C.011L’émigration

Pendant qu’à Paris et Bruxelles s’organisaient les différents groupes d’émigration, François Cantagrel, à qui Victor Considerant avait adjoint le Belge Edmond Roger, fut envoyé au Texas en éclaireur, mandaté par « l’agent exécutif » pour trouver les terrains de la future colonie et en construire les premiers bâtiments. Partis d’Ostende le 3 octobre 1854, l’ancien député français et le médecin belge arrivèrent à New York le 27 octobre. Après un séjour de quelques jours à Washington, où il essaya vainement de rencontrer le Président Franklin Pierce, François Cantagrel, toujours accompagné d’Edmond Roger se rendit à Cincinnati, où il fut rejoint par un des piliers de l’associationnisme américain, le révérend John Allen, et quelques volontaires américains qui allaient former le premier noyau de l’entreprise. Parmi ces volontaires se trouvait en particulier le jeune Arthur Lawrie, dont le journal984 permet de bien connaître le déroulement de leur mission. Après avoir atteint Memphis en empruntant différents bateaux à vapeur, le groupe emmené par Cantagrel, Roger et Allen poursuivit à cheval à travers l’Arkansas, pour arriver enfin à Dallas le 29 décembre 1854.

Au mois de février 1855, après avoir prospecté pendant un mois, toujours en compagnie de Roger, d’Allen et de Lawrie, François Cantagrel acheta les premiers terrains de la colonie, d’une surface de près de mille hectares, le long de la Trinity River, à quelques kilomètres en amont de Dallas. A la tête désormais d’une douzaine de volontaires américains, les quatre hommes entreprirent de défricher les champs, planter les semences985 et construire un premier bâtiment destiné à accueillir les futurs colons. L’arrivée de ceux-ci était en effet imminente. Victor Considerant avait espéré qu’un laps de temps suffisamment long s’écoulerait entre la mission de Cantagrel et l’envoi des premiers colons, de façon à lui laisser le temps de mettre en place les infrastructures de la colonie986. Mais plutôt que ces conseils de prudence et de patience, les futurs colons avaient retenu seulement l’urgence de l’appel par lequel Victor Considerant avait conclu sa Justification :

‘« Je n’ajoute plus qu’un mot, — et ce mot à notre adresse, à nous, — mais qui résume si bien cet écrit, que j’eusse pu le prendre pour épigraphe ou pour titre ;
Ce mot est celui-ci :
ALLONS-NOUS-EN ! ALLONS-NOUS-EN BIEN VITE ! »987

Sous la pression des candidats à l’émigration, les départs eurent lieu en fait très rapidement. En effet, le 25 décembre 1854, alors même que le groupe de défricheurs emmené par François Cantagrel n’avait pas encore atteint Dallas, le premier groupe de colons, composé de six Belges et six Français, et dirigé par le Belge Vincent Cousin, avait quitté Anvers à bord de l’Ariel. Accueillis à La Nouvelle-Orléans par Kalikst Wolski, le fouriériste polonais qui avait quitté la France pour les Etats-Unis en 1851, le groupe de Vincent Cousin gagna Galveston puis Houston en bateau, avant de continuer jusqu’à Dallas à pieds, en raison de l’assèchement de la Trinity River. Après un voyage long et pénible, ils finirent par atteindre Réunion le 3 mai 1855, plus de quatre mois après leur départ de Belgique ! Le groupe qui rejoignait ainsi François Cantagrel et la vingtaine de colons et de volontaires déjà présents, comprenait une trentaine de personnes, puisqu’à la douzaine de fouriéristes conduits par Vincent Cousin s’étaient ajoutés entre-temps ceux conduits par l’ancien lieutenant d’Algérie Raizant988.

Victor Considerant, en tant qu’agent exécutif au Texas de la direction de la Société de colonisation, ne pouvait se laisser trop durablement distancer par les premiers colons, et embarqua donc à son tour le 15 janvier 1855, soit trois jours seulement après le départ de Raizant. Il était accompagné en particulier de son épouse Julie et de sa belle-mère Clarisse Vigoureux989. Arrivé à New York le 4 février, il y séjourna deux semaines puis, comme François Cantagrel, se rendit à Washington, pour y faire le siège des représentants texans au Congrès, avec César Daly l’y avait rejoint. Le 28 avril, le petit groupe ainsi constitué atteignait La Nouvelle-Orléans, où il rejoignit le groupe de 44 colons conduit par Auguste Savardan, qui était parti du Havre le 28 février à bord du Nuremberg, et avait gagné directement la Louisiane. Tandis que le petit groupe de Victor Considerant les devançait et arrivait finalement le 30 mai 1855 à Réunion, le groupe du docteur Savardan n’y parvint que le 17 juillet990. Enfin, le dernier groupe de cette première vague d’émigration fouriériste était composé de 31 fouriéristes suisses, emmenés par Karl Burkli : ils avaient embarqué à Brême sur le Franciska le 12 avril 1855, soit six semaines après le groupe d’Auguste Savardan, mais étaient parvenu avant lui à Réunion, le 4 ou le 5 juillet 1855. Au terme de la campagne d’émigration de l’hiver et du printemps 1855, la colonie de Réunion, selon les différents dénombrement disponibles, était donc forte d’environ cent cinquante personnes au début de l’été 1855991.

Notes
984.

Cf. supra, p. XXX, note XXX.

985.

Par ailleurs, en mars 1855, François Cantagrel acheta une ferme à Houston, destinée à devenir une pépinière pour les plantations des colons.

986.

En cela il suivait, selon Jonathan Beecher, les conseils que lui avait donné l’ancien cabétien Adolphe Gouhenant, rencontré en 1853 à Dallas, qui, isntruit par sa propre mésaventure, lui avait recommandé de donner à son avant-garde suffisamment de temps pour préparer le site retenu (BEECHER (2001), manuscrit provisoire, ch. XIII, p. 27).

987.

CONSIDERANT (1854b), p. 45.

988.

Raizant et ses compagnons avaient embarqués à Anvers le 12 janvier 1855, sur le Lexington, et avaient rejoint le groupe de Vincent Cousin à La Nouvelle-Orléans. Après avoir confié ses compagnons aux bons soins de Cousin, le groupe étant immobilisé à Houston à cause de l’assèchement de la Trinity River, Raizant avait gagné seul Réunion, où il était arrivé le 30 mars 1855 ; il était ensuite reparti à la rencontre du groupe de Cousin, puis revenu avec quelques hommes, précédent d’une dizaine de jours le reste du groupe. Jonathan Beecher, dans son article des Cahiers Charles Fourier intitulé « Une utopie manquée au Texas », identifie à tort ce « Raizant », né vers 1830 selon Michel Cordillot, à l’homme de lettres Alexandre Raisant, né vers 1810 (voir BEECHER (1993b), p. 57).

989.

Avec eux se trouvait aussi la femme de François Cantagrel, qui accoucha d’une petite fille sur le bateau, la veille d’accoster à New York.

990.

Dans Un naufrage au Texas, Auguste Savardan mentionne la date du 15 juin 1855, reprise par Gibbens dans son article (GIBBENS (1944)) ; mais Michel Cordillot, dans sa notice du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier consacrée à Savardan, indique la date du 17 juillet, beaucoup plus vraisemblable, dans la mesure où le journal de Kalikst WOLSKI, à la date du 10 juillet, mentionne l’arrivée de Savardan comme imminente. Cf. COLEMAN (1964b), p. 147.

991.

Selon le comptage de Kalikst Wolski, elle était constituée, à l’été 1855, de 129 personnes : Cantagrel et Roger, arrivés à la fin de l’année 1854 ; le groupe de Wolski et Cousin, comptant 33 personnes, arrivées le 3 mai 1855 ; le groupe de Considerant, comportant, outre lui-même, sa femme, sa belle-mère, madame Cantagrel et sa fille, « deux députés » (?) et une douzaine de colons, soit 19 personnes, arrivées entre le 30 mai et le 15 juin 1855 ; et enfin le groupe de Savardan, dans lequel Wolski comptait 75 personnes, arrivées le 17 juillet 1855. A ces 129 personnes, il convient d’ajouter celles du groupe de Burkli (que Wolski appelle « Birqui » et dont il ne fait pas le décompte). Composé de 31 personnes au départ de Brême, le groupe n’en compte plus que 25 à l’arrivée à Réunion : Henri Bachman s’était noyé au cours du voyage, et par ailleurs Karl Burkli avait écarté du groupe, avant même son arrivée à destination, cinq personnes qu’il ne jugeait plus « aptes aux rudes travaux des commencements ». Si on les ajoute au décompte de Wolski, on obtient un total de 154 personnes. Ce total ne peut être qu’approximatif, dans la mesure où le comptage de Wolski est sans doute lui-même sujet à caution : John Allen et Arthur Lawrie en sont visiblement absents ; par ailleurs, il compte 33 personnes, lui compris, dans le groupe de Cousin, alors qu’on n’y dénombre habituellement que 21 personnes, etc. D’autre part, le recoupement du recensement effectué par Michel Cordillot et des différentes listes de présence et de répartition des tâches conservées dans le Fonds Considerant de l’Ecole normale supérieure permet d’identifier nominativement 174 personnes présentes à Réunion au milieu de l’année 1855, sans qu’il soit toujours possible de dire exactement si toutes le furent simultanément.