A.011L’exigence expérimentale

Pourquoi, dans le tri opéré au sein de l’oeuvre de Fourier par ses commentateurs, l’ambition méthodologique spécifique qui s’y formule, construite autour de l’exigence d’une « expérimentation sociale », a-t-elle été négligée de façon aussi générale ? Seuls font exception à cette indifférence générale le travail déjà ancien de Maurice Lansac sur Les conceptions sociologiques de Charles Fourier, et la contribution un peu plus récente de Robert Pagès sur « L’expérimentation en sociologie », qui désigne la doctrine fouriériste comme « ‘la pensée qui se réclame le plus expressément et, sous bien des rapports, légitimement, de la science sociale expérimentale’ »786. Mais s’agit-il réellement d’indifférence ? Ce n’est pas que la notion d’expérimentation sociale chère aux fouriéristes a été jugée peu intéressante, voire infondée ou caduque : dans l’ensemble, elle n’a tout simplement pas été perçue, et donc elle n’a pas été commentée. Il convient pourtant d’attirer l’attention, d’emblée, sur le fait que l’invocation de la méthode expérimentale dans l’oeuvre de Fourier est en réalité loin d’être fortuite ou secondaire ; elle y est au contraire une préoccupation explicite, récurrente et centrale, qui en fonde le projet scientifique.

Dans la Théorie de l’unité universelle, Fourier énonce les « ‘douze devoirs d’étude méthodique’ » auxquels la philosophie a systématiquement failli, et dont l’observation suffit à garantir l’accès à la vérité des objets étudiés. Or, l’une de ces règles méthodologiques fondamentales consiste à « ‘se rallier à la vérité expérimentale, n’admettre que la vérité confirmée par l’expérience’ »787. C’est par fidélité à ce principe méthodologique que Fourier n’a jamais cessé d’appeler, dans tous ses écrits, à la mise à l’épreuve pratique de sa théorie, par la formation d’une « Phalange » de volontaires, leur installation dans un « Phalanstère » et leur organisation en séries agricoles et industrielles dont le produit matériel extraordinaire démontrerait la validité de ses principes. C’est dans un manuscrit datant vraisemblablement de 1803 que l’on trouve la première expression de cette exigence : « ‘Si un plan de réforme est sagement conçu, demande Fourier, pourquoi ne pas l’éprouver d’abord sur divers petits cantons, afin de prévenir les désordres que produirait dans l’empire entier [la mise en oeuvre] d’un système erroné ?’ »788. Et dès le début de la Théorie des quatre mouvements, en 1808, le principe de la vérification expérimentale est à nouveau affirmé :

‘« Et tandis que les sophistes du dix-neuvième siècle répéteront avec ceux du quatorzième qu’il n’y a rien de nouveau à découvrir 789, ne se peut-il pas qu’un potentat veuille tenter l’essai que firent les monarques de Castille ? Ils exposaient peu de chose en hasardant un vaisseau pour courir la chance de découvrir un nouveau monde et d’en acquérir l’empire. Un souverain du dix-neuvième siècle pourra dire de même : Hasardons sur une lieue carrée l’essai de l’association agricole, c’est bien peu risquer pour courir les chances de tirer le genre humain du chaos social, de monter au trône de l’unité universelle, et de transmettre à perpétuité le sceptre du monde à nos descendants »790.’

L’exigence expérimentale de Fourier n’a jamais cessé de croître en importance, occupant une place de plus en plus grande au fil de ses ouvrages. Alors qu’elle n’est encore que simplement posée en principe dans la Théorie des quatre mouvements de 1808, elle le conduit ensuite au développement, à partir du Traité de l’association domestique agricole, d’une description systématique du protocole qui doit permettre la vérification de sa théorie, et qui sous le nom de « Théorie en concret » occupe près de deux cents pages du Traité de 1822791. Cette « théorie en concret », dans laquelle il décrit minutieusement les dispositions géographiques, architecturales et sociologiques à respecter dans la mise en place d’une communauté humaine chargée de mettre sa doctrine à l’épreuve, constitue ce que l’on pourrait donc appeler une « théorie de la pratique » expérimentale de la science sociale fouriériste.

Il s’attache tout d’abord à préciser l’échelle du dispositif expérimental. L’échelle la plus réduite est celle du « mode sociétaire simple », qui regroupe 400 à 500 personnes. Dans un premier temps, Fourier considère qu’il s’agit là d’un effectif minimum en deçà duquel l’expérience ne peut être tentée : « ‘On ne peut pas effectuer l’opération en simple sur une réunion de 300 personnes ’»792. A l’autre extrémité de l’échelle, l’expérience régulière correspond au « mode composé », c’est-à-dire à un effectif de 1200 à 1500 personnes. Mais en réalité cette échelle, au fur et à mesure de la Théorie de l’unité universelle, est à la fois précisée et étendue : d’un côté, Fourier indique que l’expérimentation régulière doit porter sur une Phalange de 1620 personnes exactement, afin que chacun des 810 caractères principaux déduits de la combinaisons des passions793 soit représenté en un exemplaire d’âge adulte, et que cet effectif de « plein caractère » soit renforcé d’un effectif identique de « demi-caractère »794 ; à l’autre extrémité de l’échelle, Fourier, pour faciliter la candidature d’un éventuel mécène, admet que l’expérimentation puisse se faire sur des groupes de taille extrêmement réduite. En définitive, toutes les expérimentations « ‘peuvent également réussir (...), depuis la Phalange de pleine Harmonie à 15 ou 1600 sectaires, jusqu’à la Phalange sous-hongrée, qui peut se réduire à 200 personnes’ »795. D’évidence, l’existence même d’une telle échelle, visant à faciliter la concrétisation de l’exigence expérimentale, démontre la capacité de Fourier à « transiger », c’est-à-dire à adapter le modèle théorique aux contraintes qu’impose l’exigence de sa mise en pratique796. Le mouvement de cette concession que fait la formulation théorique à l’exigence expérimentale se lit particulièrement bien dans la façon dont Fourier structure logiquement la théorie en concret de l’essai sociétaire : c’est à son échelle régulière de 1620 personnes qu’il décide d’en élaborer d’abord le modèle, d’en construire sur le papier « l’expérience imaginaire »797, et ce n’est que dans un deuxième temps qu’il indique, à partir de ce modèle intégral, « ‘quels retranchements elle peut subir, et quelle marche on doit suivre en réduisant à 1/3 ou 1/4 ce vaste mécanisme’ »798.

Les prescriptions du protocole expérimental ainsi élaboré ne se résument évidemment pas à une simple question d’échelle, même si celle-ci est longuement développée dans la « théorie en concret » de l’association. Fourier attire tout d’abord l’attention sur quelques unes des conditions géographiques de l’expérimentation : l’essai, en particulier, doit être localisé près d’un cours d’eau, sur un terrain propice à la plus grande variété possible de cultures, mains néanmoins à proximité d’une grande ville. Le protocole expérimental intègre ensuite un certain nombre de prescriptions sociologiques, portant sur la structure la Phalange elle-même : celle-ci doit en effet regrouper, selon des règles de composition minutieusement élaborées, des personnes présentant la plus grande variété possible en fortunes, en âges et en caractères. Dans la Théorie de l’unité universelle et ensuite dans Le nouveau monde industriel, les tableaux résumant la « distribution » de la Phalange portent un témoignage particulièrement spectaculaire de la précision des règles de composition «sociologique» du groupe d’essai (cf. fig. 4)799.

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Figure 4 . Table de distribution d’une Phalange en grande échelle. (Le nouveau monde industriel, 1829, pp. 110-111)

Enfin, le dernier ensemble de prescriptions préparatoires porte sur les conditions architecturales de l’expérience : Fourier ne se contente pas de décrire l’implantation géographique et la composition sociologique de la Phalange, il la dote d’un bâtiment, à la fois lieu de vie et de travail. De tous les néologismes inventés par Fourier, celui par lequel il désigne ce lieu est sans doute un des rares qui a laissé une trace durable dans le langage commun : il s’agit en effet du « Phalanstère », mot créé par Fourier à partir du radical précédent, phalan(ge), et du suffixe emprunté à (mona)stère 800. L’ensemble des prescriptions architecturales contenues dans les descriptions fouriéristes du Phalanstère801 ne vise qu’un seul et même but, faciliter les relations interindividuelles afin de permettre le déploiement intégral des effets de l’attraction passionnée : de cette ambition témoignent la volonté de rapprocher les différents bâtiments les uns des autres, la multiplication des « rues-galeries », passages abrités et chauffés destinés à faciliter la circulation802, ou encore la multiplication des salles de réunions — ou « séristères » — de toutes tailles. En 1822, Fourier n’a pas eu la possibilité d’insérer dans son traité les plans du Phalanstère qu’il imaginait, plans qu’il jugeait pourtant « ‘indispensables quand il s’agit de dispositions inusitées en architecture’ »803. Ce n’est donc qu’en 1829, dans Le nouveau monde industriel, que ces plans furent reproduits (Fig. 5 et 6).

La « théorie en concret », et plus précisément encore la description du Phalanstère, illustrent de façon exemplaire le double sens que revêt en réalité chez Fourier la notion d’attraction. D’une part, elle désigne bien sûr le mécanisme fondamental des interactions sociales, dont l’architecture sociétaire doit faciliter le déploiement intégral. Mais d’autre part, l’attraction désigne aussi le mode de la réalisation de la théorie : pour s’imposer, la doctrine sociétaire doit « attirer », c’est-à-dire séduire. C’est alors la doctrine elle-même qui doit être « attrayante » : on retrouve par exemple cette seconde acception de l’attraction dans les reproches que Fourier fait à l’ascétisme owenien, en particulier quand il indique que si certaines conditions de confort ne sont pas remplies à Motherwell, où doit être réalisé un nouvel établissement, « ‘on manquera le but qui est d’’ ‘attirer’ ‘, élever l’attraction industrielle au degré suffisant pour séduire hommes, femmes et enfants de tous âges et de toutes fortunes ; entraîner les sauvages comme les civilisés ’»804.

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Figure 5. Plan d’un Phalanstère. (Le nouveau monde industriel, 1829, pp. 122-123)
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Figure 6. Plan d’un Phalanstère en grande échelle. (Le nouveau monde industriel, 1829, pp. 122-123)

Engels reprochait à Fourier de croire qu’il suffit qu’un système ‘« soit découvert pour qu’il conquière le monde par la vertu de sa force intrinsèque ’»805. Mais il n’est pas certain qu’en dénonçant ainsi le caractère illusoire ou « utopique » de cette croyance, il en ait rendu compte de façon entièrement satisfaisante. Fourier ne s’est pas contenté en effet de proclamer sa foi dans ce que Pierre Bourdieu, prenant volontairement ou involontairement la suite d’Engels, appelle ‘« la force intrinsèque de l’idée vraie’ »806 ; loin d’en faire une vertu magique, un effet pur sans cause explicable, il s’est au contraire systématiquement efforcé de désocculter les principes de la force de l’idée, de théoriser les mécanismes de réalisation de sa pensée. L’exigence, clairement perceptible dans son oeuvre, qui veut que la théorie ne soit pas seulement vraie ou juste, mais aussi « attrayante », fait partie de cet effort de désoccultation : fondamentalement, c’était d’ailleurs pour répondre à cette exigence que Fourier introduisit dans la théorie sociétaire la « charmante science de l’analogie »807.

Plus systématiquement encore, c’est à cette volonté d’élucidation des principes de la « force intrinsèque de l’idée » que prétend répondre la « théorie concrète » du Phalanstère : Fourier affirme que ‘« dans le cas où ce mécanisme serait praticable et démontré par une épreuve sur un village, il est certain que l’ordre civilisé ou morcellement serait abandonné à l’instant pour le régime sociétaire’ »808. Autrement dit, l’idée ne s’impose pas chez Fourier par la seule vertu magique de sa vérité, mais par la contagion des succès de son expérimentation. La théorie concrète de Fourier a pour ambition de soustraire les principes de l’action à l’illusion de la « force de l’idée », pour les appuyer sur la « force de l’exemple ». C’est en ce sens que le Phalanstère est une « idée exemplaire »: il est à la fois idée et pratique, il est à la fois pensée, et réalisation de la pensée dans l’espace.

La force de l’exemple, c’est-à-dire de l’idée incarnée dans une réalisation concrète de phalanstère, même à l’échelle la plus réduite, agirait selon Fourier comme ‘« un coup de foudre pour la civilisation et la philosophie’ »809. Que faut-il entendre par là ? L’expression « coup de foudre » avait depuis le début du XVIIe siècle le sens d’événement soudain, qui déconcerte, et Fourier l’entendait donc certainement ainsi : le spectacle concret de la théorie soudainement réalisée marquerait la fin de la civilisation, et donc de la philosophie qui la défendait. Fourier n’avait-il pas déjà recouru à la même métaphore pour affirmer qu’à la vue ‘« des effets merveilleux qu’offrira le canton d’essai, (...) l’imitation sera, figurément parlant, aussi prompte que l’éclair ’»810 ? Mais l’emploi de l’expression « coup de foudre » pour désigner aussi un amour subit et violent est, selon le Dictionnaire historique de la langue française 811, attesté depuis 1813 : il n’est donc pas invraisemblable que Fourier ait voulu jouer sur le double sens de cette expression, et qu’il ait voulu dire aussi que l’harmonie s’imposerait par « l’amour subit et violent » que son seul spectacle susciterait...

Or, si l’on se contente de la dénoncer comme utopique, on manquera certainement une des caractéristiques fondamentales de cette « théorie concrète », qui est justement l’exigence de spectacularité. Dans les pages consacrées au Phalanstère et à l’organisation du travail en son sein, Fourier fait un usage immodéré des termes appartenant au champ lexical de la perception visuelle, adoptant ainsi pour décrire le Phalanstère le « point de vue » d’un visiteur qui contemplerait les « scènes » et les « tableaux » offerts à son regard. L’exigence de spectacularité n’est pas cependant qu’une simple figure rhétorique : le Phalanstère tire en effet nombre de ses caractéristiques organisationnelles et architecturales du fait qu’il est conçu pour être montré comme un spectacle. Par exemple, la proximité du lieu d’implantation avec une grande ville est justifiée autant pour des raisons logistiques que par la volonté d’offrir au grand nombre des curieux la possibilité de visiter le Phalanstère et d’en contempler la réussite812. De façon générale, le Phalanstère doit être le lieu de réconciliation des deux principes actifs de la réalisation de l’idée : la vérité d’une part et l’attraction d’autre part, le bon et le beau 813.

Il y a cependant une forte tension entre la volonté de donner le Phalanstère en spectacle et celle de l’isoler de la Civilisation qui l’entoure. Ainsi, le Phalanstère devra effectivement être «‘ peu éloigné d’une grande ville, mais assez pour éviter les importuns’ »814 : d’un côté donc, il est ouvert aux curieux ; mais de l’autre, en raison de la « solitude sociale » où se trouverait une première expérimentation sociétaire au sein de la Civilisation, il doit se protéger « ‘contre la contagion des moeurs civilisées’ »815, et tenir ses visiteurs « ‘consignés en ’ ‘quarantaine morale’ »816. Cette tension se traduit concrètement dans l’organisation architecturale du Phalanstère : d’une part, il devra être entouré d’une palissade destinée à le « garantir des curieux importuns »817 ; d’autre part, l’espace architectural du Phalanstère sera divisé soit horizontalement, soit verticalement, de façon à cantonner les visiteurs à sa périphérie. Ceux-ci seront alors accueillis soit dans un « caravansérail » situé à l’extrémité de l’aile gauche du bâtiment principal, soit dans un « camp cellulaire » (!) situé à la frise du Phalanstère, au-dessus du dernier étage818. Il y a donc d’un côté la volonté de montrer le Phalanstère, et de l’autre la nécessité d’empêcher les visiteurs civilisés d’interférer avec le fragile mécanisme sociétaire, et donc de les distribuer en son sein « ‘de manière à n’être gêné par eux, ni en matériel, ni en passionnel ’»819 : le Phalanstère doit être transparent, mais imperméable. Et même si Fourier lui-même ne le fait pas explicitement, ce n’est pas forcer le trait que de comparer en définitive le Phalanstère à une éprouvette820, c’est-à-dire à un dispositif matériel qui permet à la fois d’observer l’expérience et de la préserver d’interactions parasites avec le milieu ambiant.

Pourtant, dans l’abondante littérature consacrée aux considérations architecturales de Fourier, de façon étonnante, l’accent n’est mis que très rarement sur la soumission de ces règles architecturales à l’exigence expérimentale du projet fouriériste, qui fait du Phalanstère un véritable « laboratoire » scientifique de la théorie sociale. Certes Pierre-Jean Simon décrit les tentatives de réalisation des doctrines socialistes du XIXe siècle comme des « expérimentations sociales et historiques réelles », que l’on pourrait opposer aux « expériences imaginaires » que constituaient les fictions littéraires des siècles précédents821, et il admet qu’il y a là « ‘sous une forme assez souvent, d’ailleurs, quelque peu folklorique, l’équivalent, pour la sociologie, de ce que peuvent être des expériences de laboratoire’ »822. Il peut apparaître toutefois particulièrement réducteur, à ce stade de la réflexion, de considérer que l’expérimentalisme social de Fourier, tel qu’il se met en scène dans le dispositif phalanstérien, n’est que « folklorique ». Ce qui l’éloigne du folklore en effet, c’est tout d’abord la fonction polémique dont il est systématiquement investi : s’il est certes possible de construire une représentation structurée du champ scientifique en énumérant les disciplines qui s’y trouvent englobées, comme le fait Fourier en plusieurs occasions823, le principe le plus simple qui permet de délimiter le champ de la science n’en reste pas moins selon lui la possibilité de soumettre les énoncés produits à la vérification expérimentale :

‘ « Sous le nom de philosophes je ne comprends ici que les auteurs des sciences incertaines, les politiques, les moralistes, économistes et autres dont les théories ne sont pas compatibles avec l’expérience, et n’ont pour règle que la fantaisie des auteurs. On se rappellera donc, lorsque je nommerai les PHILOSOPHES, que je n’entends parler que de ceux de la classe incertaine et non pas des auteurs des sciences fixes »824.’

Ce qui réunit les quatre sciences incertaines désignées collectivement par le terme de «philosophie», et qui par la même occasion les condamne à la littérature, c’est ce que Fourier appelle parfois leur « impéritie », terme par lequel il signifie leur impuissance générale, mais qui étymologiquement désigne justement leur « inexpérience ». C’est donc bien un critère de « vérifiabilité » des énoncés qui fait office de principe fondamental de classification des études de l’homme et de la nature, en traçant la frontière entre le champ de la littérature et le champ de la science. Cet usage polémique de l’exigence expérimentale, présent dès les premiers écrits de Fourier, est resté en permanence au coeur de la doctrine fouriériste, comme en témoigne par exemple le Petit cours de politique et d’économie sociale de Victor Considerant, dont le peu d’empressement à expérimenter le phalanstère825 ne rendait que plus « rhétorique » sa promptitude à « invoquer » cette exigence expérimentale : « ‘Nous ne demandons pas à être crus sur parole. Nous faisons peu de compte, en général, de toute affirmation vague, mal assise, non démontrée, et résultant d’une foi simple qui ne repose pas sur de bonnes preuves (...). Ce que l’on invoque ici, c’est l’examen d’abord, l’expérience ensuite »’ 826.

La dénonciation des sciences incertaines se focalise sur leur refus d’une mise à l’épreuve pratique des doctrines qu’elles présentent, et des réformes qu’elles proposent. Et c’est bien par cette spécificité méthodologique affichée que Fourier s’efforce de distinguer sa doctrine de celles dont il entreprend la critique : ‘« Les auteurs politiques, en négligeant de provoquer les essais méthodiques et partiels, donnent à penser qu’ils ajoutent peu de foi à leurs propres théories, et c’est être indulgent que de les accuser d’étourderie pour un oubli qui n’est peut-être pas un oubli »’ 827. Telle est donc en réalité la première des fonctions de l’exigence expérimentale : elle est d’abord — et cette préséance semble autant logique que chronologique — une pièce maîtresse du dispositif polémique mis en place par Fourier contre celles qu’il nomme les « sciences incertaines ». A travers la façon dont il la formule, il transparaît que l’expérimentation sociale vise à faire la preuve autant de la validité de sa propre théorie que de la nullité de celles de ses adversaires : ‘« Le moindre essai de l’Association sur une centaine de familles et un tiers de lieue carrée, suffira à prouver que les sophistes n’ont jamais eu aucune notion régulière sur le bonheur social’ »828.

Toutefois, l’application de la méthode expérimentale à la science sociale dont Fourier se veut l’inventeur ne semble pas être seulement de l’ordre d’une rhétorique ad hoc, dont la valeur tiendrait exclusivement à son instrumentalisation polémique. En effet, si elle n’était que cela, si l’exigence expérimentale restait exclusivement de l’ordre du discours, elle ne pourrait suffire, à terme, à asseoir la prétention du fouriérisme à faire oeuvre scientifique. Par ses caractéristiques particulières, « l’expérimentalisme » social de Fourier relève d’une analogie méthodologique qui contraint à sa mise en oeuvre et lui interdit donc de rester purement rhétorique, sous peine d’annuler justement toute son efficacité polémique : les fouriéristes ne sauraient indéfiniment reprocher à leurs adversaire de refuser l’expérimentation, sans eux-mêmes expérimenter leur propre doctrine. L’élaboration d’une théorie de la pratique contraignait les fouriéristes à la mise en oeuvre d’une pratique de la théorie, qu’il s’agit donc maintenant d’examiner.

On peut d’une certaine façon considérer qu’à partir d’un même point de départ critique, fondé sur le refus à la fois des Lumières et du modèle clérical ancien, Fourier, Saint-Simon et Comte ont emprunté ensuite des voies différentes, mais qui présentent cependant certaines similarités : en particulier, il n’est pas aberrant de rapprocher, comme le fait Christophe Charle dans son récent essai sur Les intellectuels en Europe au XIXe siècle, le Nouveau christianisme des disciples de Saint-Simon, et la Religion de l’humanité comtienne829. Mais en usant des catégories de « messie » ou de « prophète »830 pour désigner plus largement tous les utopistes de la première moitié du XIXe siècle, Christophe Charle choisit d’insister trop exclusivement sur l’aspect religieux de ces doctrines, et les rejette par contrecoup hors du monde savant. Pour lui, c’est comme si le parcours de Saint-Simon, de l’ambition scientifique à la prétention religieuse, pouvait être considéré comme le parcours archétypique de cette catégorie d’intellectuels : « ‘Les autres courants messianiques et utopistes, issus du saint-simonisme ou parallèles à lui (humanitaristes, fouriéristes, cabétistes, etc.), repassent par les mêmes stades religieux : attente du nouvel âge, certitude de la foi, refus de la politique au jour le jour, recherche de l’appui des protecteurs extérieurs’ »831. Mais si dans le développement de la pensée saint-simonienne, la réflexion sur la religion et le culte occupe une place de plus en plus centrale au détriment de l’ambition originelle de fonder une nouvelle science, elle n’occupe en revanche qu’une place tout à fait secondaire dans l’oeuvre de Fourier. Et même si les éléments ne manquent pas, dans la doctrine comme dans la pratique sociétaire, pour confirmer chacun de ces indices d’une « religiosité » du fouriérisme, il n’en reste pas moins que cette lecture unilatérale a pour inconvénient de masquer l’ambition épistémologique spécifique du fouriérisme, qui trouve son plein développement dans la mise en oeuvre d’une véritable pratique expérimentale.

L’examen de cette pratique sera conduit ici à travers l’étude de quelques unes des tentatives expérimentales menées soit directement et officiellement par l’Ecole sociétaire, soit à titre plus ou moins individuel par des disciples de Fourier, au nom ou selon certains des principes de sa doctrine. L’histoire de l’expérimentation sociale fouriériste peut être découpée, semble-t-il, en quelques grandes périodes : la première période, celle de la progressive constitution de l’Ecole sociétaire autour de la figure centrale de Charles Fourier, qui s’étend de 1823 à 1833, commence par l’élaboration par Just Muiron d’un projet qui ne fut pas expérimenté, celui du Comptoir communal pour la Société d’agriculture de Besançon, et se termine par une expérience que l’histoire du fouriérisme caractérisa comme un échec, celle de Condé-sur-Vesgre. La deuxième période, centrale aussi bien pour l’histoire de l’expérimentation sociale fouriériste que pour celle plus générale de l’Ecole sociétaire, est celle qui, à la suite de l’échec de Condé-sur-Vesgre, voit les disciples de Fourier se déchirer autour de la question de l’expérimentation, jusqu’à l’opposition ouverte entre une orthodoxie regroupée, après la mort de Fourier, autour de Victor Considerant, et une dissidence qui l’accuse d’immobilisme et réclame la « réalisation » de la théorie. Durant cette période qui s’étend de 1837 à 1847, les expériences fouriéristes furent exclusivement conduites, soit en France, au Brésil ou en Algérie par ces « réalisateurs » dissidents, soit aux États-Unis par des associationnistes américains qui tout en se réclamant de Fourier n’entretenait aucune relation avec une Ecole sociétaire restée extrêmement sceptique et méfiante à leur encontre. La troisième période présente enfin, sur une échelle élargie, une structuration chronologique étrangement similaire à la première, puisqu’elle aussi commence, après la réunification de l’Ecole sociétaire autour de Considerant, par l’élaboration en 1848 d’un projet resté lettre morte, celui du Ministère du Progrès et de l’Expérience, et se termine une décennie plus tard par une expérience caractérisée elle aussi par un échec, celle de Réunion au Texas. Cette examen ne serait pas complet enfin, s’il n’était pas fait état d’une ultime expérience fouriériste, celle du « Familistère » créé par Jean-Baptiste Godin à Guise : certes, le Familistère fut conçu et mis en oeuvre bien après la désintégration de l’Ecole sociétaire ; mais par sa volonté d’expérimenter certains des principes de la doctrine fouriériste, par certains des succès qu’il a rencontrés aussi, il mérite l’attention dans le cadre même de cette analyse des relations mouvementées entre la théorie de l’expérimentation sociale et sa mise en oeuvre pratique. A partir de l’examen plus ou moins détaillé des différentes expérimentations sociales de la théorie de Fourier, nous essaierons dans ce qui suit de dire jusqu’à quel point l’exigence expérimentale du fouriérisme ne fut pas seulement une « métaphore » par lequel il mimait un des attributs fondamentaux de la scientificité pour appuyer une stratégie polémique de distinction vis-à-vis des doctrines sociales concurrentes : les quelques indications d’une interpénétration dialectique entre théorie positive et expérimentation sociale que nous pourrons ainsi dégager, permettront finalement de commencer à dire dans quelle mesure cette « idéologie de la pratique expérimentale » constituait le point d’articulation fondamental entre le programme épistémologique de la « science sociale » de Fourier et sa volonté de transformation sociale.

Notes
786.

LANSAC Maurice (1926), Les conceptions méthodologiques et sociales de Fourier. Leur influence, Paris, Jean Vrin, 141 pages, index ; PAGES Robert (1969), «L’expérimentation en sociologie», in LEMAINE Gérard, LEMAINE Jean-Marie, Psychologie sociale et expérimentation, Paris, EPHE, Mouton, Bordas, pp.103-122.

787.

FOURIER, OC03 (1822), p. 133.

788.

FOURIER (1851c), p. 219.

789.

C’est Fourier qui souligne.

790.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 23 (1999 : 140).

791.

FOURIER, OC04 (1822), « Théorie en concret », livre I, pp. 415-584. Dans Le nouveau monde industriel, la théorie de la pratique expérimentale occupe la section II, intitulée « Dispositions de la phalange d’essai » : FOURIER, OC06 (1829a), pp. 99-165 (1973 : 143-212).

792.

FOURIER, OC03 (1822), p. 4.

793.

Cf. supra, « L’attraction passionnée », II, A, 3, b.

794.

L’effectif de demi-caractère est composée d’enfants, de personnes âgées et de « complémentaires doublants » destinés à remplacer des caractères pleins dans leurs fonctions en cas de défaillance, pour assurer la continuité des séries passionnées et « tenir en activité soutenue le clavier général de 810 caractères de ligne, opérant journellement, constamment et sans lacune » (FOURIER, OC04 (1822), pp. 440-441).

795.

FOURIER, OC04 (1822), p. 434.

796.

Cela dit, il n’en renonçait pas pour autant à prévenir que l’expérimentation en échelle extrêmement réduite était loin d’avoir sa préférence, dans la mesure où elle ne lui semblait pas susceptible de permettre « l’assortiment intégral des séries », c’est-à-dire le déploiement complet des principes de l’organisation du travail en séries passionnées composées en fonction des différents caractères.

797.

SIMON (1991), p. 39.

798.

FOURIER, OC04 (1822), p. 426 ; voir aussi FOURIER, OC06 (1829a), p. 99 (1973 : 143) : « On ne pourrait juger des réductions que chaque branche peut subir en petite échelle, si on ne connaissait pas le plein mécanisme, l’harmonie en grande échelle ». Les modalités de cette réduction sont décrites à la toute fin de la Théorie de l’unité universelle (« Mode sociétaire simple, ou 7e. période », FOURIER, OC05 (1822), pp. 575 sq.). Voir aussi FOURIER, OC06 (1829a), pp. 380 sq. (1973 : 436 sq.).

799.

FOURIER, OC04 (1822), p. 440 ; FOURIER, OC06 (1829a). Ces deux tableaux, que sept années séparent, apportent certes un témoignage de la précision de l’équilibre sociologique de la Phalange, mais non pas de sa stabilité : entre les deux en effet, quelques différences peuvent être observées, qui indiquent que Fourier a en quelque sorte refait ses calculs. Par exemple, si les effectifs de caractères pleins restent fixés à 810, en revanche les effectifs des tribus d’enfants varient à la baisse et ceux des tribus de personnes âgées varient à la hausse ; de même, le nombre des remplaçants a été fortement revu à la hausse, passant de 168 à 405, sans qu’il soit aisé de déterminer exactement la cause de cette augmentation d’un ouvrage au suivant.

800.

Victor Considerant le confirme dans son Exposition abrégée du système phalanstérien : « Le mot Phalanstère signifie manoir de la Phalange, de même que le mot monastère signifie manoir des moines » (CONSIDERANT Victor (1845), Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier, Paris, Librairie sociétaire, 114 pages, 2ème éd., compte-rendu d’une conférence tenue à Dijon, p. 24).

801.

« Distribution du Phalanstère et des Séristères », FOURIER, OC04 (1822), p. 455 sq. ; « Disctribution unitaire des édifices », FOURIER, OC06 (1829a), pp. 123-129 (1973 : 169-174).

802.

« Galeries internes et Rues-Galeries, formant péristyle fermé et continu », FOURIER, OC04 (1822), pp. 462 sq.

803.

FOURIER, OC05 (1822), p. 456.

804.

FOURIER Charles, lettre à Philip Orkney Skene, 17 septembre 1824, reproduite in GANS (1964), p. 108. Dans la même lettre, il écrit que « si on ne peut opérer à Motherwell que sur la classe pauvre, il faut que le régime soit assez séduisant pour attirer la classe moyenne d’où l’on conclura qu’une phalange moyenne attirerait les riches » (ibid., p. 109). Sur l’échange de correspondances entre Fourier et Skene, cf. supra, « Owen et Fourier, concurrents en pratique », ch. VI, B, 1.

805.

ENGELS (1880), reproduit in ENGELS, MARX (1976), p. 50. Cf. supra, « L’utopie, ou «la force intrinsèque de l’idée vraie» », ch. V, B, 2.

806.

BOURDIEU (1976), p. 89. Cf. supra, « L’utopie, ou «la force intrinsèque de l’idée vraie» », ch. V, B, 2.

807.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 215. Cf. supra, « Les enjeux épistémologiques de l’analogie », ch. VII, C.

808.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 105.

809.

FOURIER, OC06 (1829a), « Education des lutins par les bonnins et bonnines », p. 187 (1973 : 234).

810.

FOURIER, OC03 (1822), p. 72.

811.

REY Alain (dir.) (1992), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2 vol.

812.

Voir par exemple FOURIER, OC06 (1829a), p. 161.

813.

Voir FOURIER, OC04 (1822), « Corollaires sur l’accord matériel du bon et du beau par alliage des trois ordres », pp. 493-504.

814.

FOURIER, OC04 (1822), p. 427.

815.

FOURIER, OC04 (1822), p. 430.

816.

FOURIER, OC04 (1822), p. 430. C’est Fourier qui souligne.

817.

FOURIER, OC06 (1829a), p. 162. Voir aussi FOURIER, OC04 (1822), pp. 471-472.

818.

« Du camp cellulaire, et des curieux », FOURIER, OC04 (1822), pp. 470-486.

819.

FOURIER, OC04 (1822), p. 472.

820.

Selon le Dictionnaire historique de la langue française, l’utilisation du mot « éprouvette » pour désigner un « récipient en forme de tube employé dans les analyses de laboratoire », date de 1803 (REY Alain (dir.) (1992), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2 vol.).

821.

SIMON (1991), p. 39.

822.

SIMON (1991), pp. 39-40.

823.

Cf. supra, « Critique des sciences incertaines », ch. VII, A.

824.

FOURIER, OC01 (1808b), « Discours préliminaire », p. 2 (1999 : 119). Voir aussi FOURIER, OC06 (1829a), p. 375.

825.

Cf. infra, « » Réalisateurs » contre « Propagateurs » », ch. X.

826.

CONSIDERANT Victor (1847), Petit cours de politique et d’économie sociale, à l’usage des ignorants et des savants, Paris, Librairie sociétaire, 1ère éd. 1844, 52 pages, 4ème tirage de la 2ème éd., pp. 47-49.

827.

FOURIER (1851c), p. 220.

828.

FOURIER, OC02 (1822), « Avant-propos », p. 19.

829.

Voir par exemple CHARLE (1996), p. 78.

830.

Le terme de prophète est d’ailleurs explicitement emprunté par Christophe Charle à Paul Bénichou : voir CHARLE (1996), p. 35, qui cite BENICHOU Paul (1977), Le temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des idées», 592 pages.

831.

CHARLE (1996), pp. 90-91.