de ce que Judith Schlanger appelle une « fausse antithèse »755, et cet exemple est loin d’être isolé au XIXe siècle : on trouve la même «confusion» dans le texte fameux où Saint-Simon définit sa « physiologie sociale » :

‘« La société n’est point une simple agglomération d’êtres vivants dont les actions, indépendantes de tout but final, n’ont d’autre cause que l’arbitraire des volontés individuelles ni d’autre résultat que des accidents éphémères ou sans importance ; la société, au contraire, est surtout une véritable machine organisée dont toutes les parties contribuent d’une manière différente à la marche de l’ensemble. La réunion des hommes constitue un véritable être, dont l’existence est plus ou moins vigoureuse ou chancelante, suivant que ses organes s’acquittent plus ou moins régulièrement des fonctions qui leur sont confiées »756.’

Dans la conception saint-simonienne de la société il y a, inextricablement mêlées, la figure de la machine — avec ses « rouages » et ses « ressorts » -, et la figure de l’être vivant, dont témoignent l’abondante terminologie biologique à laquelle il fait appel : corps, vitalité, organes, fonctions, maladie, santé. On pourrait croire que cette confusion est caractéristique seulement du début du XIXe siècle, et qu’elle n’est qu’un témoignage d’une période de transition épistémologique, dans laquelle le prestige du modèle mécaniciste, encore fort, commence cependant à s’estomper, au profit du modèle organiciste. Ce n’est pas certain, puisqu’il est par exemple arrivé à Emile Durkheim, dans les années 1880, de les utiliser encore conjointement pour leurs vertus illustratives : par exemple, dans l’article de 1886 intitulé « Les études de science sociale », il affirme que ‘« les hommes s’attirent entre eux aussi naturellement que les atomes du minéral et les cellules de l’organisme’ »757. Même si ensuite il a clairement opposé les deux modèles dans l’usage qu’il en fait pour distinguer solidarité mécanique et solidarité organique, même si dans l’ensemble, comme le montre Jean-Michel Berthelot, le projet épistémologique durkheimien s’étaye clairement de l’analogie biologique, il reste possible de déceler, du moins dans ses premiers textes, une réactualisation de ce syncrétisme métaphorique qui a parcouru finalement tout le XIXe siècle.

Notes
739.

Ce foisonnement analogique est, au-delà du seul cas de Fourier, caractéristique selon Bernard Lahire del’ensemble des sciences sociales : « Difficile d’échapper à l’analogie, écrit-il, quand on visite le musée du vocabulaire des sciences sociales », qui sont marquée par ce qu’il appelle un « haut degré d’extension analogique » (LAHIRE (2001b), pp. 54-55).

740.

Voir en particulier « L’arbre passionnel et ses rameaux » (FOURIER, OC01 (1808b), pp. 76-82 (1999 : 192-197)).

741.

Les «foyers» sont les buts universels de l’attraction, les fins vers lesquelles convergent toutes les passions humaines, à savoir : la satisfaction des sens, l’organisation en séries, l’unité universelle. Voir FOURIER, OC01 (1808b), p. 82 (1999 : 197).

742.

FOURIER, OC01 (1808b), pp. 76 (1999 : 192).

743.

FOURIER, OC03 (1822), « Aux Disciples pusillanimes ou présomptueux », pp. 188-189. Pour approfondir sur l’analogie musicale dans l’oeuvre de Fourier, voir SCHLANGER Judith (1965), «Bonheur et musique chez Fourier», Revue de métaphysique et de morale, n° 2, pp. 226-239. Judith Schlanger se montre sévère avec la «musique passionnelle» de Fourier, jugeant en conclusion que si éventuellement, l’homme y trouve son compte, « en tout cas pas la musique » (p. 238).

744.

LANSAC Maurice (1926), Les conceptions méthodologiques et sociales de Fourier. Leur influence, Paris, Jean Vrin, 141 pages, index, p. 42.

745.

Pour une étude récente sur cette question, voir GUILLO Dominique (2000b), Sciences sociales et sciences de la vie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Premier Cycle», 2000, 312 pages, index, bibl..

746.

Cf. supra.

747.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 289 (1999 : 392)

748.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 289 (1999 : 393).

749.

Cf. supra, « Philosophie de la nature et philosophie de l’histoire », ch. II, A, 1.

750.

FOURIER, OC01 (1808b) (1999 : 153).

751.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 13, cité, avec une erreur de pagination dans un cas comme dans l’autre, par SCHLANGER (1971), p. 146. et par MORILHAT (1991), p. 110. Voir aussi FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 66 : « Il faut s’élever à concevoir que le genre humain, envisagé comme un seul corps, est sujet aux quatre phases de carrière vitale (...), et qu’il n’en est qu’à la première ».

752.

FOURIER, OC01 (1808b), p. 56 (1999 : 155), cité par SCHLANGER (1971), p. 146.

753.

FOURIER, OC01 (1808b), pp. 222-277 (1999 : 333-379). On trouve une autre occurrence du terme dans FOURIER (1830), p. 77.

754.

FOURIER, OC03 (1822), p. 198.

755.

SCHLANGER (1971), pp. 47-60. Voir aussi, plus récemment, GUILLO Dominique (2000a), «La sociologie d’inspiration biologique au XIXe siècle : une science de l’organisation sociale», Revue française de sociologie, vol. 41, n° 2, avril-juin 2000, p. 251 : Dominique Guillo entend montrer qu’ » une telle opposition est de nature à obscurcir l’histoire de la pensée, plutôt qu’à l’éclairer »

756.

SAINT-SIMON (DE) Henri, De la physiologie appliquée à l’amélioration des institutions sociales, 1813, in SAINT-SIMON, ENFANTIN (1865-1878), vol. XXXIX, p. 177.

757.

DURKHEIM Emile (1886), «Les études de science sociale», La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, pp.987, reproduction d’un texte paru dans la Revue philosophique, vol. XXII, pp. 61-80, p. 212.