B.011Le recrutement

Il semble qu’au cours de cette même réunion furent également discutés le calendrier des départs et la composition des différents groupes de colons, ce qui est parfaitement vraisemblable dans la mesure où deux des futurs chefs de groupe, Savardan et Burkli, étaient présents : Savardan s’était finalement laissé séduire par les arguments développés par Considerant dans Au Texas ; Karl Burkli, un ouvrier tanneur suisse converti au fouriérisme en 1846, lors d’un séjour à Paris pendant son tour de compagnonnage, avait été choisi par Considerant pour faire partie du conseil de direction de la future société et diriger le groupe des colons suisses. De fait, à partir de la publication d’Au Texas, en mai 1854, les candidats au départ se mirent à affluer en masse : au début du mois de juin, l’Ecole sociétaire avait déjà reçu une centaine d’offre de participation, et plus de deux cents en août.

C’est alors que Victor Considerant fut arrêté par la police belge, qui le soupçonnait de « complot contre la sûreté de l’Etat et fabrication d’armes prohibées ». Il fut détenu au secret pendant neuf jours, en fait en raison d’un malentendu suscité par une lettre à un armurier de Bruxelles dans laquelle il était nommé. Libéré et disculpé, il fit aussitôt paraître, le 30 août 1854, un texte rapidement écrit, intitulé Ma justification, dans lequel il faisait le récit de son arrestation et de sa détention⁹⁸⁰. Il en profita pour adjoindre à ce compte-rendu un appel intitulé « A mes amis, phalanstériens et autres », dans lequel il annonçait officiellement, à une audience plus large que celle qu’attiraient habituellement les publications de l’Ecole sociétaire, l’existence du projet de colonisation phalanstérienne au Texas :

‘« L’Ecole phalanstérienne, avec ses hommes, ses ressources, ses capitaux, — et sans repousser le concours des personnes qui, trouvant l’affaire belle après en avoir pris connaissance détaillée, s’y voudraient adjoindre, — a entrepris, sur ma proposition, la formation d’une Colonie Européo-americaine au Texas. – Les Statuts de la Société à constituer dans ce but, sont prêts et vont être signés dans quelques jours.
Cette OEuvre a pour objet de fonder, dans un pays superbe, où les terres les plus fertiles du monde sont encore à 2 francs 50 centimes l’hectare, UN CHAMP D’ASYLE ouvert à ce que nous appelons, nous, la Pensée progressive de l’humanité au XIXe siècle, et qui épouvante tant de gens, en Europe – où, j’en conviens, la solution est plus difficile – sous le nom de Socialisme »⁹⁸¹.’

Ce court appel aux candidats à l’émigration offre une bonne synthèse des ruptures et des continuités dans la « stratégie expérimentale » de l’Ecole sociétaire : d’un côté en effet, l’expérimentalisme d’Etat était définitivement enterré, puisque c’était « avec ses hommes, ses ressources, ses capitaux » que l’Ecole sociétaire (devenue ici « l’Ecole phalanstérienne » pour mieux marquer encore le passage de la propagation à la réalisation) entreprenait de mettre en pratique sa doctrine ; en revanche, la ligne de « l’oecuménisme expérimental » inaugurée par Victor Considerant en 1849, était ici maintenue et clairement affichée : ce qu’il entendait fonder au Texas, c’était un « champ d’asyle » destiné à offrir un terrain d’expérimentation aux différentes doctrines socialistes, et non pas seulement à la doctrine sociétaire. Cette oecuménisme expérimental, qui en justifiait aussi la dénomination, était au coeur du projet de « Réunion », et fut pour certains, comme on le verra plus loin, une des raisons de son échec.

Les publications d’Au Texas et de Ma justification donnèrent le coup d’envoi de la campagne de réalisation, et marquèrent publiquement la rupture avec la politique de propagation qui avaient jusqu’alors prévalu. Dans un post-scriptum revanchard à ce dernier texte, Victor Considerant écrivait : « ‘Voilà quelques vingt ans que nous nous ruinons à répandre nos idées..... Nous allons maintenant nous enrichir, — et éclairer le monde, — en les semant en bonnes terres. Quand les civilisés verront que le Phalanstère est une bonne affaire, soyez tranquilles, sa fortune dans le monde sera bientôt faite ’»⁹⁸². Comme pour donner plus de poids à cette dernière affirmation, il ajoutait aussitôt que les souscriptions promises s’élevaient déjà en août 1854 à 600.000 francs⁹⁸³. Le 26 septembre était fondé à Bruxelles la Société « Bureau, Godin, Guillon et Cie » (raison sociale de la Société européenne de colonisation du Texas), sous la forme d’une société de commandite par actions, dont le siège était à Paris, rue de Beaune. Allyre Bureau en était le premier gérant, et était secondé dans sa tâche par Ferdinand Guillon et Jean-Baptiste Godin : l’entreprise de fabrication d’appareils de chauffage de ce dernier était déjà prospère, et il investit le tiers de sa fortune dans l’expérience texane, en devenant ainsi le principal actionnaire. Auguste Savardan en était le secrétaire ; quant à Victor Considerant, il était nommé « agent exécutif » au Texas de la société ainsi créée, dont la première tâche consistait désormais à superviser la sélection des candidats à l’émigration et organiser leur acheminement.