B.011Du Comptoir communal à l’échec de Condé-sur-Vesgre

1.011Le concours de la Société d’Agriculture de Besançon pour la création d’un Comptoir communal

Né en 1787, et donc de quinze ans le cadet de son maître, Just Muiron fut, dans l’ordre chronologique du moins, le premier disciple de Fourier. Bisontin comme lui, fils d’un marchand-épicier, ancien élève de l’Ecole Centrale du Besançon, il était secrétaire de préfecture quand, en 1814, il fit la lecture de la Théorie des quatre mouvements, six ans donc après sa rédaction. Enthousiasmé par les idées qu’il y découvrit, il se mit à la recherche de l’auteur de cet ouvrage simplement signé « M. Charles, de Lyon ». Ce ne fut qu’en 1816, l’ayant enfin identifié, qu’il entreprit avec lui une correspondance nourrie, qui conduisit à une première rencontre deux ans plus tard, en 1818 à Belley, où Fourier était installé depuis février 1817 chez sa soeur cadette Sophie, avec l’ambition de rédiger enfin le grand « traité de l’Attraction » dont l’ouvrage de 1808 n’était que le prospectus. Ainsi, à partir de 1818, à travers leur correspondance et au cours de ses séjours à Belley, Muiron encouragea Fourier à mener à bien la rédaction de ce traité, par ses interrogations, mais aussi et surtout par la recherche d’appuis financiers en vue de la publication de l’ouvrage, qui eut finalement lieu à l’automne 1822 : il s’agissait du deuxième ouvrage de Fourier, celui qui présente la pensée de Fourier dans son plein développement, le Traité de l’association domestique agricole 832.

Au début de l’année 1823, très peu de temps donc après la publication du Traité, Désiré Ordinaire, ancien recteur de la faculté des Sciences de Besançon, proposa à la Société d’Agriculture de la ville de mettre au concours un projet de Comptoir communal, fondé par une compagnie d’actionnaires, dont le rôle serait d’assurer le placement des productions agricoles et d’offrir la possibilité d’avances aux cultivateurs. Désiré Ordinaire était un ami de Just Muiron, et avait été initié par lui à la doctrine de Fourier. Et de fait, l’objet même du concours avait une coloration « fouriériste » affirmée, puisque dans son programme le président de la Société d’Agriculture, Girod de Chantrans, employait le terme de « participation sociétaire » : Jean-Claude Dubos en déduit qu’il avait certainement lu le Traité de l’Association domestique agricole, dont l’imprimeur, la Veuve Daclin, était aussi l’imprimeur de la Société d’Agriculture833.

Alors même que ce programme avait été largement diffusé, au-delà même d’une simple échelle régionale, ce parti pris « sociétaire » ad hoc a-t-il suscité l’incompréhension ? Est-ce pour cette raison que le concours n’eut en fait qu’un seul participant, en la personne de Just Muiron ? Toujours est-il que celui-ci rédigea donc un projet de statuts834, qui constituait en fait un véritable programme de réalisation d’un tel « comptoir », extrêmement détaillé,  et dont il espérait réellement la mise en oeuvre. En effet, les tirés à part de son projet comportaient un addendum qui ne figurait pas dans la copie remise à la Société d’agriculture, dans lequel Muiron ouvrait une souscription pour la réalisation de son comptoir communal. En même temps, l’institution qu’il entreprenait de décrire dépassait largement le cadre assigné par le programme du concours, dans la mesure où il avait choisi, au lieu d’en limiter le domaine d’intervention à la seule agriculture, d’en étendre les compétences à l’ensemble de l’industrie manufacturière. La Société d’Agriculture, rebutée par l’ampleur et l’audace du programme de Muiron, décida qu’il s’était écarté de la question posée et ne lui attribua qu’une mention honorable.

L’accueil réservé par Fourier à la première oeuvre d’un disciple ne fut guère plus enthousiaste : selon Jean-Claude Dubos, il ne lui accorda qu’un « demi-satisfecit ». Dans une lettre à Just Muiron datée du 1er août 1824, Fourier écrivait : « ‘J’ai reçu les statuts du comptoir communal que vous m’avez envoyés et je les parcourus, mais trop superficiellement pour en juger : cet établissement ne se rattachant pas entièrement au régime d’attraction industrielle par série de groupes, je serai obligé de relire attentivement l’exposé. J’y ai remarqué (page 32) une disposition relative aux courtes séances et fort bien conçue pour opérer en transition, en mode moyen entre la civilisation et le régime sociétaire des séries’ »835. C’est ce jugement mi-figue mi-raisin qui autorisa plus tard Charles Pellarin à qualifier le comptoir de Muiron d’institution « garantiste »836, terme qui désignait dans la terminologie fouriériste la première seulement des deux périodes de transition entre la Civilisation et l’Harmonie837. Que faut-il alors retenir de ce premier épisode de l’histoire de l’expérimentation sociétaire ? Pas grand-chose, si l’on en croit les membres de la Société d’agriculture de Besançon, et Fourier lui-même. Et de fait, Muiron renonça rapidement à son projet, en raison du nombre très insuffisant de souscripteurs. Cette première tentative avortée de réalisation sociétaire est ainsi généralement passée sous silence, ou tout simplement oubliée, par les historiens du fouriérisme : comme le signale d’ailleurs Jean-Claude Dubos, il n’y eut guère que Louis Reybaud, qui ne faisait pas partie de l’Ecole sociétaire, pour en rappeler l’existence dans l’étude qu’il consacra à Fourier dans la Revue des deux mondes au lendemain de sa mort838.

Et pourtant, même avortée, même cantonnée à sa prémisse théorique, cette tentative posait tout de même un jalon fondamental dans l’histoire de l’expérimentation fouriériste. Avant de rencontrer l’oeuvre de Fourier en 1816, Muiron était un adepte des Illuministes (en particulier de Fabre d’Olivet, mais aussi de Swedenborg et de Saint-Martin) ; mais il leur reprochait, fondamentalement, de ne donner aucune indication sur « ‘l’efficace moyen de réaliser leurs plans, d’effectuer leurs conceptions en les faisant passer de puissance en ’ ‘acte’ »839. Ce qui le séduisit donc dans la doctrine de Fourier, c’est qu’elle contenait, en son coeur, la potentialité de ce passage à l’acte. L’ambition ultime de Just Muiron, telle qu’elle s’exprime dès le début de sa correspondance avec Fourier, vise beaucoup plus la concrétisation de la doctrine que la poursuite de son raffinement théorique. C’est en réalité Fourier qui se sentit obligé, alors même qu’ils ne s’étaient encore jamais rencontrés, de refroidir quelque peu ses ardeurs, en lui écrivant le 21 août 1816 : « ‘L’impatience que vous témoignez sur la fondation d’un canton d’Harmonie est prématurée. Les moyens auxquels vous vous arrêtez sont insuffisants. Il faudra d’abord qu’un Traité régulier, un corps de doctrine ait donné les notions nécessaires ’»840. Toutefois, dans l’esprit du disciple Just Muiron encore plus que dans celui du maître Charles Fourier, la publication du Traité de 1822 n’était qu’une étape, un moyen au service de l’objectif fondamental à ses yeux, celui d’une « réalisation » pratique de la doctrine. Après la publication du Traité à la fin de 1822, Just Muiron estimait sans doute avoir payé son écot à l’élaboration théorique, et pouvoir consacrer son énergie à la mise en pratique, en répondant au concours de la Société d’agriculture de Besançon.

Dans son hommage à Just Muiron, Charles Pellarin décrivait le projet de 1823 comme un « exercice d’école ». Malgré l’ambiguïté de sa formule, on peut lui donner raison, dans la mesure où en effet, par sa participation à ce concours, Muiron posait la première pierre de ce qui devait devenir une véritable « école » de pensée : ce projet de comptoir communal constituait de fait la première mise en oeuvre analytique des principes de Fourier. En ce sens, il était bien, en dehors de celles de Fourier, la première oeuvre de « l’Ecole sociétaire », celle par laquelle un disciple commençait à s’approprier l’oeuvre du maître, celle qui, même avortée, même oubliée, marquait formellement la transition entre la pensée de Fourier et le « fouriérisme » : à partir de ce point, il devient possible de considérer que Fourier a « fait école », et il est évidemment tout à fait remarquable que cette première mise en oeuvre, par un autre que lui se réclamant de lui, se soit précisément donné comme objectif la description théorique d’une forme de « pratique » ou d’expérimentation de la doctrine.

Notes
832.

Cf. supra, « Traité de l’association domestique agricole », ch. I, D.

833.

DUBOS Jean-Claude (1995), «Just Muiron et les débuts de fouriérisme à Besançon (1816-1832)», Les socialismes français, 1796-1866. Formes du discours socialiste, Paris, SEDES, pp.213-221, actes du colloque de la revue Romantime, tenu en mai 1986, p. 215. Cette sous-partie doit presque tout aux études de Jean-Claude Dubos sur ce sujet. L’explication de la coloration fouriériste du programme du concours n’est pas évidente : Jean-Claude Dubos, dans suppose dans cet article que l’emploi du terme de « participation sociétaire » signifie que Girod de Chantrans a lu et apprécié Fourier ; mais il fait ailleurs l’hypothèse que cela veut en fait dire que c’est Désiré Ordinaire qui a en réalité rédigé ce programme (voir MAITRON, notice de Désiré Ordinaire par Jean-Claude Dubos). Pour une synthèse de son étude, voir DUBOS Jean-Claude (1986), «Le Comptoir communal de Just Muiron (Besançon 1824)», La Franche-Comté, septembre-octobre-novembre 1986.

834.

Ce projet fut tiré à part et publié en 1824. Il en existe un exemplaire dans le Fonds Considerant de l’ENS : « Statuts pour un Comptoir communal ou Etablissement rural et commercial assurant 1° Le placement des produits agricoles ; 2° Des avances de fonds aux cultivateurs ; 3° Du travail permanent à la classe indigente ; 4° L’amélioration des cultures et des terres », Besançon, Ve Daclin, 1824, in-8°, 54 pages. Ces statuts sont extraits d’un ouvrage plus étendu, Sur la Base sociale et les Procédés industriels, Aperçus indiquant le complément nécessaire de l’Economie politique (Fonds Considerant, ENS, réf. 1/1/1/1).

835.

FOURIER Charles, Lettre à Just Muiron, 1er août 1824, citée par DUBOS (1995), p. 221, note 4.

836.

Pellarin, rendant hommage à Muiron au banquet sociétaire qui suivit son décès, rappela que Muiron avait en 1822 dressé le plan d’une « institution fondamentale du garantisme » (PELLARIN Charles, Brouillon du compte-rendu du banquet annuel en l’honneur de la naissance de Charles Fourier, [1882, 15 feuillets numérotés de 1 à 6, de 11 à 14 et de 18 à 22, Fonds Considerant, ENS, réf. 4/2/1).

837.

Sur le garantisme, cf. supra, « La doctrine », ch. II, A.

838.

REYBAUD Louis (1837), «Fourier», Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1837, reproduit dans les Etudes sur les réformateurs socialistes modernes, Paris.

839.

MUIRON (1832), pp. 148-149, cité par BEECHER (1993a), p. 184.

840.

PELLARIN (1843), p. 247.