2.011Condé-sur-Vesgre

Au cours de la décennie qui suivit la publication du Traité de l’association domestique agricole et le projet avorté de Just Muiron, la « réalisation » fut presque totalement délaissée, et les efforts des premiers disciples se concentrèrent en réalité exclusivement sur la « propagation » de la doctrine. Ces efforts ne furent pas vains, puisque la fin des années 1820 et le début des années 1830 furent marqués, pour l’Ecole sociétaire, par quelques achèvements non négligeables dans ce domaine exclusif de la « propagation » : en 1829, Fourier publia un nouvel exposé de sa doctrine, intitulé Le nouveau monde industriel, dont la forme inhabituellement « rigoureuse » était largement due à la surveillance exercée par ses disciples841 ; l’année 1832 fut celle non seulement du ralliement au fouriérisme d’une partie des saint-simoniens, entraînés par Jules Lechevalier et Abel Transon842, mais aussi de la création du premier organe de presse de l’Ecole sociétaire, Le Phalanstère ou la Réforme industrielle, en juin 1832. Ce journal devait être aussi l’instrument d’une réorientation fondamentale de la stratégie politique de l’Ecole sociétaire : Le Phalanstère se voulait bien sûr l’instrument essentiel de la propagation de la doctrine de Fourier, mais aussi le moyen de sa « réalisation ». Il portait d’ailleurs en sous-titre : « Journal pour la fondation d’une Phalange agricole associée en travaux et en ménages ». Concrètement, les disciples de Fourier espéraient, par une plus large diffusion de ses idées, attirer vers eux les mécènes susceptibles de se porter candidats à la fondation d’un essai d’organisation agricole et industrielle.

Il avait fallu attendre une décennie pour que l’Ecole sociétaire se décidât enfin à tenter, en 1833, une « réalisation » de la doctrine de Fourier ; une seule année suffit pour à anéantir leurs espoirs de la voir rapidement mise en pratique. La Colonie sociétaire de Condé-sur-Vesgre fut certes le premier véritable essai auquel procédèrent les disciples ; cela fut aussi son premier échec, lourd de conséquences pour les orientations futures de l’école, un échec dont furent rendus responsables, pêle-mêle, l’indécision de son maître d’oeuvre, Alexandre Baudet-Dulary, mais aussi le manque de moyens financiers, ou encore l’incompétence de l’architecte recruté.

Alexandre Baudet-Dulary était à la fois médecin et riche propriétaire. Devenu député d’Etampes (Seine-et-Oise) en juillet 1831, il avait été acquis aux idées fouriéristes après la lecture du Nouveau monde industriel, et fut d’ailleurs syndic du Phalanstère à sa création en 1832843. La même année, il acheta un ensemble de terrains d’une surface d’environ 500 hectares, situé en lisière de la forêt de Rambouillet, à Condé-sur-Vesgre dans le Canton de Houdan (Seine-et-Oise). L’endroit possédait quelques unes des caractéristiques topographiques fondamentales exigées par Fourier pour l’implantation d’une Phalange d’essai844 : Condé-sur-Vesgre, à une cinquantaine de kilomètres de Paris à vol d’oiseau, était donc à la fois suffisamment proche de la capitale pour permettre aux visiteurs curieux d’affluer en masse, et en était suffisamment éloigné pour tenir protéger l’expérience de la Civilisation ; le critère de la proximité d’un cours d’eau était rempli, puisqu’une rivière, la Vesgre, délimite la propriété à l’ouest, tandis que la forêt de Rambouillet la clôt sur ses trois autres côtés.

Après l’achat du terrain, une société par actions fut créée officiellement au début de l’année 1833, dont le capital était détenu principalement par Baudet-Dulary et le fouriériste Joseph Devay, avec pour objet « ‘l’établissement d’une colonie sociétaire suivant la méthode de Fourier ’»845 : l’Ecole sociétaire était tributaire, pour la création d’une Société Anonyme, de l’autorisation de Thiers, le Ministre de l’Intérieur, et avait effectivement choisi, pour ne pas redoubler la suspicion des autorités, de préférer le terme « colonie sociétaire » à celui de « phalanstère », supposé trop sulfureux. Mais l’autorisation ne vint pas malgré cette concession, et ce fut finalement une société en commandite qui fut créée. Le défrichage et les labours furent entamés, et un architecte professionnel, ami de Baudet-Dulary et de Devay, fut recruté pour la construction des bâtiments : il s’agissait de Colomb Gengembre, qui avait à son actif, notamment, la Porte de Saint-Ouen et l’Hôtel de la Monnaie de Nantes846.

Mais très rapidement, l’horizon sembla s’obscurcir, puisque dès janvier 1833, Fourier écrivait à Muiron que « ‘les affaires n’allaient pas à [son] gré’ »847. En particulier, Fourier faisait preuve d’une grande animosité à l’encontre de Gengembre, le rendant peu à peu responsable de l’ensemble des maux qui semblaient affecter cette première véritable tentative phalanstérienne. Les témoignages les plus explicites de cette hostilité grandissante peuvent être trouvés dans les lettres que Fourier écrivit à Just Muiron pendant cette période, telles qu’elles ont été reproduites par Charles Pellarin dans les annexes de sa biographie. Le 2 mai 1833, Fourier expliquait ainsi le trop faible nombre de mécènes disposés à financer l’aventure : ‘« Il en viendrait dix fois plus si l’architecte n’avait pas tout retardé pour essayer de nous faire, de guerre lasse, adopter ses plans qu’il renouvelait sans cesse et dont lui-même aujourd’hui confesse le ridicule ; mais l’orgueil le tourmentait. C’est un ergoteur qui veut rond si l’ont veut carré, et carré si on veut rond ; j’ai opiné à le congédier et prendre un maître maçon qui exécutera fort bien nos constructions toutes rurales »’ 848.

Dans cette dernière formule se laisse deviner le noeud du conflit entre le penseur et « son » architecte : alors que le premier semble mettre l’accent sur l’exigence de fonctionnalité, le second a le tort, du moins selon son commanditaire, de privilégier une spectacularité qui n’était pourtant pas absente, on l’a vu, des conceptions architecturales théoriques de Fourier849. Une autre lettre, adressée à Muiron le 10 juillet 1833, témoigne de la nature de ce différend : Fourier y reprochait à Gengembre d’avoir « ‘construit un atelier à menuiserie en plaçant les fenêtres si haut que les ouvriers disent qu’ils ne verront pas sur les établis. Mais il prétend que les fenêtres élevées ornent mieux le dehors’ »850. Dans la même lettre, Fourier, au-delà de cette critique spécifique, avouait à Muiron : « ‘Il ne faut pas se le dissimuler, la colonie est ravagée’ »851. A cette date, les critiques de Fourier et de plusieurs de ses disciples avaient d’ailleurs eu raison de l’opiniâtreté de Gengembre, qui fut donc forcé à la démission et quitta Condé-sur-Vesgre. A la fin de l’été 1833, le rapport de gérance de la Colonie sociétaire se montrait plutôt pessimiste, constatant le décalage croissant entre l’ampleur des dépenses et des frais généraux, et la faiblesse des versements, très nettement inférieurs au fonds social de 1.200.000 francs qui avait été initialement prévu. Malgré la succession des appels de fonds lancés dans Le Phalanstère, ce capital ne fut jamais atteint, et les travailleurs présents sur le chantier de Condé-sur-Vesgre finirent par se disperser.

Quelle leçon faut-il retenir de cette première tentative de mise en pratique de la doctrine de Fourier ? Aucune en réalité, du moins si l’on en croit l’histoire officielle du fouriérisme telle qu’elle a été écrite par Charles Pellarin. Selon lui en effet, il n’est pas possible de considérer la tentative de Condé-sur-Vesgre comme une expérimentation des principes sociétaires dans la mesure où, tout simplement, elle périclita avant même d’avoir véritablement commencé : « ‘Les fonds apportés par les actionnaires ne suffisant pas pour qu’on réunît les élément essentiels d’une expérience de la Théorie phalanstérienne, cette expérience n’eut pas lieu’ »852. Du reste, Fourier lui-même ne voulut pas se reconnaître dans ce qu’il appela d’ailleurs très vite « l’échec de Condé », et il s’en déjugea explicitement : dans une lettre adressée à Just Muiron, et citée par Charles Pellarin, Fourier affirmait dès la fin de l’année 1833 qu’à Condé-sur-Vesgre, l’Ecole sociétaire ‘« n’a point fait d’essai, mais des préparatifs en culture ordinaire sans distribution par Séries, et des bâtiments ruraux pour ferme ordinaire, sans acception des convenances d’un Phalanstère...’ »853. Et à la fin de sa vie, dans La fausse industrie, le dernier de ses ouvrages publiés de son vivant, il le réaffirmait encore avec force : « ‘On a répandu que j’ai fait un essai à Condé-sur-Vesgre, et «qu’il n’avait pas réussi » : c’est encore une des calomnies du pandemonium ; je n’ai rien fait à Condé ; un architecte, qui y dominait, ne voulait rien admettre de mon plan’ »854.

D’une façon très générale, cette forme de dénégation publique de l’échec était très largement répandue au sein de l’Ecole sociétaire. Tout d’abord, Charles Pellarin dans sa biographie s’efforça de dédouaner Fourier de la responsabilité de l’échec de Condé, avouant qu’en cette occasion, ‘« le bonhomme, malgré quelques bizarreries, jugeait beaucoup mieux qu’aucun de nous des choses actuelles ou pratiques : ce n’est pas seulement en doctrine qu’il était notre maître’ »855. Quant à Victor Considerant, qui était devenu le chef de l’Ecole sociétaire après la mort de Fourier, il donnait le sentiment d’aller dans le même sens, comme en témoigne cet article tardif de La Démocratie pacifique : il y est rappelé, en réponse à une énième attaque contre « l’utopisme » de la doctrine sociétaire, que « ‘M. Considerant nie formellement, entendez-vous bien, que jamais le phalanstère ait échoué nulle part, pour la raison qu’il n’a jamais été nulle part mis en expérimentation. Il est bien vrai qu’en 1832-1833 on a voulu faire à Condé-sur-Vesgre un essai d’association phalanstérienne : on a fondé un comité, acquis plusieurs centaines d’hectares de bruyère... Mais les fonds ne sont pas venus... Il y a donc eu à Condé-sur-Vesgre un commencement de préparation du champ d’expérience, où l’on avait l’intention de mettre en pratique le système phalanstérien, mais pas la moindre expérimentation dudit système...’ »856.

Pourtant, n’y a-t-il eu vraiment à Condé qu’un « commencement de préparation du champ d’expérience », qui interdirait de tirer de son échec une quelconque leçon pour l’élaboration de la théorie elle-même ? Victor Considerant, dans ses prises de positions publiques, excluait la possibilité d’apprendre, par Condé, quoique ce fût sur la validité – ou l’invalidité, en l’occurrence — de la doctrine ; mais dans la correspondance privée, il n’en allait pas de même. N’écrivait-il pas en effet à Clarisse Vigoureux, dès la fin de l’automne 1832 : « ‘Et si M. Fourier s’imagine à tort que tel ou tel travail est répugnant ou attrayant par lui-même quand l’expérience prouve le contraire, faut-il se coordonner nécessairement à des idées inexactes qui sont installisées ’ ‘[sic]’ ‘ dans sa tête ?’ »857. Autrement dit, il apparaît que le recours à la méthode expérimentale imprégnait en fait suffisamment cet essai, pour que Considerant s’en autorisât, au moins dans un usage interne à l’Ecole sociétaire, pour remettre en cause certains des partis pris de son maître, tout en interdisant aux adversaires extérieurs de l’Ecole sociétaire cet usage polémique.

Et de fait, dans la mesure où la tentative de Condé-sur-Vesgre constitue la seule occasion en laquelle Charles Fourier s’aventura dans l’organisation concrète de l’expérimentation que sa théorie appelait de ses voeux, il ne pouvait rester entièrement insensible aux attaques que son échec permettait d’alimenter. Ainsi, malgré ses dénégations, il sembla marqué par cet échec, qui fut peut-être au principe de certaines remises en cause tardives : selon Charles Pellarin en tout cas, « ‘c’est une des choses qui ont répandu le plus d’amertume sur les dernières années de Fourier que d’entendre répéter qu’il y avait eu une épreuve de sa Théorie et qu’elle avait été condamnée par l’expérience’ »858.

Notes
841.

Cf. supra, « Le nouveau monde industriel et sociétaire », ch. I, F.

842.

Cf. supra, « Saint-Simon et Fourier, concurrents en théorie », ch. VI, B, 2.

843.

DUBOS Jean-Claude (1993), «Clarisse Vigoureux, «grand honnête homme». Préface», in VIGOUREUX Clarisse, Parole de Providence, Seyssel, Champ Vallon, p. 218.

844.

Cf. supra, « De la théorie de la pratique à la pratique de la théorie ».

845.

PELLARIN (1843), p. 115.

846.

Colomb Gengembre (1790-1963) fut ensuite chargé en chef de l’exécution du chemin de fer entre Dijon et Chalon, puis quitta la France pour les Etats-Unis en 1849, où il s’installa près de Cincinnati. Lors de son premier voyage aux Etats-Unis, Victor Considerant lui rendit visite. Colomb Gengembre repose encore aujourd’hui dans l’Union Dale Cemetery de Pittsburgh (Pennsylvanie). Sa pierre tombale le décrit comme « French architect, artist and engineer ».

847.

PELLARIN (1843), note DD, « Entreprise de Condé-sur-Vesgre. – Conditions et devis d’un essai tracés dès 1816 et 1819 », p. 244. Dans cette note de quatre pages, comme ailleurs dans sa biographie, Pellarin cite abondamment la correspondance entre Charles Fourier et Just Muiron, qui a disparu depuis. La biographie de Fourier par Pellarin demeure donc aujourd’hui le seul moyen d’accéder à cette correspondance.

848.

PELLARIN (1843), p. 245.

849.

Cf. supra, « De la théorie de la pratique à la pratique de la théorie ».

850.

PELLARIN (1843), p. 245.

851.

PELLARIN (1843), p. 246.

852.

PELLARIN (1843), pp. 115-116.

853.

FOURIER Charles, Lettre à Just Muiron, 27 novembre 1833, citée par PELLARIN (1843), p. 247.

854.

FOURIER Charles, FOURIER Charles (1836), Oeuvres complètes 9. La fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toutes qualités. t. 2, Paris, Anthropos, 1ère éd. 1836, fac-similé de l’édition de Paris, Bossange, p. 725.

855.

PELLARIN (1843), p. 246.

856.

Démocratie Pacifique, 20 février 1849, cité par DESROCHE (1975), p. 200.

857.

Considerant Victor, Lettre à Clarisse Vigoureux, 23 novembre 1832, AN 10 AS 28 (7), cité notamment par BEECHER (1993a), p. 477.

858.

PELLARIN (1843). Il y a eu ensuite d’autres tentatives à Condé, parmi lesquelles la Colonie d’Enfants de 1837, puis la Colonie des Cartonniers en 1848, qui a bâti la Grande Maison actuelle. Ni l’une ni l’autre n’a toutefois réussi durablement. Il est à signaler que le site et les différents bâtiments existent toujours, et que leurs habitants actuels perpétuent l’esprit phalanstérien, puisqu’ils sont regroupés dans une association baptisée « Ménage sociétaire », qui dispose d’un site internet : http://www.chez.com/colonie/