La question de l’organisation du travail à Réunion était évidemment la question cruciale, sinon même la seule question qui se posât aux colons, pour plusieurs raisons évidentes, à la fois théoriques et pratiques : d’une part, dans la perspective expérimentale qui motivait la venue d’un certain nombre de colons, l’organisation du travail était certainement le premier champ d’application des principes fouriéristes ; d’autre part et plus prosaïquement, alors que tout restait encore à faire en termes d’infrastructures et de viabilisation des terrains pour l’agriculture, l’enjeu de l’organisation du travail était tout simplement celui de la survie individuelle des colons et de la survie collective de la colonie. Les formes concrètes prises par l’organisation du travail à Réunion au cours de l’été 1855 apparaissent dès lors comme le résultat combiné de la confrontation entre la volonté d’expérimentation et la contrainte matérielle, à laquelle s’ajoutait une autre forme de contrainte, la contrainte climatique : les colons fouriéristes connurent à leur arrivée, et pendant tout l’été 1855, une période de chaleur extrêmement forte, qui pesa fortement sur l’organisation horaire du travail. Kalikst Wolski a laissé dans son journal une description assez précise de l’organisation d’une journée à Réunion pendant l’été 1855 :
‘« Nous nous levons avant quatre heures du matin, et chacun se met immédiatement au travail. A six heures, la cloche annonce le petit-déjeuner, qui est composé d’un beefsteak (s’il y a de la viande fraîche) ou de porc frit avec des haricots ou des lentilles (...), de galettes de maïs en guise de pain, et de café, servi noir parce que nous n’avons pas encore de vaches ni donc de lait. A trois heures de l’après-midi, après une sieste de cinq heures, tous se lèvent pour le dîner, qui est composé de bouillon de boeuf cuisiné sans légumes, puisque de toutes façon nous n’en avons pas (...). Il est suivi d’un morceau de viande avec du pain, et de l’eau comme boisson. Après le dîner nous retournons au travail jusqu’à neuf heures du soir, heure à laquelle nous avons un souper qui est composé de galettes de maïs à peine sorties du four, servies avec du thé »992.’C’est en creux que le témoignage de Kalikst Wolski est ici extrêmement révélateur, par ce qu’il ne dit pas beaucoup plus que par ce qu’il dit : si la description des repas et de leurs menus y est extrêmement détaillée (les coupes dans la citation reproduite ci-dessus n’ont d’ailleurs consisté qu’à les abréger...), en revanche celle du travail proprement dit ne consiste qu’à indiquer les horaires de début et de fin de la séance du matin (de quatre heures à six heures) et de celle du soir (de la fin du dîner à neuf heures du soir). Il faut très certainement y voir la marque du fait qu’à Réunion, malgré l’apparente monotonie des menus, la gastronomie était plus « composée » et « attirante », selon la terminologie fouriériste, que le travail lui-même.
D’autres passages du témoignage de Kalikst Wolski montrent cependant qu’un certain nombre de colons avaient la volonté de mettre en place, dès le début de l’expérience, une organisation du travail qui satisfît, du moins en apparence, aux principes fondamentaux de la doctrine sociétaire : ils souhaitaient en particulier la mise en place d’un système de tours et de rétributions échelonnées pour les différentes tâches à accomplir au sein de la colonie, inspiré de celui que quelques uns d’entre eux, qui y avaient séjourné, avaient connu dans la North American Phalanx : ‘« We were anxious to follow right from the start the regulations worked out in that colony, hoping later to be able to make even better ones of our own »’ 993. Il est frappant de constater ici que malgré la défiance exprimée clairement par Victor Considerant à la suite du séjour de six semaines qu’il y effectua au début de l’année 1853, la North Americain Phalanx constituait alors pour de nombreux colons le modèle principal, rêvé ou effectivement pratiqué, de l’expérience de Réunion, beaucoup plus certainement en tout cas que les élaborations théoriques de l’Ecole sociétaire française994.
Le système de tours, c’est-à-dire la rotation des colons dans les différentes tâches à accomplir, ne fut pourtant jamais véritablement mis en place. L’urgence des travaux de charpente, en raison de l’arrivée rapprochée des groupes successifs de colons pendant le printemps et l’été 1855, obligea chacun à y contribuer, en contravention avec le principe de variation et de libre choix des activités : alors que les colons du groupe de Cousin (avec lesquels Wolski était arrivé à Réunion) avaient imaginé des tours de cuisine, les deux cuisiniers de la première finirent par occuper définitivement cette fonction ; Vincent Cousin et Edmond Roger, incompétents en charpenterie et en agriculture, firent le service à table pendant toute la durée de leur séjour ; quant à Wolski, il se spécialisa dans son rôle d’interprète. Cette compétence fit de lui le représentant naturel de la colonie dans les relations avec le village voisin de Dallas, fonction qui l’occupait à plein temps et ne lui laissait pas le « loisir » de participer aux travaux agricoles ou de construction. Dans son journal, à la date du 1er octobre 1855, au début de l’automne donc, Kalikst Wolski concluait de façon très laconique à l’échec de la tentative d’expérimentation d’une organisation du travail « attrayante » : ‘« Il apparaît maintenant que notre colonie ne sera pas fondée sur les principes qui avaient été envisagés à l’origine »’ 995.
Pour les uns, qui étaient animés par la volonté de mettre enfin en pratique les principes à l’élaboration théorique desquels ils avaient consacré une partie de leur vie, l’organisation du travail parut bien peu « passionnelle » ; pour les autres, qui plus prosaïquement espéraient de accéder dans l’émigration à une vie matérielle et morale meilleure que celle qu’ils avaient connue en Europe, les conditions de vie à Réunion parurent extrêmement éprouvantes996. Comme Kalikst Wolski en eut le pressentiment dans les premières semaines de son séjours, la vie allait y ressembler à « ‘une continuation de la vie de campement, probablement pour longtemps encore’ »997. A son arrivée, le premier groupe de colons (celui de Cousin) ne trouva à Réunion qu’un seul bâtiment, qui comportait en tout et pour tout un réfectoire commun et quatre dortoirs dans lesquels ils posèrent leur paillasse à même le sol.
Or, d’après Kalikst Wolski, si quelques uns rêvaient d’une vie associative intégrale, réalisée aussi bien dans l’ordre productif que dans l’ordre domestique, nombreux étaient en réalité les colons qui espéraient pour eux et leur famille une certaine intimité. Wolski lui-même, qui était pourtant célibataire, semblait partager ce point de vue et regretter le choix fait par Cantagrel d’une architecture communautaire : ‘« Peut-être cela aurait-il mieux valu que Cantagrel construisît au moins une douzaine de petites maisons. Ici, de telles maisons peuvent être construites à une vitesse extraordinaire. Alors chaque famille aurait pu avoir des quartiers séparés’ »998. Le manque de goût de Wolski pour le dortoir communautaire était d’ailleurs tel qu’il s’installa, en compagnie des seuls Vincent Cousin et Edmond Roger, dans une petite maison (il l’appelle « ‘our little house’ »999 dans son journal) située à trois kilomètres de la colonie1000.
Malgré la préférence marquée de plusieurs familles pour un logement individuel, les deux nouveaux bâtiments construits au mois de juin 1855, dans la perspective de l’arrivée imminente du groupe d’Auguste Savardan, étaient pourtant identiques au premier. Dans son journal, Wolski se fit alors à nouveau le porte-parole du désir de la quasi-totalité des colons de voir l’ordre domestique échapper à l’expérimentation associative : selon lui, ils souhaitaient en effet, dans leur immense majorité, « ‘éviter dans [leur] vie privée toute notion de communisme. L’association dans le travail, et seulement dans le travail, telle devrait être la règle, comme c’est le cas dans la North American Phalanx’ »1001. En définitive, quatre petits logements seulement furent édifiés juste avant l’arrivée de Victor Considerant : il occupait l’un d’eux avec sa famille, Cantagrel en occupait un deuxième avec sa femme et sa fille née pendant le voyage, et les deux derniers étaient réservés au « staff » — c’est le terme employé par Wolski — de Considerant, dont César Daly faisait partie. Si l’on ajoute à cela que Cousin, Roger et Wolski occupaient eux-mêmes une « petite maison », force est de constater qu’une forte inégalité dans les conditions de logement opposait le personnel dirigeant de Réunion aux colons du rang. Et même si les revendications égalitaires n’ont jamais fait partie de la doctrine fouriériste, il n’est pas improbable pourtant que cette inégalité-là, touchant à un point aussi sensible que la vie privée et l’intimité, ait contribué à aviver les tensions au sein de la colonie.
Les conditions climatiques que connurent les colons pendant l’été 1855 et l’hiver suivant contribuèrent elles aussi à la désagrégation de la colonie : la forte chaleur qui régnait au Texas depuis l’arrivée des premiers d’entre eux au printemps 1855 n’avait pas cessé, bien au contraire, et au cours du mois d’août, la source dont la colonie dépendait finit par se tarir, imposant aux colons la charge supplémentaire de transporter de l’eau sur de longues distances. Par ailleurs, l’assèchement durable de la Trinity River isolait Dallas et Réunion du reste du Texas, privant les colons d’approvisionnement. Les premières pénuries marquèrent fortement les esprits, parce qu’elles touchaient des denrées qui sans être absolument vitales à leur survie, constituaient pour les colons le dernier refuge symbolique de l’agrément culinaire (la fameuse « gastrosophie » de Fourier) : il s’agissait du sel et du sucre.
Au-delà de ces pénuries objectivement anecdotiques, mais qui contribuèrent certainement à ternir le moral des colons, le premier été de la colonie fut en réalité dévastateur, puisque l’on y dénombra plusieurs morts entre le début du mois d’août et la fin du mois de septembre : à la liste des colons décédés, inaugurée par Henri Bachman (un membre du groupe de Karl Burkli qui s’était noyé au cours de la traversée), il fallait ajouter désormais les noms de Vaizian, un ancien officier âgé de 25 ans, et Rupert, un journaliste parisien d’origine suisse, décédés de la fièvre typhoïde à la fin du mois de juillet et au milieu du mois d’août respectivement ; au 1er septembre, Wolski dénombrait dans son journal quatre morts supplémentaires, et six colons hospitalisés1002 ; enfin le 26 septembre, Robert Nussbaumer décéda à son tour. Le Suisse, militant fouriériste de longue date (il avait été membre du comité de surveillance de La Démocratie pacifique dans les années 1840), avait contracté la fièvre jaune en travaillant à la ferme de Houston.
Mais alors que certains colons, accablés par la chaleur et la crainte de la fièvre jaune, semblaient attendre l’hiver avec impatience, Kalikst Wolski doutait qu’en réalité la colonie pût survivre jusque là : « ‘L’hiver ? Qu’y a-t-il donc à attendre de l’hiver ? Peut-être que nombre d’entre nous seront partis pour l’autre monde ; et ceux qui auront survécu, seront-ils encore là ?’ »1003. La suite lui donna en partie raison puisqu’au terme d’un hiver très rude, en mai 1856 il souffla une bise si froide que la Trinity River fut prise dans les glaces pendant trois jours, et qui surtout anéantit les jardins et les récoltes en fourrage. Kalikst Wolski ne fut pourtant pas témoin de ce nouveau coup du sort climatique : sans doute peu désireux de connaître la réponse des autres à sa propre question, et y répondant pour lui-même par la négative, il avait quitté Réunion le 15 novembre 1855.
« We get up before four in the morning, and each proceeds at once to his work. At six, a bell is rung for breakfast, which consists of a beefsteak (whenever there is fresh meat) or fried salt pork with beans or lentils (...), pancakes made of corn meal served as bread, and coffee drunk black, as we have not yet brought any cows and so have no milk. At three in the afternoon, after sleeping for five hours, all get up and go for dinner, which consists of beef stock cooked without vegetables, as of these we have none whatsoever (...) This is followed by a piece of meat with wheat bread, and pure water to drink. After dinner we go to work again until nine in the evening, when we have supper, consisting of tea and freshly baked pancakes of corn meal » (COLEMAN (1964b), pp. 143-144).
COLEMAN (1964b), p. 141.
Dans la Convention provisoire que les partisans d’une expérimentation rapide des principes sociétaires avaient passée avec les dirigeants de la Société de colonisation, c’est clairement à la North American Phalanx qu’il est fait référence, et non à l’oeuvre de Fourier : « L’organisation intérieure est essentiellement du ressort des associés eux-mêmes, agissant directement par des délégués incessamment révocables. Comme point de départ de cette réglementation, l’Association prendra les règlements, fruit de dix années de pratique, établis aujourd’hui dans la North-American-Phalanx, notamment en ce qui concerne le noviciat, les admissions, la comptabilité des groupes et séries, etc. » (Convention provisoire, «VII. — Organisation intérieure », Art. 15, reproduite in CONSIDERANT (1855), p. 320).
« It appears now that our present colony will not be carried out on the principles which were first projected » (COLEMAN (1964b), p. 152).
Cette motivation était pourtant légitimée par la règle énoncée par Victor Considerant dans Au Texas : « La règle est, ici, que les éléments colonisateurs doivent trouver, à leur arrivée, une vie au moins égale, en conditions élémentaires d’existence et de bien-être, à celle qu’ils auront quittée, plus l’espoir, fondé en motifs positifs et palpables, d’une amélioration rapide » (CONSIDERANT (1854a), p. 93.
« A continuation of the camping life, probably for a long time to come » (COLEMAN (1964b), p. 141).
« Perhaps it would have been better if Cantagrel had put up say a dozen or more small houses. Here, such houses can be built with extraordinary speed. Then each family could have had separate quarters » (COLEMAN (1964b), p. 141).
COLEMAN (1964b), p. 141.
C’était la maison dans laquelle Cantagrel et Roger avaient vécu, avant l’arrivée du groupe de Cousin, pendant la durée de la construction du bâtiment principal.
« To escape in our private lives all notion of communism. Association in work and in that alone should be the rule, as it is in the North American Phalanx » (COLEMAN (1964b), p. 144).
COLEMAN (1964b), p. 151.
« Winter ? What is there to say of winter ? Many of us perhaps will by then have already gone to the other world, and of those remaining, will they continue on with the place ? » (COLEMAN (1964b), p. 151).