Dans son étude de 1926 sur Les conceptions méthodologiques et sociales de Charles Fourier, Maurice Lansac développait longuement l’idée selon laquelle le fouriérisme se distinguait des autres doctrines socialistes du XIXe siècle par l’ambition expérimentale qui faisait sa spécificité méthodologique : selon lui, c’est la conception générale de l’Ecole sociétaire qui se résume dans le terme d’expérimentation ou de vérification expérimentale, dans la mesure où, comme le soulignait d’ailleurs lui-même Victor Considerant, même si la théorie sociétaire était démontrée fausse par les expériences locales, l’Ecole sociétaire serait encore supérieure à tous les partis en préconisant seule un procédé de vérification dont ces partis, affirmait-il, ne voulaient pas entendre parler. Certes, Victor Considerant avait effectivement repris à son compte, au nom de l’ensemble de l’Ecole sociétaire dont il assumait la direction, l’exigence expérimentale formulée déjà dans l’oeuvre de Fourier. Mais ce qui précède montre qu’après l’échec de Condé-sur-Vesgre, la mise en pratique de cette exigence théorique ne s’était pas véritablement imposée comme une priorité pour la stratégie politique de l’Ecole officielle. Elle avait ainsi ouvert toute grande la porte aux impatiences « réalisatrices » de nombreux fouriéristes, que leur position sociale et leur faible capital culturel privait de toute chance d’obtenir une quelconque rétribution symbolique (en termes de reconnaissance, de prestige ou de pouvoir) en échange d’un investissement militant dans les querelles théoriques, le journalisme ou la politique. D’une certaine façon, il n’est donc pas interdit de considérer que la dissidence de groupes fouriéristes comme celui de l’Union harmonienne correspondait à une volonté de construire un champ d’action politique nouveau, dans lequel seraient valorisées des formes spécifiques de compétences sociales et politiques qui n’étaient pas reconnues dans le champ politique traditionnel, et que détenaient spécifiquement ceux, artisans prolétarisés et notables provinciaux, qui s’engagèrent dans cette dissidence.
Les échecs successifs connus par les « réalisateurs » entre 1837 et 1847 ont pu conduire dans un premier temps à conforter très largement dans leur choix les partisans de la voie orthodoxe, celle de la « propagation », incarnée par Victor Considerant. Dans un certain nombre de domaines, les efforts de propagation fournis par les orthodoxes, entre le milieu des années 1830 et la fin des années 1840, avaient permis à l’Ecole sociétaire de progresser sur la scène politique d’une façon qui était loin d’être négligeable. Tout d’abord en effet, la période fut jalonnée par la publication des différents tomes de Destinée sociale, l’ouvrage majeur de Victor Considerant : le premier tome parut en 1834 et connut un succès relativement important, puisque sa première édition se vendit assez rapidement à huit cents exemplaires867 ; le deuxième et le troisième tome, parus respectivement en 1838 et 1844, confirmèrent le succès du premier, et contribuèrent fortement à asseoir Victor Considerant à la direction intellectuelle de l’Ecole sociétaire.
Ensuite, après s’être donnée une existence institutionnelle officielle par la constitution, le 15 juin 1840, d’une « société pour la propagation et pour la réalisation de la théorie de Fourier », dont le capital s’élevait à sept cent mille francs, l’Ecole sociétaire s’arma d’un « manifeste », les Bases de la politique positives, qui lui fournit une base théorique programmatique, et surtout d’un organe officiel, la Démocratie pacifique. Ce n’était certes pas la première tentative que faisait l’Ecole sociétaire pour se doter d’une publication périodique, puisque après avoir créé Le Phalanstère en 1832, la direction parisienne avait récidivé en 1836 avec le lancement de La Phalange, dont la parution resta cependant très irrégulière868. C’est en 1843 qu’une étape supplémentaire fut franchie dans la politique de propagation, avec la transformation de La Phalange en un journal quotidien, intitulé Démocratie pacifique, dont le premier numéro parut le 1er août. Le quotidien fouriériste, même s’il n’atteignit jamais les tirages dont pouvaient se prévaloir les grands journaux de l’époque, sut cependant se faire une place dans le panorama de la presse quotidienne parisienne : ainsi, en 1846, il figurait au vingtième rang, avec un tirage moyen de 1.665 exemplaires, certes loin derrière Le Siècle (plus de 30.000 exemplaires), Le Constitutionnel et La Presse (plus de 20.000 exemplaires chacun)869. Mais après tout, avec un tirage moyen d’à peine 4.000 exemplaires, L’Univers, qui a pourtant beaucoup ironisé sur le rôle « burlesque » que jouait la Démocratie pacifique dans le paysage journalistique parisien, ne la surclassait pas de façon spectaculaire en termes de diffusion — ceci explique d’ailleurs peut-être cela. L’adversité des quotidiens plus anciens, la « fantaisie » de certaines de ses prises de position, n’ont pas empêché la Démocratie pacifique de se maintenir jusqu’à la veille du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce n’est finalement que le 30 novembre 1851 que le quotidien fouriériste, pourchassé par le régime et accablé de procès et d’amendes, dut interrompre définitivement sa parution.
Enfin, les efforts de propagation de l’Ecole sociétaire empruntèrent à partir de la fin des années 1830 une voie que les fouriéristes n’avaient pas encore explorée, celle de l’action politique traditionnelle qui se concrétise dans la soumission au suffrage d’une candidature à une fonction représentative. Certes, il y avait déjà eu auparavant des députés d’obédience fouriériste, comme Alexandre Baudet-Dulary ou Adrien Gréa : mais le premier, élu député d’Etampes en juillet 1831, n’afficha son attachement au fouriérisme qu’après sa démission en 1834 ; quant au second, Adrien Gréa, qui fut député de Besançon de 1828 à 1834 et siégea comme Baudet-Dulary dans le camp de l’opposition constitutionnelle, il fut beaucoup plus un ami proche de Muiron et de Fourier qu’un fouriériste convaincu, et c’est au titre de cette amitié plutôt que de ses convictions qu’il accepta en 1832 la cogérance du Phalanstère.
Par conséquent la démarche politique qu’entama Victor Considerant en se présentant régulièrement aux élections à partir de 1839 était inédite au sein de l’Ecole sociétaire, même si elle ne fut pas immédiatement couronnée de succès : le 9 mars 1839, il échoua aux législatives dans l’arrondissement de Poligny. Mais en novembre 1843, il fut élu conseiller général de la Seine dans le Xème arrondissement, avec 643 voix sur 1264 suffrages exprimés. Et après plusieurs nouveaux échecs aux législatives (dans le IXème arrondissement en 1844, à Montargis en 1846 puis en 1847), il fut enfin élu, le 23 avril 1848, député de l’Assemblée constituante dans le Loiret, sous l’étiquette « républicain socialiste ». Force est de constater qu’au-delà de son caractère individuel, qu’il serait facile de réduire à l’expression des ambitions personnelles de Victor Considerant, cette démarche engageait l’ensemble de l’Ecole dans une voie qu’elle avait longtemps répugné à emprunter, dans la mesure où le fouriérisme s’était très longtemps efforcé de se tenir à distance de la politique partisane. En particulier, récurrentes furent les protestations individuelles et collectives contre les tentatives d’assimiler l’Ecole sociétaire soit au pôle républicain, soit au pôle socialiste, que ces tentatives fussent d’ailleurs le fait d’adversaires ou d’amis politiques.
La réédition de Destinée sociale de 1847 permet de mesurer à cet égard le chemin parcouru par Victor Considerant : en 1834, dans son « Prélude », il déplorait « ‘l’innombrable quantité de combattants dont l’arène politique est encombrée ; les clameurs, les haines, ces myriades d’opinions incohérentes et contradictoires qui se choquent et se pulvérisent ’»870 ; au contraire, dès la première phrase de l’avertissement de l’édition de 1847 il proclamait que « ‘les apôtres d’une Idée militante ont en ce temps-ci moins que jamais le loisir de composer ou de refaire des livres : la lutte a chaque jour ses incidents et ses nécessités ’»871. Le temps semble loin où Considerant pouvait se permettre d’affirmer : « Quant à nous, membres d’une Ecole Sociale qui s’accroît tous les jours, nous ne serons confondus avec aucun de ces partis politiques usés »872. Dans cette perspective, l’étiquette – « Républicain socialiste » — sous laquelle Victor Considerant fut élu en 1848 en dit aussi long sur les changements d’orientation que les orthodoxes ont fait subir à l’Ecole sociétaire pendant la décennie écoulée.
La confrontation de certains actes et de certains écrits est aussi particulièrement révélatrice : alors même que depuis 1839 il se présentait régulièrement à toutes élections, Victor Considerant se permit pourtant d’affirmer en 1841, dans un texte très largement diffusé et qui lui tint lieu de Manifeste officiel, que « ‘l’Ecole Sociétaire est loin de se prosterner humblement devant ’ ‘l’Opinion publique’ ‘ ; elle est loin de flatter et cajoler indignement cette Opinion anarchique, incohérente et incapable, comme le font la plupart des Organes et des Partis, comme le font ces hommes égarés et ces vains ou ambitieux ’ ‘Coureurs de Popularité’ ‘ qui s’efforcent de persuader à cette Opinion anarchique que, seule, ’ ‘par son incohérent Suffrage universel’ ‘, elle serait capable de ’ ‘produire la vraie Réforme’ ‘, c’est-à-dire d’’ ‘improviser et décréter la Science sociale’ »873 ! Qu’on le nomme contradiction ou duplicité, ce désaccord entre les actes et les écrits témoigne en tout cas du fait que le début des années 1840 fut le moment, pour l’Ecole sociétaire, d’un profond changement d’orientation dans sa stratégie politique.
L’année 1848 apparaît alors comme celle de l’apothéose de la branche « propagatrice » du fouriérisme : tandis que les échecs des réalisateurs les ont laissés déchirés et dispersés aux quatre coins de l’Ancien et du Nouveau continent, les fouriéristes parisiens étaient au coeur du pouvoir révolutionnaire, et siégeaient à l’Assemblée constituante. Le fouriérisme « politique » connut même son jour de gloire, le 25 février 1848, quand l’ouvrier fouriériste Marche, le fusil à la main, prit la tête d’une délégation de deux milles ouvriers mécaniciens et apporta à l’Hôtel de Ville la pétition rédigée par Auguste Bijon de Lancy, rédacteur de la Démocratie pacifique, réclamant le droit à l’association, au travail garanti et à un revenu minimum assuré. Après un débat particulièrement vif et dans une ambiance électrique, Louis Blanc rédigea le décret par lequel le Gouvernement provisoire s’engageait à « ‘garantir l’existence de l’ouvrier par le travail, à garantir le travail à tous les citoyens et à reconnaître aux ouvriers le droit de s’associer’ ».
Que les fouriéristes aient été les porteurs, devant la Constituante, de la revendication du droit au travail, n’a absolument rien de fortuit : d’une part, si elle n’appartenait pas en propre et de façon exclusive à la théorie sociétaire, l’idée du droit au travail y était néanmoins présente quasiment dès l’origine. On a vu que, dès La théorie des quatre mouvements de 1808, Fourier reprochait fondamentalement, aussi bien aux sciences politiques qu’à l’économie, leur incapacité à garantir « ‘le premier des droits naturels, le DROIT AU TRAVAIL’ »874. Dans son oeuvre suivante, le Traité de l’association domestique agricole, publié en 1822, Fourier réitérait cette affirmation, et considérait que le droit le plus fondamental n’était pas la liberté pour laquelle tant de sang avait été versé pendant la Révolution, mais le droit au travail, car il est la condition de l’accès aux biens matériel, et donc la seule garantie du droit à la subsistance. « ‘L’Ecriture nous dit que Dieu condamna le premier homme et sa postérité à travailleur à la sueur de leur front (...). Nous pouvons donc, en fait de droits de l’homme, inviter la Philosophie et la Civilisation à ne pas nous frustrer de la ressource que Dieu nous a laissée comme pis-aller et châtiment, et à nous garantir au moins le droit au genre de travail auquel nous avons été élevés »875.’ Par conséquent, la revendication vitale de chacun devait être ainsi formulée : « ‘Je suis né sur cette terre ; je réclame l’admission à tous les travaux qui s’y exercent, la garantie de jouir du fruit de mon labeur ; je réclame l’avance des instruments nécessaires à exercer ce travail’ »876.
C’est cette exigence que les fouriéristes entendaient faire inscrire dans la Constitution de la République de 1848, car elle était à la fois une fin en soi pour l’action politique, mais aussi et peut-être surtout un moyen pour la réalisation des projets plus spécifiques de l’Ecole sociétaire, comme en témoigne le texte du projet de loi déposé à l’Assemblée par Victor Considerant le 15 mai 1848, dont le brouillon manuscrit est conservé dans le Fonds Considerant de l’Ecole normale supérieure :
‘« L’Assemblée nationale,’ ‘Considérant que la Révolution du 24 février 1848 n’a pas été seulement une révolution politique, mais une révolution politique et sociale ;Dans ce projet de loi, Victor Considerant commençait par s’appuyer sur un rappel de l’avancée arrachée par les ouvriers le 25 février, pour essayer de transformer la reconnaissance du principe du droit au travail en une pratique effective, encadrée par l’Etat. L’article 2 du projet apparaît, dans cette perspective, particulièrement révélateur de la façon dont les fouriéristes conçoivent la revendication du droit au travail comme un moyen pour faire aboutir leur projet fondamental, celui de la réalisation phalanstérienne : c’est évidemment ce qu’il a en tête quand il demande aux institutions de la République ‘« d’élaborer et d’organiser les institutions agricoles et industrielles’ » susceptibles de garantir le droit au travail. Ainsi les fouriéristes, en articulant aussi intimement la revendication populaire du droit au travail et le projet spécifiquement fouriériste du phalanstère, jetaient les bases d’une « expérimentalisme » d’Etat que l’on retrouve ensuite, comme on va le voir, au coeur des travaux de la Commission du Luxembourg et du projet fouriériste d’un « Ministère de l’Expérience ».
L’inflexion imprimée à la stratégie de l’Ecole par Victor Considerant, qui parvint à en faire un acteur politique non négligeable de la Révolution de 1848, consacrait en apparence le triomphe des « propagateurs » sur les « réalisateurs » : c’est en tout cas ce que pourraient penser des observateurs extérieurs à l’Ecole sociétaire, qui procéderaient à leurs observations pendant cette année 1848 particulièrement faste pour les fouriéristes orthodoxes. Mais en profondeur et à plus long terme, c’est bien en réalité sur les bases des exigences des réalisateurs que l’unité de l’Ecole sociétaire s’est reconstituée progressivement dans la seconde moitié des années 1840. Après l’échec de Condé-sur-Vesgre, le « détour de production » théorique des fouriéristes orthodoxes a été particulièrement long : il s’était agi d’abord de poursuivre un travail d’élaboration et de présentation de la doctrine, présenté comme le préalable de toute nouvelle tentative. Cette prudence est celle par exemple qu’afficha à plusieurs reprises Victor Considerant dans le premier volume de Destinée sociale, paru en 1834. Ainsi se formulait en effet son objection principale aux disciples désireux de se lancer immédiatement dans une nouvelle expérimentation : « ‘Mais, pour arriver à l’essai, il est sensible qu’il faut lui avoir gagné d’abord des convictions nombreuses. Il y a une oeuvre de Propagation à faire ; et telle est la première tâche que nous nous sommes voués, têtes et coeurs’ »878.
L’oeuvre de « Propagation » visait, comme le montre la formule précédente, au moins autant une « vulgarisation » de l’oeuvre de Fourier — dont le dernier opus, La Fausse industrie, ne témoignait aux yeux des disciples d’aucun progrès sensible vers la clarté de l’exposition —, que l’extension de l’audience de l’Ecole sociétaire et donc du nombre de ses mécènes potentiels. Mais alors même que l’audience et les ressources nécessaires pour un nouvel essai semblaient acquises au début des années 1840, la direction de l’Ecole sociétaire ne paraissait toujours pas décidée à mobiliser de son propre chef ces moyens –aussi bien humains que financiers – dans un essai sur lequel sa responsabilité serait engagée. L’objectif des fouriéristes orthodoxes, tel qu’il est en tout cas martelé dans leur Manifeste de 1841, était bien plutôt de « réclamer » cet essai aux autorités publiques et d’obtenir 879 qu’elles en soient, sinon le maître d’oeuvre, du moins le commanditaire. Victor Considerant l’affirme clairement au nom de toute l’Ecole : « ‘Nous produisons une théorie dont nous demandons la vérification à l’expérience’ »880. Autrement dit, il ne s’agit pas de vérifier par soi-même, mais de « demander » cette vérification, c’est-à-dire de faire procéder à cette vérification par le gouvernement, ou du moins par une institution officielle qui en dépendrait.
L’idée d’une telle instance d’évaluation des doctrines sociales ne surgissait pas ex nihilo dans le Manifeste de 1841 : il s’agissait au contraire d’une antienne fouriériste bien connue, que l’on trouvait déjà dans un texte manuscrit de 1813 intitulé « Devoirs de la critique envers les inventeurs illettrés » : après l’ignorance et le mépris dans lesquels avait été tenu la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Fourier y affirmait déjà « ‘la nécessité d’une police d’invention qui assurât l’accès, l’examen et l’épreuve aux inventeurs imbécilles qui n’encensent point les idoles philosophiques’ »881. L’idée fut ensuite très longuement détaillée dans les « Sommaires » du Traité de l’association domestique agricole de 1822, rédigés cette fois après le mauvais accueil réservé à l’ouvrage. Ce texte de 1823 débutait par un préambule intitulé « Anarchie sur ce qui touche aux inventions », dans lequel Fourier commençait, avec son ironie habituelle, par dénoncer les garanties apportées aux produits commerciaux : « ‘Que de potentats scientifiques et administratifs, protecteurs obligés des inventeurs de pommades et cosmétiques’ ! »882. Au contraire, s’agissant des produits intellectuels, c’est dans le monde savant le règne de ce que Fourier a nommé « l’anarchie » :
‘« Tout y est livré à l’intrigue, on n’y voit aucune autorité qui régularise les débats, qui garantisse à l’accusé les moyens de répliquer à l’accusateur. Sous un tel régime d’arbitraire, si une invention déplaît aux chefs de la cabale philosophique, leurs comités secrets ont beau jeu d’empêcher qu’elle ne soit mise en scène ; elle reste inconnue, travestie dans un ou deux journaux, repoussée par vingt autres qui sont terrifiés et réduits au silence dont s’est plaint l’un d’entre eux plus sincère que ses collègues »883.’Mais au lieu de se contenter seulement de déplorer à nouveau, comme en 1813, l’absence en France d’une « ‘police des découvertes’ »884, il en tirait cette fois la formulation d’une proposition susceptible, selon lui, de pallier cette lacune : ‘« J’en conclurai à l’établissement d’un jury d’examen et d’annonce régulière, soumise à rétribution fixe, et devant porter sur le fond des découvertes et non sur la forme des traités »885.’ C’est cette proposition qui est ensuite développée dans la note des mêmes « Sommaires » intitulée « Hypothèse d’un jury d’examen des découvertes »886. Fourier y réclame l’extension de « ‘l’intervention tutélaire de l’autorité (...) à toute découverte qui se lie aux grands intérêts de l’état »’ 887, par l’instauration d’un jury d’examen des découvertes fonctionnant ‘« à peu près comme les cours d’assises’ »888, et qui serait financé par la vente de son bulletin et « ‘la rétribution payable par les plaideurs et les examinés »’ 889. Un tel tribunal ne serait pas législatif, et ne rendrait pas d’arrêts exécutoires ; mais en se contentant d’entendre les plaidoiries et de les relater dans son bulletin, il leur ouvrirait ainsi une tribune qui selon lui leur fait pour l’instant défaut. Plus loin encore dans les « Sommaires », il revient sur l’organisation concrète d’une telle instance, dans une note intitulée « Sur le jury de garantie »890 : minutieusement, il élabore la composition précise du jury, fixe le niveau de rémunération de ses membres et la rétribution payable par les inventeurs pour l’examen de leur théorie, produit une estimation de ses ressources et de leurs emplois, et présente son bulletin hebdomadaire, pour lequel il estime à pas moins de trente mille le nombre d’abonnés potentiels.
Mais ensuite, de la même façon qu’il avait déjà proposé aux journaux parisiens de rédiger pour eux le compte-rendu de son propre ouvrage, Fourier rédige et propose par avance celui de sa propre audition par le jury, formulant les questions qu’il conviendrait de lui poser, et y apportant aussitôt ses réponses... Au terme de cette audition imaginaire, et au vu de ces réponses, il en conclut fort logiquement que « ‘le jury, après débats et éclaircissements suffisants, déclarerait ’ ‘qu’il juge plausible et digne de confiance PROVISOIRE la théorie d’association par séries contrastées, et qu’il croit utile de procéder à l’épreuve ’ ‘»’ 891 !
Dans les termes qu’il emploie pour désigner l’instance envisagée, il apparaît assez clairement que Fourier privilégiait une approche judiciaire de l’évaluation scientifique : « police », « tribunal », « cour d’assises », « jury » (encore que ce dernier terme appartienne aussi au vocabulaire universitaire), toutes ces désignations indiquent une volonté d’inscrire dans la loi l’encadrement des conditions d’exercice de la critique intellectuelle. Or, cette volonté est caractéristique, tout au long du XIXe siècle, d’une exigence collective forte qui conduisit, à son terme, à l’élaboration de certains des articles les plus fondamentaux de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, en particulier de ceux statuant sur la diffamation et la question du droit de réponse. La loi sur la liberté de la presse a ceci de particulier qu’elle énonce de façon précise les conditions dans lesquelles l’encadrement légal d’un produit intellectuel peut apparaître non comme une restriction de la liberté d’expression, mais au contraire comme sa condition.
Et en l’occurrence, on ne peut qu’être frappé de la correspondance entre ce que Fourier prescrivait au début du siècle en matière de lutte contre « l’anarchie de la presse » et les précisions essentielles apportées par la loi du 29 juillet 1881 en matière de droit de réponse et de rectification, comme en matière de diffamation et d’injures. Dès 1822, on trouve en effet chez Fourier à la fois une analyse extrêmement pertinente du problème, et la préfiguration de quelques unes des plus importantes dispositions de la loi de 1881 :
‘« Tant que l’auteur ou inventeur n’est pas entendu concurremment avec ses antagonistes, il y a oppression ; et tel est l’effet du mode actuel des jugements par voie de journaux ; ils émettent une opinion, publient une lettre, sans tenir compte des moyens justificatifs de l’auteur, moyens que le tribunal de garantie mentionnerait dans le journal de ses audiences. Dès lors tout zoïle serait bien sobre de diffamations, tout bel esprit bien circonspect en railleries, quand il saurait que la réplique de l’auteur sera insérée en regard de l’imputation, et qu’on y ajoutera le prononcé du tribunal en haute ou basse instance »892.’Fourier en appelait clairement à l’instauration d’une obligation juridique faite aux journaux de publier une réponse des personnes incriminées, et l’on trouve aussi préfiguré dans cette citation le principe de la « publication judiciaire », qui contraint les organes de presse à publier les jugements les condamnant, en particulier lorsqu’il s’agit de délits de diffamation. De fait, cette volonté traverse toute l’oeuvre de Fourier. Commencée en 1822, l’élaboration intellectuelle d’un dispositif législatif permettant d’encadrer la liberté de la presse de manière à mieux protéger les auteurs, est poursuivie dans La Fausse industrie : dans une note du second tome publié en 1836, intitulée « Greffe de la presse », Fourier annonçait son ambition de façon extrêmement claire : « ‘Un des buts de cet écrit est de démontrer la nécessité de remédier à l’anarchie de la presse, anarchie protégée par l’insuffisance, la presque nullité de la loi, qui n’établit contre la presse aucune opposition tutélaire pour le public’ »893. Contre « l’anarchie de la presse », contre la détraction et la calomnie, il propose la création d’une « chambre de discipline » qui aurait le pouvoir de frapper d’amendes les directeurs de journaux et les responsables éditoriaux ayant laissé publier des articles diffamants. Mieux encore, le programme législatif se fait alors extrêmement précis, et par exemple, on trouve déjà chez Fourier le principe, formulé dans l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881, selon lequel les personnes nommées peuvent exercer un droit de réponse d’une longueur égale à celle de l’article qui les incrimine : Fourier indique en effet que dans le dispositif qu’il imagine, le journaliste « ‘publierait ses analyses critiques avec la réplique de l’auteur en regard, autant d’espace à l’un qu’à l’autre’ »894. Enfin, quelques semaines avant sa mort, dans l’apostille qu’il joignit à la lettre confidentielle d’août 1837, Fourier rappelait encore aux fouriéristes tentés par la dissidence réalisatrice que si la politique de l’Ecole sociétaire supposait effectivement désormais la « ‘célérité’ ‘ en exécution de l’essai démonstratif’ », elle restait cependant soumise à la condition, non moins fondamentale, « ‘de concours’ ‘ supérieur ou accord avec les autorités’ »895.
Sinon dans ses détails les plus minutieux, c’est du moins dans son principe fondamental que cette exigence formulée jusqu’à la fin de sa vie par Charles Fourier est réactivée par l’Ecole sociétaire dans son Manifeste de 1841 : alors qu’à titre en grande partie individuel, des fouriéristes orthodoxes (désavoués mollement par le Centre parisien) et dissidents (encouragés par Le Nouveau monde) se rencontraient pour collaborer à la tentative d’Arthur Young à Cîteaux, la direction parisienne militait de son côté pour la création de cette institution qui aurait la charge d’examiner les doctrines de réforme sociale et de provoquer et financer leur expérimentation. Cet objectif était clairement annoncé dans le corps des Bases de la politique positive de 1841, et détaillé dans une note de sept pages qui concluait ce manifeste, intitulée justement : « Note sur l’organisation du Ministère du Progrès »896. L’ensemble du manifeste était en réalité consacré à présenter la théorie sociétaire comme une doctrine de réforme sociale rationnelle, conformes aux normes juridiques et morales en vigueur dans la mesure où elle restreignait ses ambitions au domaine de l’organisation du travail agricole et industriel, et vérifiable par l’expérimentation à l’échelle la plus réduite et donc la moins dispendieuse, celle de la Commune.
Cette façon de représenter la théorie sociétaire apparaissait déterminée in fine par la conclusion à laquelle elle conduisait « logiquement », celle de la nécessité d’instaurer un système public d’évaluation des doctrines scientifiques de réforme sociale : « ‘Ces déductions fournissent, en outre, les bases de la législation spéciale que l’on pourrait formuler sur la Production des Doctrines, et le principe des INSTITUTIONS qu’il est urgent de fonder pour la Vérification des Théories relatives à la Réforme, et à l’Amélioration ou au Progrès de la Société ’»897. Autrement dit, ne doivent être considérées comme rationnelles que les doctrines qui se présentent de telle façon qu’elles sont susceptibles d’être soumises au jugement d’une semblable institution de « Vérification », dont la forme était immédiatement précisée, en note de bas de page dans un premier temps :
‘« (1) L’INSTITUTION POLITIQUE, qui garantirait à jamais la Sûreté sociale ou la Stabilité intérieure de l’Etat, n’est autre chose que le MINISTERE DU PROGRES, spécialement chargé de faciliter et de régulariser LES ETUDES des Améliorations, et de faciliter aussi l’EXPERIENCE LOCALE de toutes les Propositions qui, après une mise en discussion régulière, auraient trouvé sérieuse créance dans l’Opinion publique »898.’Un peu plus loin, le Manifeste de 1841 précisait la nature des compétences d’un tel « Ministère du Progrès » : il lui incomberait « ‘d’’ ‘exciter’ ‘, de ’ ‘diriger’ ‘, de ’ ‘discuter’ ‘ et de ’ ‘vérifier par l’Expérience’ ‘ les Inventions et les Propositions relatives aux Progrès industriels et aux Améliorations sociales’ »899. Par conséquent, il devrait, comme l’explique la note finale, comporter deux divisions, dont la présentation est reproduite in extenso ci-dessous :
‘« La première Division a pour objet la constatation régulière de la valeur réelle des inventions et perfectionnements apportés dans les instruments et les procédés techniques et spéciaux propres aux diverses branches de l’activité industrielle, notamment aux arts et aux métiers. – Il faudrait y joindre la constatation des progrès des sciences proprement dites, physique, chimie, astronomie, mathématiques, etc., si déjà, à cet égard, les Académies, les Observatoires, les Collèges et surtout l’Institut ne présentaient des garanties organiques et positives qui ne demandent qu’à être perfectionnées et développées.D’évidence, c’est certainement l’instauration de la « deuxième division », celle chargée de l’examen des « inventions » sociales, qui justifie le cheminement de l’ensemble de l’argumentaire fouriériste, dans le texte de 1841. Il n’est pas inutile toutefois de souligner ici, au moins en passant, le fait que ce Ministère du Progrès ne serait pas, dans l’esprit de l’Ecole sociétaire, chargé seulement de l’examen des « inventions » sociales, mais aussi et au même titre de l’évaluation des inventions techniques et des découvertes dans tous les domaines de la science. Tout d’abord, cela montre que les fouriéristes ne se désintéressaient pas, loin s’en faut, de la question du progrès technique et scientifique : on a vu que Charles Fourier a consacré de nombreux développements, dans ses différents ouvrages, à la question du droit des inventeurs et que, faisant explicitement le parallèle avec sa propre condition, il dénonçait violemment l’incurie des autorités de son pays dans ce domaine, conduisant à ce qu’il appelait « l’anarchie scientifique », c’est-à-dire littéralement l’absence d’autorité assumant l’évaluation, l’orientation et la conduite de la recherche dans les différents domaines de la science901.
Ensuite et de façon plus générale, Charles Fourier et ses disciples à sa suite, comme beaucoup de penseurs sociaux de leur époque d’ailleurs, ne se sont pas préoccupés exclusivement des questions sociales et politiques, mais aussi des questions techniques et scientifiques, dans lesquelles ils excellaient même parfois, soit par formation, soit simplement par goût de l’étude. Les exemples sont innombrables, de fouriéristes possédant des compétences scientifiques et techniques reconnues : sans pouvoir les évoquer tous ici, il convient de citer toutefois les médecins Joseph Pierre Durand de Gros (un des initiateurs en France de l’utilisation médicale de l’hypnose) et Pierre Jaenger (spécialiste des maladies des femmes et pionnier de l’homéopathie) ; le botaniste et médecin lyonnais Louis Hénon ; les naturalistes Léonard Nodot (fondateur du musée d’histoire naturelle de Dijon) et Alphonse Toussenel ; les industriels François Coignet, inventeur du béton aggloméré et pionnier du béton armé, et Jean-Baptiste Godin, à qui l’on doit, outre le « Familistère » étudié plus loin902, les poêles du même nom. A cette liste s’ajoutent bien sûr ceux qui, issus de l’Ecole polytechnique comme Victor Considerant, laissèrent leur nom dans l’histoire des sciences et des techniques, comme Jean Augustin Barral, l’ingénieur chimiste qui découvrit la nicotine, ou Jean-Baptiste Krantz, l’ingénieur des Ponts et Chaussées qui construisit le palais de l’Exposition universelle de 1867.
Enfin, au-delà de leur intérêt réel pour les questions scientifiques et techniques, il convient de remarquer que la façon dont les deux « divisions », l’une matérielle et l’autre sociale, sont mises sur le même plan, sous l’autorité d’une institution évaluatrice et planificatrice unique, est particulièrement révélatrice du statut que les fouriéristes accordent à la « science sociale » parmi l’ensemble des sciences : dans la mesure où elles peuvent être soumises aux mêmes critères de rationalité et de vérifiabilité, dans la mesure où elles sont susceptibles d’expérimentation, les propositions que produit la science sociale ne diffèrent pas en nature de celles produites dans les autres domaines de la science, et rien ne justifie donc qu’une institution distincte soit chargée d’en juger. Cela étant dit, c’est bien sûr la question de l’évaluation des théories sociales qui est au coeur de la démarche engagée par l’Ecole sociétaire dans le Manifeste de 1841, et c’est donc à l’exposition détaillée des attributions et du fonctionnement de la seconde « division », celle chargée de l’examen des projets de réforme sociale, que sont consacrés les plus longs développements. Dans la conception fouriériste, les attributions d’une telle instance d’évaluation seraient les suivantes :
‘« Le Ministère du Progrès (...) est en droit de sommer toutes les doctrines prétendues de Progrès social de formuler leur constitution spéciale d’organisation de la Commune, de les obliger ainsi à se définir et à se préciser dans des formes pratiques, de les forcer, par conséquent, à se laisser saisir par la Critique et à passer ensuite par l’épreuve de l’Expérience, si elles se sont montrées capables de soutenir l’épreuve d’une discussion régulière. (...) Le travail de cette Division se bornerait à provoquer des mémoires, à examiner des propositions pratiques, à les soumettre à la discussion et à l’attention publique, en leur accordant un examen proportionné, soit à leur valeur intrinsèque, soit au nombre de leurs partisans »903.’Jusqu’à ce point de la présentation, la proposition fouriériste n’apparaît pas déraisonnablement fantaisiste ; et le parallèle tracé explicitement par Considerant, un peu plus haut, entre les attributions d’une telle institution et celles qu’ont dans le domaine scientifique « les Académies, les Observatoires, les Collèges et surtout l’Institut » contribue à renforcer son apparente rigueur et à garantir son impartialité. Une bravade finale jette pourtant une ombre douteuse sur ce tableau : en supposant que les institutions évaluatrices traditionnelles de l’activité scientifique présentent bien ces « garanties organiques et positives »904 que la communauté savante est en droit d’attendre d’elles, en serait-il de même, dans le domaine social, d’une instance que les fouriéristes se proposent de mettre en place et de gérer eux-mêmes ? En effet, avec un dévouement qu’outrepassait seulement leur naïveté, ils proposaient que l’Ecole sociétaire se chargât, sur ces propres moyens, « ‘d’organiser, pour les besoins immédiats, et de faire fonctionner régulièrement, en quinze jours, cette Division du Ministère du Progrès »’ 905 ! Cette proposition n’est pas sans rappeler la forfanterie involontaire d’un Fourier rédigeant lui-même les conclusions de son audition devant le « jury d’examen des découvertes ».
Comment ne pas penser, au vu du manque de scrupule méthodologique avec lequel les fouriéristes envisagaient ainsi d’être à la fois juge et partie, qu’en cette affaire l’idéologie se trahit et l’emporte sur les exigences de la rigueur scientifique ? Pierre Bourdieu a qualifié de « philosophie naïve de l’objectivité » la croyance dans la possibilité d’une instance d’arbitrage indépendante des enjeux à l’oeuvre à l’intérieur du champ scientifique : « ‘Dans le champ scientifique comme dans le champ des rapports de classes, il n’existe pas d’instance à légitimer les instances de légitimité ; les revendications de légitimité tiennent leur légitimité de la force relative des groupes dont elles expriment les intérêts906 : dans la mesure où la définition même des critères de jugement et des principes de hiérarchisation est l’enjeu d’une lutte, personne n’est bon juge parce qu’il n’est pas de juge qui ne soit juge et partie’ »907. En ce sens effectivement, la proposition fouriériste est doublement « naïve », d’une part dans la mesure où elle repose en partie sur la croyance dans la possibilité d’une telle objectivité arbitrale, d’autre part dans la mesure où elle ne déguise pas suffisamment en prétention à l’objectivité son ambition d’instituer l’Ecole sociétaire comme son propre juge. Ce qui se trouve ici mis en oeuvre, derrière cette fausse naïveté, c’est bien ce que Pierre Bourdieu a appelé une « stratégie de l’expertise », qui ne vise en fin de compte qu’une « ‘imposition de légitimité préparant une conquête de marché’ »908.
Sur le papier, l’idée des fouriéristes devait conduire sans coup férir à la réalisation d’un premier phalanstère avec l’appui des pouvoirs publics : le plan en était depuis longtemps disponible dans les publications de l’Ecole, qui se chargerait de plus de mettre en place un jury d’examen sous quinzaine, dont la tâche serait grandement facilitée par le fait que Fourier avait déjà rédigé par avance le compte-rendu de l’audition et statué favorablement sur la viabilité du projet ! La réalité sembla dans un premier temps vouloir s’accorder à cette fiction : la Révolution de février 1848 parut offrir en effet un terrain favorable à la concrétisation de l’idée même de l’expérimentation sociale, en particulier avec l’instauration de la « Commission du gouvernement pour les travailleurs », dite « Commission du Luxembourg »909. Créée le 1er mars 1848 et installée au Palais du Luxembourg sous la présidence de Louis Blanc, secondé par l’ouvrier Albert et le fouriériste François Vidal, la Commission était officiellement chargée d’étudier l’opportunité de la création d’un ministère du travail. Elle était constituée d’un comité permanent des délégués ouvriers de chaque corporation professionnelle, chargés de porter les revendications de leurs camarades devant un « Comité des capacités » regroupant des représentants de différents courants de pensée, en particulier des fouriéristes, des saint-simoniens (malgré les critiques d’Enfantin) et des libéraux. Ainsi, autour de Louis Blanc s’étaient réunis notamment, au sein de ce Comité, Michel Dupoty, l’avocat et économiste Charles Dupont-White, le saint-simonien Charles Duveyrier et l’ancien saint-simonien Jean Reynaud, les anciens fouriéristes dissidents Victor Chipron et Constantin Pecqueur, et des cadres dirigeants de l’Ecole sociétaire comme François Vidal ou Alphonse Toussenel. Victor Considerant, au titre de chef de l’Ecole sociétaire, faisait également partie de ce « Comité des capacités » de la Commission du Luxembourg, dans lequel les fouriéristes étaient donc très généreusement représentés.
Sous la pression du Comité permanent des délégués ouvriers, le travail effectif de la Commission du Luxembourg déborda très rapidement le cadre plutôt exigu de son mandat, pour mettre en oeuvre ce qu’Antoine Savoye désigne, dans Les débuts de la sociologie empirique, comme une forme d’expertise sociale910 : au-delà du simple travail de réflexion qui leur avait été assigné à l’origine, les membres de la Commission, sollicités par les délégués ouvriers, se déplacèrent et enquêtèrent sur le terrain, dans les usines. La Commission investit même le domaine législatif, puisque c’est à la suite de la vaste consultation menée par elle que, le 2 mars 1848, la durée quotidienne du travail fut ramenée de douze à onze heures. Selon Antoine Savoye, « L’ingénierie sociale » qui s’élaborait ainsi au sein de la Commission du Luxembourg s’apparente par certains de ses aspects à la conception fouriériste de la transformation sociale, concrète, expérimentale, privilégiant l’action sur une échelle réduite, celle de l’atelier ou de l’usine ; mais elle s’en démarque aussi de façon sensible, dans la mesure où « ‘c’est une ingénierie de crise qui s’exerce à chaud, à la différence du projet collectif, mûrement délibéré dans une temporalité quiète, cher aux fouriéristes’ »911.
Mais si l’essentiel du travail de la Commission du Luxembourg fut réalisé en situation de crise, sous la pression des demandes transmises par les délégués du Comité permanent912, cela ne veut pas dire que Victor Considerant et les fouriéristes qui en furent membres avaient renoncé aux projets et aux plan mûris depuis près d’un quart de siècle ; au contraire, ils concevaient clairement leur présence au sein de la Commission comme une opportunité, historiquement exceptionnelle, de les voir enfin aboutir. Il faut souligner que le Comité des capacités avait effectivement pour mandat de recevoir les revendications ouvrières, mais qu’il fut aussi le lieu d’une rencontre intellectuelle, certes brève, entre des penseurs d’horizons doctrinaux différents : ainsi, dans la notice qu’il lui consacre, le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier signale que Constantin Pecqueur, « ‘avec Considérant, fut de ceux qui élargirent les idées de Louis Blanc’ ‘ sur les colonies agricoles, les habitations ouvrières, la détermination des salaires et les conditions de travail dans un esprit d’inspiration fouriériste’ »913. Les efforts de Considérant et de Pecqueur avaient dû susciter, sinon la curiosité, du moins la bienveillance de Louis Blanc : au nom de la Commission qu’il présidait, il confia en effet à César Daly, l’architecte fouriériste et ami de Considerant, la tâche de dessiner les plans d’un établissement fortement inspiré du projet phalanstérien, permettant à quatre cents ménages ouvriers de bénéficier d’un logement privatif et de magasins coopératifs.
Il n’est sans doute pas exagéré d’évoquer, à propos des travaux de la Commission du Luxembourg, une forme unique de syncrétisme socialiste, qui s’exprimait d’ailleurs assez clairement dans le plan général de réformes que rédigea, au nom de la Commission, son secrétaire François Vidal avec l’aide de Constantin Pecqueur. Paru le 26 avril 1848, quelques jours avant la dissolution de la Commission, ce texte fut considéré comme l’expression des « ‘idées de Louis Blanc’ ‘ et Buchez, mises en programme d’action pratique et amendées par le fouriériste Vidal et le collectiviste Pecqueur ’». De fait, pendant quelques mois, les ressources que se disputaient les différents courants semblèrent se faire moins rares, la concurrence apparut moins exacerbée, et les uns et les autres parurent s’entendre au moins sur le fait que le champ était ouvert désormais à une pluralité théorique d’expériences sociales.
Les prises de position d’une grande figure du saint-simonisme, Michel Chevalier, dans le courant de l’année 1848 témoignent aussi du caractère exceptionnel de cette courte période de l’histoire des pensées économiques et sociales : pourtant hostile aussi bien en général à Blanc et à Considerant qu’en particulier aux travaux de la Commission, le titulaire de la chaire d’économie politique au Collège de France écrivit pourtant un article dans la Revue des deux mondes, dans lequel, critiquant une fois de plus l’approche de Louis Blanc, il ajoutait :
‘« Je n’ai pas beaucoup plus de foi dans le fouriérisme. J’honore et j’admire Fourier, mais je ne vois dans ses écrits que des romans propres à faire valoir l’association qui en est la morale, et je ne les estime que pour la morale qu’ils font aimer. Néanmoins, dans la circonstance actuelle, une allocation de cinq, six ou dix millions, pour fonder une association d’après les idées de M. Louis Blanc, ainsi qu’un phalanstère, me semblerait au goût du jour. Ce serait une étude dont il sortirait des enseignements. Ce serait aussi un gage de la bonne volonté du gouvernement en faveur des novateurs honnêtes, un moyen de calmer les impatients qui nous débordent »914.’D’un côté donc, Michel Chevalier partageait l’opinion commune à propos Fourier, qui assimilait son oeuvre à une certaine tradition littéraire, celle de la fiction romanesque, plus précisément celle de « l’utopie », et occultait la prétention scientifique qui l’animait ; de plus, dans un registre moins formel, il n’avait pas ménagé ses critiques contre la théorie de l’organisation du travail de Louis Blanc, lui opposant des arguments appuyés sur des principes d’économie politique classique finalement très proches de ceux, par exemple, employés au même moment par Frédéric Bastiat915. Mais d’un autre côté, comme il le soulignait lui même de façon très explicite, cédant au « goût du jour », il s’autorisait des « circonstances » politiques que constituaient les perspectives ouvertes par la Révolution de Février, pour dissocier ce jugement sur l’oeuvre du jugement sur l’idée qu’elle contient, et proposer d’ouvrir le champ à une pratique expérimentale financée par des fonds gouvernementaux. Il ne faut pas être dupe des raisons qui ont conduit Michel Chevalier à cette prise de position, qui n’est en rien une conversion, mais tout juste une concession motivée par un calcul politique, un moyen de « calmer les impatients » comme il le reconnaît lui-même dans un mélange instructif de naïveté et de cynisme.
Quelle que fût pourtant la part de calcul politique dans la curiosité de Louis Blanc ou la concession de Michel Chevalier, ces manifestations contrastaient cependant de façon suffisamment spectaculaire avec l’hostilité méprisante des années antérieures pour inciter les fouriéristes — toujours prompts à l’emballement — à croire proche la victoire de leurs idées. Il ne faut pas oublier que ces prises de position n’émanaient pas de quelque hurluberlu, mais d’un membre du Gouvernement provisoire et du titulaire de la chaire d’économie politique au Collège de France, dont la légitimité aussi bien intellectuelle que politique rendait crédible la possibilité d’une expérimentation prochaine. Et pourtant, la « parenthèse enchantée » de ce syncrétisme socialiste qu’incarnait la Commission du Luxembourg se referma rapidement. Au début du mois de mai 1848, deux mois à peine après sa création, Louis Blanc annonçait à l’Assemblée constituante que la Commission avait rempli sa mission préparatoire et demandait donc sa dissolution et la création d’un Ministère du travail qui en le relais. Mais accusé – à tort – d’avoir organisé les événements du 15 mai et participé à l’invasion de l’Assemblée par les manifestants, il vit sa demande rejetée. La Commission fut officiellement dissoute le lendemain, 16 mai 1848, sans qu’aucune institution ne prît sa suite.
Malgré la disparition de la Commission du Luxembourg et des opportunités qu’elle semblait ouvrir à l’approche expérimentaliste, Victor Considerant n’avait pas encore renoncé à son projet : le 14 avril 1849, il présenta à une Assemblée de plus en plus hostile à son égard, un projet de loi visant à la création d’un « Ministère du Progrès et de l’Expérience ». Très prosaïquement, la demande de Considerant portait essentiellement sur la construction de bâtiments d’exploitation et d’administration aux environs de Paris, pouvant accueillir quelques centaines de personnes, et dont la propriété serait revenue à l’Etat à la fin des expériences. A plus long terme, ce ministère aurait eu la tâche de patronner des essais de phalanstère fouriériste, de colonie icarienne, et de banque du peuple proudhonienne916. En réalité, « l’oecuménisme expérimental » ainsi affiché par Victor Considerant ne pouvait plus guère relever à cette date que d’un fantasme politique. D’un côté, il se permettait en effet de parler au nom d’un mouvement icarien qui depuis plusieurs mois déjà avait pris une toute direction que celle de l’expérimentation d’Etat : dès mai 1847, Etienne Cabet avait dévoilé son grand projet d’implantation d’une colonie au Texas, dans un long article paru dans Le Populaire sous le titre « Allons en Icarie ! »917. En février 1848, avant même la création de la Commission du Luxembourg, une première expédition de soixante-dix colons était partie pour le Texas, sans Cabet qui était alors en prison. Et en janvier 1849, trois mois avant la présentation du projet de loi de Considerant devant l’Assemblée, Cabet était arrivé aux Etats-Unis, où sa colonie était déjà déchirée par de très violents conflits918. De l’autre côté, Considerant venait de critiquer durement Proudhon dans Le socialisme devant le vieux monde 919, et celui-ci, qui siégeait lui-même depuis juin 1848 dans l’Assemblée à laquelle son compatriote soumettait son projet de Ministère, ne daigna pas le défendre.
Face à une Assemblée extrêmement hostile, Victor Considerant était donc privé du soutien de ceux au nom duquel il prétendait parler. Le contexte politique général était par ailleurs redevenu bien peu propice au développement des idées socialistes : juste après la dissolution de la Commission du Luxembourg en mai de l’année précédente, ce furent les Ateliers nationaux qui disparurent en juin, entraînant un soulèvement populaire, sa répression et l’attribution des pleins pouvoirs à Cavaignac. Après l’élection présidentielle et la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte, la bienveillance du printemps 1848 n’était plus de mise, comme devait en témoigner l’interdiction des clubs le 21 mars 1849, quelques jours avant que Considerant ne présentât son projet. Le résultat fut sans surprise, sans doute même pour Considerant : l’Assemblé ne discuta même pas sa proposition.
D’une certaine façon, ce dernier échec marquait la fin de la croyance des dirigeants de l’Ecole sociétaire dans une certaine forme d’action politique, soucieuse de l’approbation et de l’encadrement de la puissance étatique : la dernière proposition, présentée à l’Assemblée par Considerant en mai 1849, demandait la mise en accusation du Président et de ses ministres pour avoir violé la Constitution en ordonnant l’expédition de Rome920. Le 11 juin 1849, Considerant proposait l’insurrection aux dirigeants montagnards réunis le 11 juin dans les bureaux de La Démocratie pacifique : le lendemain parut la proclamation par laquelle ils appelaient la garde nationale, l’armée et les fonctionnaires à refuser l’obéissance au gouvernement, et à descendre dans la rue le 13 juin. Mais c’est dans l’indifférence générale que la manifestation, qui réunissait de six à trente mille gardes nationaux désarmés921, fut finalement dispersée par la cavalerie. Alexandre Ledru-Rollin, Etienne Arago et Victor Considerant, réfugiés au Conservatoire national des arts et métiers sous la protection de la Garde nationale, tentèrent de proclamer un gouvernement provisoire, mais ne purent résister à l’assaut de la troupe et durent s’enfuir. Dans la soirée, les rares barricades de la journée étaient démantelées, l’imprimerie de la Démocratie pacifique mise à sac, et l’état de siège proclamé. Après être restés cachés dans Paris, Considerant, Ledru-Rollin et Etienne Arago, condamnés par contumace à la déportation par la Haute cour de Versailles, réussirent le 4 juillet à gagner la Belgique, où le premier s’exila tandis que ses deux compagnons d’insurrection trouvaient refuge en Angleterre922.
En 1836, l’ouvrage eut même l’honneur insigne d’être condamné par le pape Grégoire. Voir notamment VERNUS Michel (1993), Victor Considerant, 1808-1893. Le coeur et la raison, Dole, Canevas Editeur.
Il convient de noter cependant qu’à partir de septembre 1840, cette parution fut plus régulière, avec une périodicité d’environ trois numéros par semaine. En tout, la première série de La Phalange, de 1837 jusqu’au lancement de la Démocratie pacifique en 1844, comprend huit volumes. Après le lancement de la Démocratie pacifique, le titre ne disparut toutefois pas définitivement : Victor Considerant jugea en effet que le quotidien n’offrait pas un espace adapté aux exposés détaillés de la doctrine sociétaire, et créa en 1845 une « revue mensuelle de la science sociale » à laquelle fut redonné le nom de La Phalange. Les tables des matières de cette seconde série de La Phalange, tout comme celles de la première série, ont été reproduites dans les annexes de la présente étude. En ressuscitant La Phalange, Considerant voulait doter le mouvement fouriériste d’une revue qui offrirait à la fois un instrument de propagande politique et un espace d’élaboration théorique. Cette volonté témoigne bien des ambitions scientifique de la doctrine sociétaire : pour Christophe Prochasson, « si des intellectuels socialistes avaient importé au sein du mouvement ouvrier le genre de la revue, c’était bien aussi en raison du fait qu’ils comprenaient leur doctrine comme le produit d’une démarche scientifique. La revue répond à la volonté de coopération intellectuelle en tentant une conciliation entre invention théorique et oeuvre de propagande, documentation fiable et mot d’ordre » (PROCHASSON (1997), p. 72). Or, La Phalange semble bien s’inscrire dans ce mouvement puisque, selon Michel Nathan, elle s’efforçait « de faire des théories du Maître une science plutôt qu’un dogme, une manière d’expliquer les faits qui leur donneraient (sic ?) leur véritable sens » (NATHAN (1981), p. 93).
BELLANGER Claude (dir.) (1969), Histoire générale de la presse française. 1815-1871, Paris, Presses Universitaires de France, 465 pages, tome 2, index, ill., p. 146.
CONSIDERANT Victor (1847), Destinée sociale, Paris, Librairie phalanstérienne, 1ère éd. 1834, 488 pages, tome I, 2ème éd., p. 2.
CONSIDERANT (1834), p. ix.
CONSIDERANT (1834), p. 48. Victor Considerant évoque nommément la Gauche, les Républicains, le Centre et les Orléanistes.
CONSIDERANT (1842), p. 66.
FOURIER, OC01 (1808b), « Préambule sur l’étourderie méthodique », p. 192 (1808 : 287 ; 1999 : 302). Cf. infra, ch. I, B, « Egarement de la raison (1803-1806) ».
FOURIER, OC03 (1822), « Déni du droit au travail », pp. 178-179.
FOURIER, OC03 (1822), « Déni du droit au travail », p. 180.
CONSIDERANT Victor, Brouillon de projet pour l’Assemblée nationale, Paris, 15 mai 1848, un feuillet manuscrit, Fonds Considerant, ENS, réf. 8/1/2.
CONSIDERANT (1834), p. 49.
L’emploi du verbe « obtenir » dans Les bases de la politique positive est en effet récurrent quand il s’agit d’évoquer une vérification expérimentale de la théorie de Fourier : « Quant à nos vues sur le présent, elles se réduisent à ceci : Obtenir une Vérification du Procédé d’Ordre et de Liberté proposé par Fourier, au moyen d’une Application locale bornée à l’Ordonnance des relations, des opérations et des travaux INDUSTRIELS d’une Commune » (CONSIDERANT (1842), p. 125) ; voir aussi p. 57
CONSIDERANT Victor, Bases de la politique positive, pp. 82 et 84, cité par LANSAC (1926), p. 68.
FOURIER, OC 10 (1851), « Devoirs de la critique envers les inventeurs illettrés », 1813, p. 28.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 5.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 91.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 5.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 6.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », pp. 34-49.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 34.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 35.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 35.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 237-241.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 41.
FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 47, note 5, « Fonctions du tribunal de contre-poids et garantie ».
FOURIER, OC09 (1836), p. 707.
FOURIER, OC09 (1836), p. 706.
FOURIER Charles (18 août 1837), Post-scriptum à la Lettre confidentielle des membres de la réunion du 31 juillet, en réponse à une brochure intitulée : Aux phalanstériens, la Commission préparatoire de l’insitut sociétaire, 18 août 1837. Cf. supra, « Le testament de Fourier », ch. IV, B.
CONSIDERANT (1842), « Note sur l’organisation du Ministère du Progrès », pp. 207-216
CONSIDERANT (1842), p. 58.
CONSIDERANT (1842), p. 58, note 1.
CONSIDERANT (1842), p. 76
CONSIDERANT (1842), p. 208.
Voir notamment « Anarchie sur ce qui touche aux inventions » (FOURIER, OC01 (1808b), pp. 1-9) ; « Anarchie scientifique et industrielle » (FOURIER, OC08 (1835), pp. 304-310).
Cf. infra, « Une expérimentation tardive : le Familistère de Guise », ch. XII, A.
CONSIDERANT (1842), pp. 208-209.
CONSIDERANT (1842), p. 208.
CONSIDERANT (1842), p. 209.
Victor Considerant l’avouait lui-même dans le Manifeste de 1841, puisque dans l’extrait précédemment cité, il apparaît que l’examen d’une doctrine par le « Ministère du Progrès » devait être « proportionné, soit à leur valeur intrinsèque, soit au nombre de leurs partisans ». La distinction ne résiste guère à l’analyse : en l’absence d’un quelconque moyen de mesurer a priori et avant son examen la « valeur intrinsèque » d’une doctrine, il est fort probable que dans l’esprit de Considerant, le seul critère pertinent était en dernier ressort le nombre des partisans de ces doctrines, c’est-à-dire une première approximation de « la force relative des groupes dont elles expriment les intérêts ».
BOURDIEU (1976), p. 92.
BOURDIEU (1976), p. 93.
Sur la Commission du Luxembourg, voir notamment CAHEN Georges (1897), «Louis Blanc et la commisson du Luxembourg», Annales de l’Ecole libre des sciences politiques, 15 mars, 15 mai et 15 juillet 1897 ; SAVOYE Antoine (1985), «La Commission du Luxembourg en 1848 ou l’expertise subvertie», in Situations d’expertise et socialisation des savoirs, Saint-Etienne, Cresal.
SAVOYE Antoine (1994), Les débuts de la sociologie empirique. Etudes socio-historiques (1830-1930), Paris, Méridiens Klincksieck, coll. «Analyse institutionnelle», 246 pages, bibl., pp. 181-184.
SAVOYE (1994), p. 184.
Antoine Savoye signale ainsi que la Commission a reçu plus de six cents demandes d’intervention, sous forme de pétitions ! (SAVOYE (1994), p. 183).
MAITRON, notice de Constantin Pecqueur.
CHEVALIER Michel, Revue des deux mondes, 15 mars 1848, cité par MAITRON, notice de Michel Chevalier.
Bastiat fut un adversaire acharné des travaux de la Commission du Luxembourg, qu’il observait à la fois avec inquiétude et ironie. En témoigne en particulier l’article intitulé « Propriété et Loi », qu’il fit paraître à la veille de la dissolution de la Commission, le 15 mai 1848, dans le Journal des économistes. Selon lui, la propriété privée et les formes d’organisation du travail qui en découlent sont d’institution naturelle. L’affirmation contraire, qui les considère comme des conventions sociales, ne peut que contribuer à « ouvrir un champ sans limite à l’imagination des utopistes », dans la mesure où « une fois qu’on pose en principe que la Propriété tient son existence de la Loi, il y a autant de modes possibles d’organisation du travail qu’il y a de lois possibles dans la tête des rêveurs ». Citant ensuite nommément Saint-Simon, Owen, Cabet, Louis Blanc et Fourier, il s’en prend plus particulièrement à l’un de représentants de ce dernier dans la Commission, « le citoyen Vidal, qui ne se propose rien moins que de changer la nature de l’homme et les lois de la Providence ». La suite du commentaire de Bastiat mérite d’être cité intégralement : « Il a plu à la Providence de placer dans l’individu les besoins et leurs conséquences, les facultés et leurs conséquences, créant ainsi l’intérêt personnel, autrement dit, l’instinct de la conservation et l’amour du développement comme le grand ressort de l’humanité. M. Vidal va changer tout cela. Il a regardé l’oeuvre de Dieu, et il a vu qu’elle n’était pas bonne. En conséquence, partant de ce principe que la loi et le législateur peuvent tout, il va supprimer, par décret, l’intérêt personnel. Il y substitue le point d’honneur. Ce n’est plus pour vivre, faire vivre et élever leur famille que les hommes travailleront, mais pour obéir au point d’honneur, pour éviter le fatal poteau, comme si ce nouveau mobile n’était pas encore de l’intérêt personnel d’une autre espèce. M. Vidal cite sans cesse ce que le point d’honneur fait faire aux armées. Mais, hélas ! il faut tout dire, et si l’on veut enrégimenter les travailleurs, qu’on nous dise donc si le Code militaire, avec ses trente cas de peine de mort, deviendra le Code des ouvriers ? » (BASTIAT Frédéric (1848), «Propriété et Loi», Le Journal des économistes, 15 mai 1848, reproduit in BASTIAT Frédéric, Oeuvres complètes, 1ère éd., tome III, pp. 275-297).
Voir notamment GUERRAND Roger-Henri (1987), Propriétaires et locataires. Les origines du logement social en France (1850-1914), Paris, Quintette, 1ère éd. 1967, pp. 131-135.
En même temps que l’article du Populaire, Cabet fit paraître une brochure présentant le plan d’organisation de la colonie et appelant les futurs colons à présenter leur candidature au bureau du journal : CABET Etienne (1847), Réalisation de la communauté d’Icarie, Paris, Bureau du Populaire.
Voir notamment PETITFILS (1982), pp. 26-30.
CONSIDERANT Victor (1848), Le Socialisme devant le vieux monde, ou le Vivant devant les morts. Suivi de «Jésus-Christ devant les conseils de guerre», par Victor Meunier, Paris, Librairie phalanstérienne, 264 pages.
CONSIDERANT Victor, « Proposition de mise en accusation du Président de la République », Paris, 9 mai 1849, un feuillet double manuscrit, Fonds Considerant, ENS, réf. 8/2/2.
Six à dix mille selon Michel Vernus, trente mille selon Félix Armand. Voir VERNUS (1993), p. 148 ; ARMAND (1948), p. 62.
L’exil d’Etienne Arago fut plus tortueux que celui de ses compagnons, puisqu’il revint ensuite en Belgique, puis passa en Hollande, en Suisse et en Italie.