Dans le cadre spécifique d’une approche épistémologique de la démarche fouriériste, l’accent a été mis dans la fin de la partie précédente sur le rôle fondateur et légitimant joué chez Fourier par l’usage systématique de figures analogiques, et en particulier par le recours au modèle newtonien. Mais alors que ces différents emprunts ont pu être caractérisés comme plus proches du pôle « morphologique », voire platement « métonymique », de l’analogie que de son pôle méthodologique, la volonté, clairement exprimée dans l’oeuvre de Fourier, d’importer dans le champ des études sociales l’exigence expérimentale qui caractérise les sciences de la nature, peut être au contraire décrite comme relevant beaucoup plus clairement de l’analogie méthodologique. Au sein de la prétention de Fourier à la rigueur scientifique, c’est donc plus précisément l’usage fondateur qu’il fait de la notion d’expérimentation, qu’il s’agira maintenant de prendre pour objet. On va le voir, quelques rares études ont perçu et restitué la centralité de l’expérimentation dans le projet fouriériste, la façon dont elle définit la science sociale dont se réclame l’Ecole sociétaire. Mais la pratique même de la méthode, la mise en oeuvre de l’expérimentation dans les réalisations phalanstériennes, leur histoire par définition indissociable de l’ambition méthodologique qui les suscite, semblent leur rester indifférentes. Deux approches se présentent alors comme alternatives, et au lieu de s’interroger mutuellement, elles s’ignorent : l’approche épistémologique d’une part, l’approche monographique d’autre part. Ce que parvient à saisir l’une, est exactement ce que l’autre rejette en dehors du domaine de son étude : les rares « épistémologies » de l’oeuvre de Fourier négligent de confronter ce qu’elles examinent aux pratiques expérimentales mises en oeuvre — sans doute parce que ces expérimentations, généralement caractérisées comme des «échecs», posent problème à des interprétations qui viseraient à réhabiliter l’ambition épistémologique de l’oeuvre de Fourier. Inversement les monographies de ces expérimentations ne rapportent jamais les pratiques qu’elles prennent pour objet à l’ambition méthodologique qui les a suscitées. C’est cette mise en relation que nous voudrions, sans prétendre aucunement la mener à son terme, avoir au moins inaugurée dans la dernière partie de cette étude.
Il apparaît que si l’effort de rationalisation de la pensée sociale entrepris par Fourier s’appuie formellement sur le modèle newtonien, l’analogie générale ainsi mise en oeuvre se caractérise au moins autant par l’emprunt d’un système doctrinal que par l’importation, à travers ce modèle, de la méthode qui le fonde comme science, la méthode expérimentale. Et pourtant, très peu de questions ont été posées, jusqu’à présent, à la notion d’expérimentation sociale qui s’élabore dans la pensée fouriériste, à son statut vis-à-vis de la doctrine, aux relations qu’elles entretiennent l’une avec l’autre, et a fortiori à la posture épistémologique particulière qu’ensemble elles composent785. La « science sociale » dont se réclament les fouriéristes au XIXe siècle, et qui désigne précisément cette posture, semble consister chez eux autant en une théorie qu’en sa pratique. L’oeuvre écrite de Fourier elle-même se présente presque systématiquement non comme une doctrine, mais plutôt comme un programme de mise en pratique de la doctrine : il a multiplié, plutôt que les grands traités, les textes de propagande, les prospectus, les appels, etc. Au total, il s’agira d’essayer de montrer dans la suite que le fouriérisme se présente tout à la fois comme une « théorie » du social, une réflexion sur la possibilité de fonder scientifiquement cette théorie sur l’importation de la méthode expérimentale, et la mise en oeuvre concrète de cette méthode. Il s’agira donc d’abord de présenter la façon dont l’exigence expérimentale est formulée dans l’oeuvre écrite de Fourier, et les fins que poursuit son invocation, de façon à faire apparaître les contours, à l’intérieur du projet fouriériste, d’une « théorie de la pratique » : celle-ci apparaît alors, selon des modalités plus générales déjà largement commentées, comme un instrument à la fois de la polémique contre la philosophie et de la fondation d’une science nouvelle. Mais on verra ensuite que l’invocation de la méthode expérimentale n’est pas que cela, puisque cette « théorie de la pratique », formulée dès l’origine dans l’oeuvre de Fourier, déboucha sur une « pratique de la théorie », c’est-à-dire sur la mise en oeuvre véritable d’une forme particulière d’expérimentation sociale, vraisemblablement sans équivalent dans l’histoire des sciences sociales.
Deux ouvrages prennent en partie les différentes expérimentations fouriéristes comme objet d’étude : DESROCHE Henri (1975), La société festive. Du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, Paris, Ed. du Seuil, 415 pages ; PETITFILS Jean-Christian (1982), La vie quotidienne des communautés utopistes au XIXème siècle, Paris, Hachette, coll. «La vie quotidienne», 319 pages, bibl.