A.011Le Texas est la solution !

La volonté de Victor Considerant de promouvoir un essai en dehors de France ne date pas des années 1851 ou 1852 : son expression publique coïncide en réalité avec le début de son exil. En effet, dès juillet 1849, c’est-à-dire quelques jours seulement après avoir quitté Paris, il évoquait très sérieusement, dans l’» Appel de réorganisation » déjà cité, la possibilité de réunir l’Ecole sociétaire autour d’un essai phalanstérien en Suisse :

‘ « Il y a tantôt trois ans, je disais à Lausanne, au Président du Conseil d’Etat du Canton que, vu l’inintelligence et les tracasseries du gouvernement de Louis Philippe, il se pourrait bien que le premier Phalanstère s’élevât sur les bords du Léman et non sur ceux de la Seine. Genève est en effet un point de concours considérable. Les bords du lac sont visités chaque année par une immense affluence de voyageurs. La Suisse est un pays neutre et cosmopolite, et, comme la Belgique, un des noeuds généraux de la vie européenne : là du moins nous pourrions compter, pour une fondation, sur la sympathie des populations et le bon vouloir du gouvernement. Le chef du Pouvoir exécutif et ses amis m’en ont donné, à bien des reprises, l’assurance la plus positive.
Je ne sais pas au juste ce qui se passera en France d’ici au printemps de 1850, mais ce que je sais bien c’est que si, en possession des moyens de réalisation, nous étions empêchés de mettre en France la main à l’oeuvre pratique, les bords du lac de Genève nous offriraient de magnifiques champs d’expérience. J’en ai déjà, à l’époque dont je parle et dans cette prévision, visité plusieurs »954

Il se pourrait même bien que si l’expression publique en date de 1849, l’idée d’une implantation en Suisse soit en fait plus ancienne encore, puisque Victor Considerant assure qu’il avait déjà eu, trois ans auparavant, autrement dit en 1845 ou 1846, des conversations à ce sujet avec le Président du Conseil d’Etat du canton de Lausanne ; il affirme de plus qu’il avait, à la même époque, commencé à chercher sur les rives du lac Léman un site adéquat pour la réalisation d’un phalanstère. Dans la mesure où, au milieu des années 1840, la direction de l’Ecole sociétaire n’était pas empressée de favoriser une réalisation phalanstérienne, mais plutôt soucieuse d’asseoir par la « propagation » sa position politique dans l’opposition républicaine et socialiste, il est douteux qu’à cette époque Victor Considerant ait poussé extrêmement loin ses investigations. Mais à partir de l’été 1849, l’hypothèse suisse apparaissait désormais à ses yeux comme une alternative qui pût être efficacement opposée aux projets concurrents des disciples impatients de tenter quelque chose en France. Et dès début de son exil jusqu’au printemps 1852, c’est cette piste que Victor Considerant leur opposa effectivement. Dans sa lettre en date du 2 avril 1852, déjà citée, il rappelait encore sa préférence pour la Suisse :

‘« J’en reviens toujours à ma thèse. Décidez ce que vous voulez faire, puis sachez officiellement si vous pouvez ou non le faire. Si oui, c’est-à-dire si vous avez la garantie qu’on ne vous entravera ni en débutant ni dans la suite nécessaire, proposez l’exécution à l’Ecole. Sinon présentez l’état des choses à l’Ecole et offrez-lui divers partis, entre autres la réalisation à l’étranger.
C’est aller un peu loin que de dire [que] toute l’Europe sauf l’Angleterre est dans l’état de la France. Je crois que nous pourrions fonder en Suisse (...)
Vous avez trop légèrement traité la question de l’expatriation de la fondation. D’ailleurs il faut être et se montrer résolu à cela ; ensuite on le ferait en Suisse, je suppose, qu’on ne risquerait qu’une chose, d’être culbuté par cas de force majeure. »955

A cette date par conséquent, le chef de l’Ecole sociétaire se montrait toujours très fortement résolu à une « expatriation de la fondation », malgré les réticences de nombre des disciples, auxquels il reproche d’avoir « trop légèrement traité la question ». Et pour donner du poids à sa résolution, il continuait d’évoquer la possibilité d’une implantation en Suisse. Tel était donc son état d’esprit lors de la visite que lui rendit à Bruxelles, le mois suivant, Albert Brisbane. Fils d’un marchand et propriétaire terrien prospère de New York, Albert Brisbane, après des études à Berlin et un voyage à travers l’Europe qui l’avait conduit jusqu’à Constantinople, était arrivé à Paris au début de l’été 1831. D’abord conquis par le saint-simonisme, il s’en détourna après le schisme et rejoignit les rangs fouriéristes à la suite de son ami Jules Lechevalier. Pendant un mois et demi, à raison de deux heures hebdomadaires, il paya Fourier cinq francs de l’heure pour que celui-ci lui enseignât sa doctrine, et devint ainsi son premier disciple américain. De retour aux Etats-Unis en 1834, il s’y fit le traducteur et le propagandiste infatigable de l’oeuvre de son nouveau Maître. Peu à peu, en particulier après la parution de son ouvrage Social Destiny of Man en 1840 et le lancement du journal The Phalanx en 1843, Brisbane se retrouva à la tête d’un mouvement « associationniste »  à l’influence grandissante, et à l’initiative duquel plus d’une quarantaine de phalanstère furent créés aux Etats-Unis avant le milieu du siècle, certains d’entre eux prospérant même pendant plusieurs années956.

Mais en 1852, au moment où Albert Brisbane rendait visite à Victor Considerant, l’heure de gloire de l’associationnisme américain était révolue, et le mouvement phalanstérien se trouvait en plein reflux outre-atlantique. Une nouvelle fois donc, le fouriériste américain venait en France exhorter son homologue français à engager les forces de l’Ecole sociétaire dans la fondation d’un phalanstère aux Etats-Unis. Victor Considerant, toujours en quête d’une alternative à une expérience dans la France de Louis-Napoléon Bonaparte, mais que le Nouveau Monde avait jusqu’à présent laissé indifférent, accepta finalement, certes sans enthousiasme, d’accompagner Brisbane en Amérique pour y étudier la possibilité d’une tentative phalanstérienne animée par les fouriéristes français. C’est le 1er décembre 1852 (la veille de la proclamation de l’Empire !)957 qu’il embarqua à Liverpool, pour arriver à New York deux semaines plus tard, le 14 décembre.

Considerant inaugura son voyage d’étude par un séjour de six semaines dans la North American Phalanx, au New-Jersey. Ce phalanstère avait été l’une des expériences les plus prospères du mouvement associationniste américain958, et son existence était bien connue des fouriéristes français. Six exilés l’avaient d’ailleurs intégré en 1852, parmi lesquels le fouriériste français Ernest Valenton de Boissière, qui en devint un des actionnaire avant de fonder la colonie de Silkville (Kansas) à la fin des années 1860959. En France, les lettres enthousiastes de Valenton de Boissière ou d’un autre exilé, Emile Chevalier, avaient suscité parmi les fouriéristes une vive curiosité, et ils attendaient avec une certaine impatience le compte-rendu de Victor Considerant, comme en témoigne par exemple cette lettre inédite de Just Muiron à Clarisse Vigoureux :

‘« Vous ne me soufflez mot, comme toujours, de ce que fait le brave qui vous a quittée pour son agréable visite à North American Phalanx. Tous ceux qui ont lu la lettre d’Emile Chevalier insérée dans L’Indépendance belge, et, dans le nombre, j’ai été un des derniers, trouvent tout-à-fait merveilleuse la vie faite aux colons et aux visiteurs de cet embryon de Phalanstère. Parmi nos plus vieux et plus entichés antagonistes j’en vois à tout instant s’écrier : «Ah ! que je voudrais être là !». Donc plus le temps marche, plus nous avons sujet de compter sur la proximité de notre avènement. La dernière communication reçue du centre il y a peu de jours a notifié au groupe d’ici, qu’à Paris les préventions sont bien réduites, sinon entièrement dissipées, et qu’il y a retour évident à des jours moins mauvais. Quant à moi je n’ai jamais consenti à démordre et je soutiens plus résolument que jamais ma sempiternelle clameur : «Complétez, terminez, publiez sur le papier ce qui doit être essayé sur le terrain avec la certitude mathématique d’une lumineuse vérification de la facilité pratique et de l’efficacité du mode sériaire, et tout ira vers notre but, et notre but sera gagné avec la rapidité de l’éclair »960

En 1853, âgé de soixante-cinq ans, Just Muiron avait, on le voit, conservé intacte son impatience et sa foi dans une réalisation prochaine de la théorie qu’il avait contribué à faire connaître, et qui avait alors gagné de nombreux partisans des deux côtés de l’océan. Le séjour de Considerant dans la North American Phalanx était pour lui le premier signe enfin tangible d’une conversion réelle de la direction de l’Ecole sociétaire à la ligne réalisatrice. Parmi les exilés qui avaient séjourné dans le phalanstère américain après le coup d’Etat, il y avait aussi le fouriériste polonais Kalikst Wolski, dont le témoignage sur la vie dans la North American Phalanx était lui aussi extrêmement enthousiaste : « ‘J’avaisi été enchanté de ce que j’y avais découvert : la vie communautaire, alliée cependant au degré le plus élevé de liberté individuelle. Si j’avais mieux maîtrisé la langue anglaise, et avec l’accord des colons, je serais resté là avec joie, au milieu de ces fermiers associés, et j’aurais achevé mon séjour américain dans ce petit morceau de monde libre’ »961. Or, le commentaire que Victor Considerant fit de son propre séjour dans la North American Phalanx contrastait violemment avec ces envolées lyriques. Dans une lettre inédite adressée à sa femme le 3 janvier 1853, il prononça sur « cet enfant transatlantique de la pensée de Fourier » un verdict sans appel qui ressemble beaucoup, par les registres métaphoriques qu’il mettait ironiquement en oeuvre, au rapport d’un médecin légiste :

‘« Hélas ! L’enfant a été changé en nourrice ou bien il est venu au monde avec un temps anormal [ultrasympathique] qui le fait ressembler bien peu à sa mère. Je ne comprends pas comment Boissière a pu s’enthousiasmer ici. Il est vrai qu’il n’y a passé qu’une demi-journée, dans la belle saison, et que la beauté de la végétation, de la lumière, de la nature lui a voilé la débilité, la pauvreté et la paralysie de cette pauvre Phalange, comme on dit en Amérique. C’est si mal entamé, si mal greffé que je doute, avec un sentiment d’affliction composée, qu’il sorte jamais quelque chose de cet embryon valétudinaire. Je dis affliction composée parce que je souffre pour l’idée si mal représentée sous son propre nom, et pour les bonnes natures qui s’épuisent et s’usent ici depuis 3 ou 4 ans en efforts dont elles semblent elles-mêmes déjà accablées. L’harmonie passionnelle a bien plutôt l’air ici d’être dans un linceul que dans un berceau. C’est froid, glacé, mort. J’y fais toutefois et j’y ferai d’excellentes études et si quelque chose au monde pouvait se confirmer dans les idées que je soutiens depuis vingt ans sur les conditions de la réalisation, et m’y donner une confiance nouvelle, c’est certes au premier chef le sort de ces tentatives bâtardes, qui ont avorté ici en si grand nombre (...). Le milieu américain est pourtant magnifique et propre, j’en ai déjà la presque certitude, à des conditions autres et peut-être beaucoup plus faciles que celles qu’offre la vieille Europe »962

On voit ici que Victor Considerant, qui connaissait les appréciations enthousiastes des exilés qui l’avaient précédé dans le phalanstère américain, ne les partageait pas, puisqu’en particulier il ne comprenait pas « comment Boissière a pu s’enthousiasmer ici ». Si l’on peut supposer aussi qu’il avait un a priori négatif avant même de s’embarquer pour les Etats-Unis, il n’en reste pas moins qu’une fois sur place, ses critiques se firent extrêmement acerbes : il déplorait la mauvaise publicité que cette « pauvre Phalange » pourrait même faire à la théorie sociétaire. La critique n’était pas dépourvue d’une certaine arrogance, puisque Victor Considerant — que son expérience en la matière aurait pourtant dû inciter à plus de retenue — a semble-t-il même joué les donneurs de leçons de fouriérisme pratique auprès de ses hôtes. Dans une lettre adressée à sa femme et sa belle-mère, il écrivait en effet, le 26 janvier 1853 : « ‘J’ai eu hier soir une assez longue conversation avec le chef et je lui ai donné quelques idées. Si c’était entre des mains autres, intelligentes et vivantes, on pourrait développer de très beaux résultats’ »963

D’un côté donc, il se montrait extrêmement sceptique sur l’avenir du fouriérisme américain et la possibilité d’y investir massivement le mouvement fouriériste français. Dans une lettre écrite un peu plus tard de New York, où il était de retour après son séjour dans la North American Phalanx, il adressait cette mise en garde : « ‘Quant à l’idée de proposer l’affaire à la Phalange du New Jersey, il ne faut même pas y songer (...) dans l’état actuel des choses, c’est encore faible et insignifiant, sans compter que suivant toutes les indications il y a peu de chances pour un développement ultérieur, tant du moins qu’on ne reprendrait pas l’oeuvre à nouveau en n’y prenant purement et simplement que le terrain et les constructions actuelles considérées comme campement provisoire ’»964. Mais dans le même temps, Victor Considerant, dès sa lettre du 3 janvier 1853 , montrait les premiers signes d’une conversion, non au fouriérisme américain, mais à l’Amérique elle-même, qui lui semblait offrir des conditions « ‘plus faciles que celle qu’offre la vieille Europe’ ». C’est ce thème qu’il va développer dans les lettres qu’il envoie en Europe dans les premières semaines de son séjour américain. Dès le 21 décembre 1852, avant même de se rendre dans la North American Phalanx, Victor Considerant avait ainsi écrit à Allyre Bureau une lettre dans laquelle, après s’être félicité d’avoir accepté l’invitation d’Albert Brisbane, il l’enjoignait à apprendre l’anglais :

‘« Mon cher Père Bureau, nous voici à New York arrivés le 14 au soir et réellement débarqués le 15 au matin.
Vous n’attendez naturellement pas de moi un volume de description. Ce qui rend le mieux ma première idée générale, c’est que j’ai bien fait d’écouter B. et de venir ici.
Ma seconde pensée est celle-ci, tous tant que vous êtes, et sans que cela compte comme engagement, apprenez immédiatement l’anglais (...). Ce pays offre des ressources énormes si on en sait la langue (...).  On y est d’une sociabilité beaucoup plus active et plus affective qu’en Europe. La civilisation y est la civilisation sans doute, mais au lieu de croupir elle marche comme un grand fleuve, et ne présente pas d’entraves au progrès réel.
Apprenez l’anglais, et sans plus tarder pour vous y mettre ferme : voilà ma recommandation première. Si la tyrannie, l’oppression et la honte doivent tenir un temps en Europe, si nos prévisions, sérieusement calculées nous amènent à penser qu’on peut en avoir pour 8 ou 10 ans d’impuissance, de temps d’activités et de facultés perdues en Europe, il pourra être très sérieusement être mis en délibération entre nous, si une partie de la ruche phalanstérienne de l’Europe ne doit pas (ne fût-ce que pour le temps de la servitude d’Egypte et quitte à revenir sur les bords du Jourdain qui baigne le quai d’Orsay, dans des temps meilleurs) essaimer dans ce beau, grand magnifique et libre pays »965

Sept jours seulement après son arrivée aux Etats-Unis, et alors qu’il n’a pas encore quitté New York, Victor Considerant adoptait déjà des accents lyriques pour décrire « ce beau, grand magnifique et libre pays », et des accents prophétiques pour évoquer le destin que pourrait y connaître la cause sociétaire, puisqu’il comparait déjà sa mission envers les fouriéristes européens à celles de Moïse ! Du reste, il convient ici de reconnaître que ce prophétisme, s’il n’est peut-être finalement chez Victor Considerant qu’un avatar du romantisme socialiste du XIXe siècle ou une manie rhétorique héritée de la fréquentation des écrits de son maître Charles Fourier, prend tout de même par endroits des accents divinatoires assez surprenants de justesse. Après moins de quatre mois de séjour aux Etats-Unis, il a ainsi quelques mots étonnants sur le futur de l’Amérique :

‘« Je crois aussi que pendant toute la durée de cette terrible maladie de la civilisation européenne, l’Amérique acquiert une puissance de développement incalculable, et qu’elle ne tardera pas dans 15 ou 20 ans à polariser la liberté et le progrès chez elle en telle proportion qu’elle n’ait bientôt, et pour un temps, à jouer dans la grande histoire le rôle de l’Occident vis-à-vis de l’Orient, à être pour l’Europe (...) ce que l’Europe elle-même a été pour la vieille Asie »966

Autrement dit, avant même de débuter le voyage exploratoire projeté à travers le continent américain, Victor Considerant semblait presque gagné d’avance à la cause d’une réalisation aux Etats-Unis. De retour à New York, et en attendant de pouvoir rejoindre Albert Brisbane dans sa ville natale de Batavia (Etat de New York), il visita Boston, Oneida967, les bords du lac Erié et du Niagara. Et c’est finalement le 30 avril que Considerant et Brisbane quittèrent ensemble Batavia pour atteindre, après un long périple à cheval à l’intérieur des Etats-Unis, le nord de l’Etat du Texas. Pendant six semaines, après être passés par Preston et Fort Smith, Victor Considerant et Albert Brisbane parcoururent les « Terres vierges » situées autour de Trinity River et du village de Dallas. A mesure qu’il s’enfonçait ainsi à l’intérieur du Texas, Victor Considerant faisait preuve dans ses lettres d’un enthousiasme de plus en plus messianique, dont les accents s’imprégnaient de plus très fortement du vocabulaire mystique de la révélation. Et arrivé à La Nouvelle Orléans (où il fut retenu quinze jours pas la fièvre jaune) après son périple texan, il rédigea une lettre dans lequel il semblait s’adresser aux disciples restés en Europe comme Jésus s’adressait aux Apôtres :

‘ « Mes amis je vous le dis, cet avenir que nous poursuivons depuis 25 ans, la transformation glorieuse du monde, le grand tremblement enfin, c’est entre nos mains (...). Nous avons le levier pour remuer le monde. Et je vous le dis, il ne faut plus maintenant de sacrifices pénibles, de dévouements dans le sens propre et sévère du mot. Nous pouvons très promptement créer ici un demi-paradis pour nous tous, et quelques années après faire surgir de ce demi-paradis le paradis plein et radieux (...). C’est au Texas, au Texas seulement que j’ai été converti, édifié, (...), illuminé (...). Le jardin du monde est à nous si nous manoeuvrons bien et de toutes nos forces combinées pendant 5 ans, et la révolution sociale universelle au bout, Tonnerre de Dieu ! »968

Sans mettre entièrement sur le compte de la maladie les tournures enfiévrées de cette lettre, on ne peut qu’être frappé par la coloration religieuse de son contenu, à peine atténuée par la blasphème final : « sacrifices », « paradis », « converti »... Le Texas est pour Victor Considerant la « Terre promise » du peuple fouriériste : une terre immense, puisque le Texas, annexé 1845, était de très loin le plus vaste des Etats de l’Union, avec une superficie de presque 700.000 kilomètres carrés (celle de la France n’est que de 550.000 kilomètres carrés). Et aussi une terre vierge ou presque : si le Texas est aujourd’hui au troisième rang américain (derrière la Californie et l’Etat de New York) par sa population, qui dépasse les 18 millions d’habitants, le premier recensement américain, en 1850, n’y avait dénombré que 154.034 blancs, 397 personnes de couleur libres et 58.161 esclaves. Autrement dit, au moment où les fouriéristes regroupés autour de Victor Considerant envisageaient de s’installer au Texas, la densité moyenne n’y était que de 0,3 habitant au kilomètre carré !

Cela dit, la démographie de ce nouvel Etat américain était en train d’évoluer très rapidement, puisque c’était au Texas le temps des « impresarios », des fondateurs de colonies d’émigrants : le mouvement de colonisation était en pleine expansion, et certains connaissaient des réussites exemplaires, comme le Français Henri Castro, fondateur de Castroville. Un disciple de Fourier, à titre individuel, avait d’ailleurs précédé Victor Considerant au Texas : en 1839 ou 1842969, le fouriériste Snider de Pellegrini avait obtenu de la République du Texas, alors encore indépendante, un important don gratuit de terres situées dans le conté de Harris, et tenté de rallier près de deux cents familles autour d’un projet de colonisation ; mais selon Carl Guarneri, le groupe ainsi constitué par « l’impresario » italien ne parvint pas à se mettre d’accord sur un projet de statuts, et se dispersa rapidement. Enfin, d’autres socialistes français avaient été séduits par le Texas, qui n’étaient pas fouriéristes : L’Icarie d’Etienne Cabet, qui s’était soldée elle aussi par un échec, avait d’abord été fondée en 1848 dans le conté de Denton, à moins de trente kilomètres de l’emplacement que les fouriéristes emmenés par Victor Considerant retiendront finalement970. Même s’il n’avait rien de fondamentalement fantaisiste, le choix de Considerant ne plut évidemment pas à tous les disciples. Just Muiron en particulier, que son âge désormais et son handicap971 risquaient d’exclure une entreprise lointaine, continuait de militer pour une réalisation en France, ou au moins en Europe, dans une lettre adressée le 2 août 1853 à sa confidente habituelle, Clarisse Vigoureux :

‘« Victor doit être revenu à New York. Il me tarde d’avoir de ses nouvelles. Je suis plus convaincu maintenant qu’à aucune époque antérieure que notre bonne chance n’est pas dans les terres lointaines, désertes, quelle que soit leur fertilité, mais aux environs de l’une de nos grandes capitales de France ou de Belgique »972

Considerant ne fut en réalité de retour à New York que trois jours plus tard, le 5 août 1853, d’où il écrivit en Europe une lettre évoquant cette fois explicitement la « terre promise » texane. A quelques jours de son retour en Europe, la grandiloquence dont il y faisait preuve une nouvelle fois laissait peu de doute sur sa résolution, et peu de chance à l’alternative européenne défendue par Just Muiron :

‘« Songez qu’il s’agit ici de l’affaire la plus grave et la plus grosse dont il ait jamais été question parmi nous L’affaire décisive, le but, la fin, l’accomplissement, l’entrée en terre promise. Y veut-on, ou non, venir résolument, telle est la question ? Ah ! que toutes ces fièvres, et ces villes, et ces climats du Nord et du Sud et de l’Ouest me font encore mieux apprécier le haut Texas ! Fleur des Etats-Unis, perle du monde, terre bénie, puissent les Phalanstériens s’emparer de toi avant que les civilisés ne t’aient déflorée et... renchérie ! Je n’y épargnerai rien »973

Dans une lettre écrite deux jours plus tard, et adressée à son ami James Fisher, un Bostonien, ancien secrétaire de l’American Union of Associationnists, il comparait d’ailleurs à nouveau le Texas à la Terre promise :

‘« Mon cher Fisher le Texas est la solution ! C’est la terre promise. Si les Phalanstériens veulent suivre les plans que je vais leur soumettre avant cinq ans nous tiendrons la réalisation phalanstérienne et le salut prochain du monde. Impossible de trouver un plus magnifique champ de bataille »974

« Terre promise », « salut prochain du monde » : quatre ans après le début de l’exil, Victor Considerant employait exactement les mêmes expressions que celles utilisées à l’été 1849 par François Cantagrel pour définir la nouvelle quête des fouriéristes français975. La boucle était bouclée, et la terre promise enfin trouvée : le Texas était « la solution », et il ne restait plus qu’à en convaincre à leur tour les disciples européens. Le 29 août, Victor Considerant, après une traversée de deux semaines, était de retour en Belgique, où il débarquait à Ostende. Si certains, comme Just Muiron, maintiendraient vraisemblablement leur opposition initiale et continueraient de défendre une réalisation en Europe, d’autres comme Emile Bourdon partageaient déjà la résolution de Considerant, avant même qu’il fût de retour en Belgique. Mais ce dirigeant fouriériste actif, auteur de plusieurs ouvrages financiers976, membre du conseil de rédaction de La Démocratie pacifique dès l’origine, directeur de la Librairie phalanstérienne depuis 1851, archiviste des manuscrits de Fourier depuis 1846 et responsable de leur publication, s’efforça immédiatement de tempérer l’emportement de Considerant, qui lui semblait pouvoir nuire à sa cause même. Il rappelait aussi et avant tout que si la foi pouvait soulever des montagnes, l’argent aussi était un levier puissant et indispensable :

‘« [Considerant] propose une énorme chose pour le faire de laquelle il en faudra trois : des capitaux, des capitaux et encore des capitaux, mais les capitaux ne suffisent pas quels que considérables qu’ils puissent être ; il faut de plus et en premier lieu l’intelligence de la colonisation. Pour que cette condition soit remplie il ne faut pas que l’esprit français dirige les mouvements ; je m’en fierais plus tôt à l’esprit anglais, esprit d’aventure comme l’autre, mais froid, calme, persévérant, qui voit de loin et ne se laisse pas abattre par l’imprévu. Si l’on y mêle de l’enthousiasme au début, on échouera. Cet oracle est plus sûr qui celui de Calchas. Réservons l’enthousiasme pour la fin et prenons bien nos mesures. Il y a longtemps que je me suis occupé de colonisation, non pas il est vrai au point de vue phalanstérien, mais au point de vue humain. J’en connais les immenses difficultés, mais ces difficultés ne sont pas une raison pour ne pas l’entreprendre avec sagesse, avec des ressources suffisantes et, pour les premiers temps, avec les données de la civilisation pure et simple »977

Emile Bourdon, homme pratique, se défiait fortement de « l’esprit français » qu’il avait cru reconnaître dans les lettres envoyées par Victor Considerant tout au long de son séjour américain, et qui imprègnait profondément le long « rapport » à ses amis, dont la rédaction fut achevée en novembre 1853, et qu’il intitula Au Texas. L’ouvrage, Au mois de février de l’année suivante, les épreuves corrigées en étaient renvoyées à Paris, et l’ouvrage paraissait enfin au début du mois de mai 1854. L’ouvrage n’était pas destiné à une diffusion publique, mais était au contraire conçu par Considerant « ‘comme une communication toute intime et en quelque sorte confidentielle aux amis de la cause phalanstérienne »’ 978, et fut donc envoyé gratuitement à un certain nombre de disciples et d’amis du mouvement fouriériste979. Entre le moment de la fin de la rédaction d’Au Texas et celui de sa diffusion, une rencontre avait eu lieu à Bruxelles, à la fin du mois de décembre 1853, qui réunissait Victor Considerant, Allyre Bureau, Jean-Baptiste Godin (le futur fondateur du familistère de Guise), Auguste Savardan et le Suisse Karl Burkli : ensemble, ils parvinrent à un accord sur la « convention provisoire » de la future Société de colonisation, qui lui assignait une double fonction : d’une part, contribuer à l’effort général de colonisation, « avec les données de la civilisation » selon l’expression d’Emile Bourdon ; d’autre part poser « un premier jalon sur la route qui mène à l’Association intégrale ».

Notes
954.

CONSIDERANT Victor, « A l’Ecole sociétaire. Appel de réorganisation », manuscrit, slnd [juillet 1849, feuillets numérotés de 1 à 17, Fond Considerant, ENS, réf. 9/1/1.

955.

CONSIDERANT Victor, lettre manuscrite, Barvaux, Belgique, 2 avril 1852, un feuillet (4 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 8/2/1.

956.

Sur Albert Brisbane, on peut consulter la biographie, nécessairement subjective, qu’il dicta à sa femme à la fin de sa vie : BRISBANE Redelia (1893), Albert Brisbane. A mental biography ; with a character study by his wife Redelia Brisbane, Boston, Arena Publication Co., 377 pages. L’article d’Arthur Bestor, même s’il en reprend de nombreux éléments, constitue une source plus sûre : BESTOR Arthur Eugene (1947), «A. Brisbane, propagandist for socialism in the 1840’s», New York History, avril 1947. Pour une étude récente et extrêmement détaillée du fouriérisme américain, il faut se référer à l’ouvrage précieux de Carl Guarneri : GUARNERI Carl J. (1990), The utopian alternative. Fourierism in Nineteenth century America, Ithaca, Cornell University Press, 525 pages.

957.

Selon certaines sources cependant, il aurait en réalité embarqué à Anvers trois jours auparavant, le 28 novembre. Cf. DUBOS (1993), p. 68 et VERNUS (1993), p. 161.

958.

La North American Phalanx avait été fondée en 1843, et fut l’une des plus durables des expériences phalanstériennes nord-américaines. Cf. SEARS Charles (1886), The North American Phalanx. An historical and descriptive sketch, Prescott, Wis., J. M. Pryse ; SCHIRBER Eric R. (1972), The North American Phalanx, 1843-1855, M.A. Thesis, Trinity College, Hartford (Conn.) ; GUARNERI (1990), pp. 178-218 et 321-328 notamment.

959.

GUARNERI Carl J. (1993), «Reunion, Texas. Post scriptum ironique au fouriérisme américain», Cahiers Charles Fourier, n° 4, juin 1993, pp. 17-18. Sur Ernest Valenton de Boissière et la colonie de Silkville, voir en particulier CARPENTER Garrett R. (1954), Silkville. A Kansas attempt in the History of fourierist utopias, 1869-1892, Emporia, Kan., Kansas State Teachers College.

960.

MUIRON Just, Lettre à Clarisse Vigoureux, Besançon, dimanche 6 mars 1853, un feuillet (3 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 3/11/3.

961.

« I found myself overjoyed at what I had seen there : the communal living, combined at the same time with the very highest degree of personal freedom. If I had known English better, and if the colonists would have found me acceptable, I should gladly have remained here among those associated farmers, and have finished my American sojourn right there in that free corner of this earth » COLEMAN (1964a), p. 44, traduit en anglais de WOLSKI Kalikst, Klosy, I.

962.

CONSIDERANT Victor, Lettre à Julie Considerant, North American Phalanx (New Jersey, Etats-Unis), lundi 3 janvier 1853, un feuillet (4 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf.  2/1/3.

963.

CONSIDERANT Victor, Lettre à Julie Considerant et Clarisse Vigoureux, North American Phalanx (New Jersey, Etats-Unis), 26 janvier 1853, un feuillet (4 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 2/1/3.

964.

CONSIDERANT Victor, Lettre manuscrite, New York, 4 avril 1853, trois feuillets numérotés de 1 à 3 (12 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 8/2/1.

965.

CONSIDERANT Victor, Lettre à Allyre Bureau, New York, 21 décembre 1852, un feuillet (3 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf.  8/2/1.

966.

CONSIDERANT Victor, Lettre manuscrite, New York, 4 avril 1853, trois feuillets numérotés de 1 à 3 (12 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 8/2/1.

967.

La communauté d’Oneida, située dans l’Etat de New York, n’était pas d’obédience fouriériste. Fondée par John Humphrey Noyes en 1848, elle reposait sur un ensemble de principes religieux et moraux originaux, alliant une certaine forme d’ascétisme puritain et l’institution du mariage libre. Sur Oneida, on peut consulter notamment : CARDEN Maren Lockwood (1969), Oneida. Utopian community to modern corporation, Baltimore, John Hopkins Press, bibl. ; DESROCHE (1973).

968.

CONSIDERANT Victor, Lettre manuscrite, La Nouvelle Orléans, 20 juin 1853, deux feuillets (8 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 8/2/1.

969.

En 1839 selon GUARNERI (1993), p. 15. En 1842 plus vraisemblablement, selon une bibliographie de Snider de Pellegrini que l’on peut trouver sur le site de l’Université du Texas : http://www.tsha.utexas.edu/handbook/online/articles/view/PP/fpe18.html.

970.

Selon Jonathan Beecher, au moment de leur choix, Victor Considerant et Albert Bribane, « apparemment, ne savaient rien des désastreux efforts des Icariens d’Etienne Cabet pour établir une communauté au Texas en 1848 » (BEECHER (2001), manuscrit provisoire, ch. XIII, p. 12).

971.

Just Muiron était sourd.

972.

MUIRON Just, Lettre à Clarisse Vigoureux, Besançon, 2 août 1853, un feuillet (4 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 3/11/2.

973.

CONSIDERANT Victor, Lettre manuscrite, New York, 9 août 1853, un feuillet (4 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf.  8/2/1.

974.

CONSIDERANT Victor, Lettre à James T. Fisher, New York, 11 août 1853, reproduite in DELANO Sterling F. (1985), «French utopianism on American soil. Six unpublished letters by Victor considerant», Nineteenth-Century French Studies, n° 13, p. 63.

975.

Cf. supra, « La conversion des «propagateurs» », ch. IX, D, 2, a.

976.

BOURDON Emile (1847), Insurrection des agioteurs, Paris, Librairie phalanstérienne, 8 pages ; BOURDON Emile (1849), But social de la Caisse d’Epargne, Paris, 17-22 pages, publié avec GUILLON Ferdinand, Les réformes politiques et les réformes sociales, Paris, 3ème partie.

977.

BOURDON, Lettre manuscrite, slnd [25 août 1853, un feuillet double, Fonds Considerant, ENS, Réf. 4/6/1. Le contenu de la lettre, détaillant les différentes étapes du voyage de retour de Victor Considerant, permet d’établir avec certitude qu’elle a été rédigée le 25 août 1853, soit quatre jours avant le retour de Considerant en Belgique.

978.

Cité par BEECHER (2001), manuscrit provisoire, ch. XIII, p. 37.

979.

BEECHER (2001), ibid., manuscrit provisoire, ch. XIII, p. 40.