2.011Les réalisations de l’Union harmonienne

Une des premières réalisations de l’Union harmonienne était due à l’initiative d’un de ses membres, l’ouvrier ébéniste Andron, qui créa à Paris, le 15 juin 1838, une « Boulangerie véridique » dont l’objectif était de vendre le pain à prix coûtant. Afin d’en éviter la concentration, le capital de l’association avait été dispersé entre huit cents petits actionnaires-consommateurs, qui devaient partager les bénéfices avec les employés associés. L’expérience ne fut toutefois pas véritablement concluante, puisqu’il ne semble pas qu’elle ait survécu plus de trois ans. C’était en réalité sur des réalisations de bien plus grande envergure que reposaient les espoirs des fouriéristes dissidents de l’Union harmonienne : il convient d’évoquer, en premier lieu, la Colonie sociétaire de Cîteaux, dont l’histoire est aujourd’hui mieux connue grâce à la publication très récente de l’étude qu’en a fait Thomas Voet864. Zoé Gatti de Gamond, une ancienne saint-simonienne convertie à la doctrine sociétaire, était parvenue à persuader le fouriériste écossais Arthur Young d’acheter un domaine à Cîteaux (Côte-d’Or), qui faisait partie des dépendances de l’ancienne abbaye. Arthur Young était depuis 1838 le principal financier de l’Ecole sociétaire, et à ce titre en relation étroite avec Victor Considerant ; mais l’excessive prudence de Victor Considerant contrariait ses ambitions réalisatrices, et il résolut, à la grande inquiétude de Victor Considerant qui craignait de voir détourner cette très importante source de financement, de se lancer dans l’aventure proposée par Zoé Gatti de Gamond. Disposant d’une surface bâtie et d’une surface agricole très importantes, situées à proximité d’un cours d’eau, le domaine de Cîteaux semblait offrir un cadre idéal pour un essai phalanstérien. La tentative, débutée en 1841, regroupa semble-t-il une centaine de sociétaires, auxquels il faut ajouter une centaines de salariés. Si selon Thomas Voet, un certain nombre des principes sociétaires d’organisation productive et domestique furent effectivement expérimentés à Cîteaux, l’échec fut vite patent : les querelles de personnes, l’hostilité constante de autorités, et les problèmes financiers grandissants, auxquels la fortune d’Arthur Young ne suffit bientôt plus à faire face, entraînèrent la rapide déliquescence de la la tentative phalanstérienne de Cîteaux. Zoé Gatti de Gamond, qui s’était installée à Cîteaux à l’automne 1841 et avait vraisemblablement assumé la direction de la colonie avec Arthur Young, en était déjà repartie à l’automne 1843. Si Arthur Young persista un peu plus longtemps dans sa volonté de sauver l’expérience, il renonça finalement en 1844 ou 1845. Les fouriéristes dissidents avaient donc tenté à Cîteaux la « réalisation » des principes phalanstériens, mais sans plus de succès que n’en avait eu l’Ecole sociétaire dix ans auparavant à Condé-sur-Vesgre. La Colonie sociétaire de Cîteaux a toutefois connu, après son échec, une postérité moins conforme aux principes sociétaires (des adversaires ironiques du fouriérisme prétendraient sans doute le contraire) que celle de Condé-sur-Vesgre : en effet, à la fin des années 1840 l’ancien saint-simonien Pierre Dugied, converti à un catholicisme de plus en plus intransigeant, la transforma en une colonie... pénitentiaire, dans laquelle furent même détenus plus tard un certain nombre de communards.

Presque simultanément à la tentative de Cîteaux, les fouriéristes lyonnais qui avaient créé le Commerce véridique et social et rejoints ensuite l’Union harmonienne, se lancèrent en 1840 dans une nouvelle tentative sous la direction du docteur Jean Benoît Mure, au Brésil cette fois-ci865. L’appel à souscription fut publié en janvier 1840 dans le journal fouriériste dissident Le nouveau monde dirigé par Jean Czynski. L’Union industrielle du Sahy était créée, sur la base de cet appel, par Derrion et Mure, pour instaurer au Brésil, dans la région du Palmetar, et en accord avec les autorités locales, un centre de colonisation ouvrière constitué de plusieurs « communes » industrielles et agricoles.

Michel Derrion, Joseph Reynier et le fouriériste Jamain recrutèrent ensuite les candidats phalanstériens : ils convainquirent ainsi un certain nombre de fouriéristes de participer, avec femme et enfants, à cette aventure. Les volontaires, dont le nombre total avoisinait deux cents personnes, étaient pour la plupart des artisans prolétarisés par l’industrialisation, et attirés par les opportunités que paraissait offrir l’émigration. Derrion, Reynier et Jamain devaient ensuite les conduire aux Brésil en trois convois successifs, pour y rejoindre le docteur Mureb qui les y avait précédés pour fixer avec les autorités brésiliennes les conditions administratives de l’installation de la colonie. Michel Derrion conduisit le premier convoi et Jamain le deuxième. Mais très rapidement, de fortes dissensions apparurent entre Mure et Derrion, ainsi que plus généralement entre les différents groupes de colons. Joseph Reynier, qui devait les rejoindre avec le troisième convoi, y renonça à la nouvelle de ce conflit, qui eut rapidement raison de l’entreprise. Un certain nombre de colons choisirent finalement de rester au Brésil avec Mure

Le dernier temps fort de l’activité des membres de l’Union harmonienne se situe plus tard, en réalité dans la seconde moitié des années 1840, alors même que le groupe dissident, en tant que tel, n’existait quasiment plus. C’est donc pratiquement à titre individuel, et non pas au nom d’un mouvement collectif et organisé, que les fouriéristes François Barrier et Jules Duval fondèrent en 1846, cette fois-ci en Algérie, l’Union agricole de Saint-Denis-du-Sig. François Barrier, chirurgien lyonnais réputé en même temps que professeur à la faculté de médecine, était un fouriériste de fraîche date, puisqu’il n’était acquis aux principes sociétaires que depuis 1844. Jules Duval, en revanche, avait une carrière beaucoup plus longue dans l’activisme fouriériste lyonnais : ancien avocat, il avait même en 1846 renoncé à sa charge de substitut du procureur du roi à Rodez, pour se consacrer entièrement à sa collaboration à la Démocratie pacifique et au projet de colonisation sociétaire en Algérie. Tous deux, avec à leur suite un certain nombre de fouriéristes lyonnais, avait obtenu le 18 novembre 1846 la concession d’un domaine trois milles hectares, sur lequel ils expérimentèrent pendant trois années, de 1847 à 1850, le principe sociétaire de l’association capital-travail.

L’expérimentation peut certainement être, à première vue, encore une fois considérée comme un échec, puisqu’en 1851 l’Union agricole du Sig revint à la pratique du salariat. La question fut cependant posée de savoir ce qui avait été, au juste, « expérimenté » en Algérie : l’Ecole sociétaire en tant que telle avait choisi de prendre ses distances avec la tentative de Barrier et Duval, dans la mesure où elle ne constituait pas à ses yeux une mise en oeuvre de l’ensemble des principes fouriéristes, mais seulement de l’association de production. Dès le début, Victor Considerant s’efforçait ainsi d’en minimiser la portée, en écrivant dans la Démocratie pacifique le 31 mai 1846 : « ‘L’Union agricole du Sig va associer le capital, le travail et le talent. Mais elle ne va pas réaliser le Phalanstère. Elle ne se propose pas d’appliquer le principe sériaire. Elle emprunte à la théorie son principe économique, non pas son système organique’ ». L’expérience tentée par François Barrier et Jules Duval en Algérie était ainsi dénoncée par Victor Considerant comme trop éloignée des principes théoriques de la doctrine de Fourier ; mais il se pourrait bien au contraire que Considerant s’en soit aussi fortement défié parce qu’il la percevait comme beaucoup trop directement concurrente de ses propres projets : depuis le début des années 1840, comme on va le voir, il s’efforçait de promouvoir au sein de l’Ecole sociétaire une forme d’» expérimentalisme d’Etat » dans laquelle les tentatives de réalisation seraient provoquées et encadrées par les pouvoirs publics. Or, des fouriéristes en rupture de ban avaient pu obtenir ce que le chef de l’Ecole sociétaire réclamait depuis plusieurs années, puisque l’expérience algérienne avait reçu un très important soutien logistique de l’Etat, qui avait fait réaliser une enceinte, des voies d’accès, différents bâtiments publics et équipements sanitaires866. Il est au moins possible de faire l’hypothèse que la défiance de Victor Considerant s’expliquait au moins autant par cette « proximité » de la tentative algérienne avec ses propres ambitions, que par les distances qu’elle se permettait vis-à-vis de la pureté doctrinale.

Notes
864.

VOET (2001). Sur la tentative de Cîteaux, voir aussi PERREUX Gabriel (1923), « Une application de la théorie fouriériste. Le phalanstère de Cîteaux, 1841-1843 », Revue d’histoire économique et sociale, 1923, pp. 169-178 ; VAUTHIER (1926).

865.

Cf. BACHELET (1842) ; GUTTLER (1993).

866.

OSMONT Annick (1989), «L’exportation des modèles utopiques au XIXe siècle. La foi expérimentale des disciples», Annales de la recherche urbaine, n° 42, pp. 19-26, p. 20.