C.011La conversion des « propagateurs »

En juillet 1849, exilé en Belgique depuis quelques semaines, Victor Considerant publia ses Simples explications dans lesquelles il s’efforçait de justifier son action lors des derniers mois et des événements de juin923. Quelques jours plus tard, dans le brouillon manuscrit d’un « Appel de réorganisation » adressé aux partisans de l’Ecole sociétaire, il concédait qu’aux yeux de l’opinion du moins, les fouriéristes avaient été « ‘longtemps relégués (...) dans une sphère spéculative et en quelque sorte ’ ‘extérieure à la vie pratique et vivante’ ‘, où les ’ ‘influences’ ‘, de chaque côté, se plaisaient à [les] laisser et même à [les] faire consigner ’»924, et proclamait que désormais « les temps sont mûrs » pour la réalisation si longtemps retardée. Et prenant la parole après Victor Considerant dans une allocution qui fut certainement prononcée pendant cette même période de l’été 1849, François Cantagrel925, le futur directeur de la Colonie de Réunion926, détaillait cette dernière affirmation, en établissant clairement le lien entre d’une part les contraintes que représentaient l’exil et la dispersion de l’Ecole sociétaire, et d’autre part la nécessité d’une réalisation qui permettrait de la réunir à nouveau autour d’un projet commun. Le texte inédit de cette allocution mérite d’être reproduit ici dans son intégralité, tant pour son contenu que parce dans sa forme, certes ici propre aussi à l’oralité politique, il inaugurait la longue série des envolées lyriques qui ont précédé l’arrivée au Texas des colons fouriéristes :

‘« Amis,
Après la parole de celui qui tient avec tant de constance et de fermeté le drapeau de notre foi commune, que peut valoir ma parole ? Il veut que j’ajoute quelques mots : je le fais pour m’unir plus intimement à lui comme à vous de coeur et d’intention.
Ce ne sont pas des plaintes que nous vous adressons : ce sont des encouragements et des lignes de victoire.
Oui, nous sommes à la veille du triomphe ; bien mal inspirés seraient ceux qu’attristerait notre exil !
L’exil ? Autant il doit être pénible à qui s’y voit conduit à travers les manoeuvres d’une ambition médiocre et égoïste, autant il est léger pour qui le considère comme la récompense qu’un monde subversif ne manque jamais d’accorder aux ambitions trop grandes pour être personnelles.
Donc, pas de plainte, et pas de défaillance ! Quand viendra-t-il, le jour où nous passerons de la parole à l’acte, de la propagation à la réalisation ? Voilà ce que nous disons depuis longtemps. Eh ! bien, ce jour approche. L’exil ou la prison, pour nous qui avons une foi et une espérance, est-ce autre chose qu’une retraite pour nous recueillir, pour nous fortifier en vue de l’action, et pour nous élever ensuite avec plus d’énergie vers la conquête du bien social ?
Considerant vous le dit, — nous allons pousser vigoureusement les études d’exécution. En préparant ainsi le triomphe pratique de nos idées, nous hâterons l’heure de notre délivrance véritable et définitive, de votre délivrance à tous, pauvres exilés d’harmonie, pauvres prisonniers de compression !
Voulez-vous agir puissamment dans ce sens libérateur ? Voulez-vous que le monde nous mette en demeure de réaliser nos rêves ? Montrons lui que nous ne cessons pas d’être forts et dévoués ; ne laissons pas périr nos organes de publicité ; rétablissons-les, alimentons-les, afin que le monde soit forcé de dire : «Ce n’est pas ici l’oeuvre d’un homme ou de quelques hommes ; c’est l’oeuvre d’un parti vivace, c’est la marche d’une Ecole envahissante», et afin que nous ajoutions avec quelque chance d’être écoutés : «C’est la marche de l’humanité elle-même qui s’avance dans sa destinée normale».
Allez ! Ils auront beau proscrire et maudire ; ils ne résoudront le problème social que par nos idées et avec nos formules. Ils auront beau nous expatrier ; ils ne nous expatrieront ni de nos croyances ni de notre amour de l’humanité, ni de la contemplation des radieux champs d’activité que nous concevons pour elle.
Or, là est la vraie patrie ! Là est la terre promise ! Et la science sociale est la nuée lumineuse qui nous y conduit.
Montrons donc, marchons tous ensemble. Combien de nos frères souffrent et gémissent ? Délivrons-les de la douleur et de la misère. Jamais oeuvre plus belle, jamais but plus noble ne sollicita l’ardeur des sociétés humaines. Mettons en commun tous nos efforts, multiplions nos dévouements. Le salut du monde est à ce prix927. »’

Ce qui apparaît à l’été 1849, c’est que si l’effondrement des espoirs de 1848 a laissé la foi fouriériste intacte, voire même fortifiée par l’exil, il en a cependant profondément changé l’orientation, en la contraignant à s’exprimer désormais dans les termes de ce qui a longtemps caractérisé la dissidence aux yeux des dirigeants de l’Ecole sociétaire : il s’agit bien maintenant de passer « de la parole à l’acte, de la propagation à la réalisation ». Une fois de plus, dans la façon dont François Cantagrel justifie cette réorientation de l’action de l’Ecole sociétaire, c’est moins la fin d’un processus interne de maturation théorique qui est invoquée que les contraintes liées à l’exil et au triomphe de la réaction : pour envisager enfin la mise en pratique de sa doctrine, l’Ecole sociétaire officielle aura attendu que « le monde [la] mette en demeure de réaliser [ses] rêves »...

Néanmoins, Cantagrel encourageait les disciples, dans un premier temps, à poursuivre la propagation : ‘« Ne laissons pas périr nos organes de publicité ; rétablissons-les, alimentons-les »...’ Ce dernier refuge des atermoiements de l’orthodoxie fouriériste leur fut pourtant rapidement interdit, puisque moins de deux ans plus tard, le 30 novembre 1851, à l’avant-veille du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, paraissait le dernier numéro de La Démocratie pacifique, contre laquelle le régime avait multiplié les interdictions, les procès et les amendes. Le coup d’Etat, de fait, symbolise pour les fouriéristes aussi le moment de la véritable rupture avec les orientations stratégiques qui avaient été privilégiées auparavant. Edgar Quinet, désespéré par le 2 décembre, écrivait le 22 décembre 1853 : « ‘Le monde est arrivé à une impasse, et nous nous consumons probablement en vain à chercher une issue par de profondes combinaisons théoriques ’»928. Cette formule fameuse s’applique ici parfaitement à la description de l’état d’esprit dans lequel se trouvaient alors les dirigeants fouriéristes, comme en témoigne ce que Victor Considerant écrivait, plus d’un an auparavant, au dirigeant fouriériste Allyre Bureau : « ‘Je pense comme vous que nous sommes désormais en face de notre objet capital et que nous devons entrer par un commencement pratique et préparatoire dans l’oeuvre de réalisation’ »929.

Notes
923.

CONSIDERANT Victor (1849c), Journée du 13 juin 1849. Simples explications à mes amis et à mes commettants, Paris, Michel Lévy et Frères, 69 pages. Un premier texte de deux pages portant ce titre est d’abord paru le 5 juillet 1849, dans le journal belge Le débat social : CONSIDERANT Victor (1849b), Simples explications à mes amis et à mes commettants, Bruxelles, Imprimerie Ch. Vanderauwera, 2 pages, supplément au Débat social, 5 juillet 1849.

924.

CONSIDERANT Victor, « A l’Ecole sociétaire. Appel de réorganisation », manuscrit, slnd [juillet 1849, feuillets numérotés de 1 à 17, Fond Considerant, ENS, réf. 9/1/1.

925.

François Cantagrel, dirigeant fouriériste élu à l’Assemblée législative en 1849, avait participé aux événements du 13 juin et, comme Victor Considerant, avait trouvé refuge tout d’abord en Belgique, et ensuite en Angleterre.

926.

Cf. infra, « Un naufrage au Texas ? », ch. XI.

927.

CANTAGREL François, 2 feuillets manuscrits, Fonds Considerant, ENS, Réf. 9/1/1.

928.

QUINET Edgar, cité par DURANDIN C. (1989), Révolution à la française ou à la russe, Paris, Presses Universitaires de France, p. 201, cité par CHARLE (1996), p. 138, et par PROCHASSON (1997), p. 17.

929.

CONSIDERANT Victor, Lettre à Allyre Bureau, 7 mars 1852, Fonds Considerant, ENS, réf. 8/2/1, cité par BEECHER Jonathan (1993b), «Une utopie manquée au Texas. Victor Considerant et Reunion», Cahiers Charles Fourier, n° 4, juin 1993, p. 43.