L’épisode malheureux de Condé-sur-Vesgre coïncide chronologiquement avec l’apparition au grand jour de fortes dissensions au sein de l’Ecole sociétaire. Mais d’emblée il faut faire remarquer qu’il n’y a là rien d’une simple coïncidence, dans la mesure où ces dissensions, justement, s’articulent principalement autour de la question de l’expérimentation. Deux camps peu à peu se dessinent et s’opposent de façon de plus en plus ouverte : d’un côté les « propagateurs » — théoriciens, publicistes et militants politiques —, regroupant surtout les fouriéristes parisiens et bisontins réunis autour de Victor Considerant, et de l’autre côté les « réalisateurs », constituant un ensemble plutôt disparate de fouriéristes provinciaux. Les étapes successives de cette rupture ayant déjà été évoquées précédemment859, il convient seulement ici de rappeler que d’une certaine façon c’est Just Muiron, le premier disciple de Fourier dans l’ordre chronologique, qui la provoqua, au milieu des années 1830. La querelle entre Muiron et Considerant tenait sans doute en bonne partie à des raisons personnelles : Muiron supportait mal, semble-t-il, de voir sa préséance contestée par un homme plus jeune que lui, et qu’il avait lui-même initié au fouriérisme. Mais c’est bien autour de la seule question légitime sur le plan public, celle de l’orientation à donner au mouvement, que la querelle prit véritablement forme et trouva ainsi une traduction socialement acceptable : après l’échec de Condé-sur-Vesgre, Muiron fit de nouvelles propositions de réalisation à Considerant ; mais celui-ci se montra peu empressé de leur donner suite, les jugeant politiquement inopportunes. Le conflit entre les deux hommes s’exacerbant, Just Muiron finit par rédiger un projet de statuts d’une « Union phalanstérienne » dissidente de l’Ecole sociétaire.
Si ensuite Just Muiron finit par renoncer à sa dissidence et se rallier personnellement à Considerant, non sans frustration ni amertume, il ne renonça pas pour autant à réaffirmer régulièrement en privé des positions proches de celles des dissidents. Le désaccord portait toujours, fondamentalement, sur la stratégie de l’Ecole sociétaire, comme en témoigne de façon particulièrement claire cette lettre que Just Muiron adressa à Clarisse Vigoureux le 12 juin 1837, alors même qu’il s’était rallié à Considerant depuis l’automne précédent :
‘« Votre point de départ, celui dont je vois en Victor (Considerant) la grande et forte colonne est que notre chance de succès se trouve avant tout uniquement dans la propagande intellectuelle. Ce n’est pas depuis quelque temps, un an ou deux, que je propose une autre voie en concurrence... A Condé, en septembre 1833, lors de nos débats de l’automne 1836, et depuis et toujours, j’ai demandé et demanderai que l’on entre dans la voie d’entreprise industrielle. (...) Je soutiens que nous sommes maintenant assez forts, assez nombreux pour pratiquer utilement cette seconde voie, que, par le temps qui court, il est beaucoup plus facile de se faire entendre aux intérêts qu’aux intelligences, que les hommes d’argent surtout, ceux dont nous avons le plus grand besoin, sont pleins d’aptitudes pour comprendre les plus pécuniaires des spéculations que nous pouvons leur offrir, tandis qu’ils s’effraient et s’enfuient à l’aspect de livres qu’il faut étudier, de journaux qu’il faut lire, d’une science qu’il faut apprendre. Je prétends qu’il est urgent de toucher les hommes d’argent et pour cela de leur tenir leur propre langage »860.’Malgré le ralliement à reculons de Muiron à Considerant, la querelle entre « orthodoxes » et « réalisateurs » ne faisait en réalité que débuter. Et même si Considerant fit mine, en 1837, de relancer l’essai de Condé-sur-Vesgre pour apaiser les réalisateurs, la scission de plusieurs antennes provinciales, parmi lesquelles celles de Toulouse, de Bordeaux ou de Lyon, était devenue inévitable. Le 8 juin 1837, le fouriériste Constantin Prévost, peintre et directeur du musée de Toulouse, rendit publique une Lettre aux partisans de la théorie de Ch. Fourier 861, dans laquelle il proposait la création d’une « Union harmonienne » à Lyon ; à peu près au même moment était créé à Besançon, au coeur même du fouriérisme historique, un « Institut sociétaire » regroupant en particulier Edouard Odinaire, Eugène Tandonnet, Hugh Doherty ou encore Henri Fugère. La rupture fut définitivement prononcée quand un certain nombre de ces groupes fouriéristes, sans l’aval de la direction de l’Ecole sociétaire, se lancèrent dans l’aventure de l’expérimentation phalanstérienne.
Cf. supra, « Le testament de Fourier », ch. IV, B. On trouvera un récit détaillé de cette rupture dans POULAT Emile (1955), «Sur deux textes manuscrits de Fourier», Communauté et vie coopérative. Cahiers d’histoire et de sociologie de la coopération, n° 3, juillet-décembre 1955, pp. 5-19, «Etudes sur la tradition française de l’association ouvrière», dirigé par Henri Desroche.
MUIRON Just, Lettre à Clarisse Vigoureux, citée par MAITRON, notice de Just Muiron par Jean-Claude Dubos.
PRÉVOST J.-M.-Constantin (1837), Lettre aux partisans de la théorie de Charles Fourier. Règlement de la correspondance, Toulouse, 3 pages.