E.011Les conflits

Kalikst Wolski ne fut pas le premier colon à quitter Réunion : en réalité, les premiers départs eurent lieu très tôt, pour certains quelques jours ou quelques semaines seulement après leur arrivée, sans que le climat texan ou les conditions de vie spartiates y fussent pour grand-chose. Si dès le début de juillet 1855 les Belges et quelques uns des Français avaient déjà commencer à se quereller, c’est, du moins selon Kalikst Wolski, avec l’arrivée du groupe d’Auguste Savardan au milieu du mois de juillet qu’éclatèrent les premiers véritables conflits au sein de la colonie de Réunion : « ‘Ils arrivèrent, semble-t-il, conduits par une mauvaise étoile, puisque avec leur arrivée la discorde fit son apparition. Elle avait même débuté pendant la traversée, les femmes qui accompagnaient leur mari commençant à se quereller, ce qui se transformait souvent en dissensions entre les maris »’ 1004.

Les conflits internes au groupe d’Auguste Savardan ne cessèrent pas à leur arrivée à Réunion, mais s’exacerbèrent au contraire sous l’effet de la déception devant les conditions de vie extrêmement difficiles que les colons y découvrirent. Trois jours seulement après l’arrivée à Réunion du groupe de Savardan, Hippolyte Baret fit l’objet d’une « sentence d’expulsion » de la part de Victor Considerant, et quitta Réunion avec un autre colon, Rouby. Quant à l’ancien icarien Maget, qui avait regroupé autour de lui les mécontents pendant toute la durée du pénible voyage de La Nouvelle-Orléans jusqu’à Réunion, il prit prétexte des décès du mois d’août pour accuser Auguste Savardan de n’avoir pas su les empêcher. Mais Savardan, soutenu notamment par deux des membres de son groupe, Raizant et le comptable Charles Bussy, parvint finalement à obtenir son expulsion.

Alors même que les conflits étaient déjà nombreux au sein de la colonie, celle-ci n’avait pas encore d’existence officielle. Ce n’est que le 7 août 1855 que fut créée la Société des propriétaire de Réunion, à laquelle était confiée la gestion du domaine, et dont François Cantagrel fut nommé directeur. La Société de colonisation cédait le domaine à la Société des propriétaires, dont elle recevait en échange la moitié des parts, l’autre moitié devant être partagée entre les colons. Mais alors qu’à cette date, il y avait 128 colons dénombrés à Réunion, seuls 95 d’entre eux acceptèrent de rejoindre la nouvelle société ainsi créée. Selon une note manuscrite de Victor Considerant retrouvée dans le Fonds de l’Ecole normale supérieure, les 33 colons qui n’acceptèrent pas les conditions fixées par les statuts de la nouvelle société, auraient quitté Réunion pour s’établir individuellement : « ‘Sur nos 130 immigrants improvisés au commencement de 1855, une trentaine, à l’aspect des rudes travaux mis à l’ordre du jour et des conditions d’avances faites au travail comme au capital par la Charte de la Société de Réunion, ont préféré tenter isolément la fortune industrielle dans les environs de la colonie plutôt que de suivre l’exemple des 95 adhérents de l’association’ »1005.

L’affirmation de Victor Considerant, d’après laquelle finalement les réfractaires aux conditions imposées en août 1855 auraient regagné les rangs de la « civilisation », est très largement discutable : en effet, sur les 33 colons qui n’acceptèrent pas les conditions fixées par les statuts de la Société des propriétaires, une douzaine achetèrent des terres un peu plus loin, sur la route entre Dallas et Fort Worth, et créèrent leur propre colonie, qu’ils nommèrent Mutuelle. Et à peu près à la même époque, quelques colons Belges1006, emmenés par Sauzeau et Philippe Goetsels, quittèrent à leur tour Réunion pour créer leur propre colonie, sur des terrains situés à Mountain Creek, à quelques kilomètres au sud de Dallas. Arrivé au Texas au début de 1856 pour y rejoindre son fils, Jean Goetsels, qui était un des actionnaires importants de la Société de colonisation, racheta les terrains à Sauzeau et baptisa la colonie « Louvain ». Pourtant, même s’ils furent rejoints après la dissolution de Réunion par plusieurs familles de colons (notamment les familles de Heinrich Boll, de Pierre-Philippe Frichot et de Heinrich Frick), cette nouvelle tentative n’eut guère plus de réussite que son aînée. Mais au total, sur les 33 colons réfractaires, presque une vingtaine ont en réalité tenté une nouvelle expérience de type associatif.

Les défections survenues au début du mois d’août, au moment de la création officielle de la Société de Réunion, pourraient paraître relativement minoritaires et ne pas devoir affecter le cours du développement de la colonie. Mais en fait, un mois seulement après sa constitution légale, il semble que la colonie de Réunion était déjà proche de sa fin : en septembre 1855, Kalikst Wolski écrivait dans son journal que « ‘plusieurs des actionnaires principaux ont annoncé leur intention d’embarquer pour l’Europe, avec l’espoir de récupérer en terrains, matériels et constructions, le capital qu’ils avaient investis dans ce projet, comme le stipulaient les statuts. Il semble que tous les efforts, toute la souffrance et le mal que nous nous sommes donné n’auront servi à rien, et que la colonie va être démantelée’ »1007. De fait, après les défections collectives du mois d’août 1855, les départs individuels se poursuivirent à un rythme soutenu : en octobre, César Daly quitta Réunion, semble-t-il avec l’intention de gagner l’Amérique du sud, mandaté par Victor Considerant pour y chercher un site plus favorable et moins isolé pour la colonie1008 ; en novembre, c’était au tour de Kalikst Wolski de quitter la colonie, en compagnie de Charles Bussy ; et en janvier 1856, Karl Burkli, découragé après que Considerant lui eut refusé de créer une tannerie à Réunion, s’en alla à son tour.

En raison des délais de communication entre le Texas et l’Europe, encore aggravées pendant cet été 1855 par l’assèchement de la Trinity River, les difficultés des colons de Réunion étaient largement ignorées de la gérance de la Société de colonisation. En conséquence, alors même que les départs de Réunion étaient déjà nombreux, de nouveaux groupes continuaient d’affluer au Texas : par exemple, Jean Loupot et son oncle François Loupot, Auguste Guillemet et sa famille, Paul Henri et sa famille, soit 17 personnes au total, ne quittèrent l’Europe qu’à la fin de l’année 1855 pour parvenir à Réunion dans le courant du mois de février 1856. En avril 1856, Victor Considerant écrivit à Raizant, qui s’occupait de la ferme de Houston, afin de lui demander de faire tout ce qui était en son pouvoir pour dissuader les nouveaux arrivants de poursuivre leur route jusqu’à Réunion, et envoya Edmond Roger en France pour avertir les gérants que plus aucun nouveau colon ne serait désormais accepté à Réunion. Mais les avertissements restaient vains puisqu’en mai, on notait encore l’arrivée d’Athanase Crétien et sa famille, d’Edmond Achard, de François Santerre et sa famille : ce dernier avait pourtant rencontré Raizant à Houston, qui avait effectivement essayé de le dissuader de se rendre à Réunion. Et pendant le reste de l’année 1856, le mouvement ne s’interrompit pas, avec l’arrivée d’Emile Rémond pendant l’été, le retour de Pierre-Philippe Frichot et de sa famille, et l’arrivée au mois de décembre de Max Reverchon et de son fils Julien.

Au total, entre l’été 1855 et l’été 1856, la population de la colonie avait doublé, passant de moins de 150 personnes à plus de 300. Mais dans les faits, elle n’avait plus de chef : dès le mois d’octobre 1855, Victor Considerant, convaincu que l’expérience était un échec et qu’il fallait procéder à la liquidation des actifs de la colonie, avait quitté Réunion pour Austin, puis San Antonio, laissant derrière lui sa femme et sa belle-mère. Au mois de février 1856, accompagné notamment de César Daly, il prospecta dans le canyon d’Uvalde, à 150 kilomètres à l’ouest de San Antonio, à la recherche d’un terrain où reconstituer une colonie1009, avant de revenir finalement à Réunion, le 24 mars.

Notes
1004.

« They came, it seems, under an unlucky star, as with their arrival discord made its appearance. Even during the sea voyage it had begun, the wives who accompanied their husbands starting feuds with each other, and this often turning into dissensions among the husbands » (COLEMAN (1964b), p. 149).

1005.

CONSIDERANT Victor, neuf notes manuscrites sur les colons de Réunion, slnd, 9 feuillets, Fonds Considerant, ENS, Réf. 4/6/1.

1006.

Parmi eux on trouvait notamment le jeune Deguelle, Louis et Guillaume Vangrinderbeck, ou encore John B. Louck. La note « sur les colons de Réunion » déjà citée propose un commentaire lapidaire sur les colons qui participèrent à cette aventure : « Le fils Deguelle trop faible travailleur pour gagner sa vie avec son 1/3 d’avance, et trop enfant, nous a causé beaucoup de maux et d’ennuis. Il est parti pour faire une association avec les jeunes Goetsels et Sauzeau. Deguelle fâché rouge contre Cousin est très bien avec nous et reviendra au bercail quand l’aîné de ses associés, Sauzeau, aura mangé le peu d’argent de cette singulière aventure ».

1007.

« Several of the leading stockholders have announced their intention of taking ship for Europe, in the hope of getting back in land, inventory, harnesses, and buildings the capital they invested in this project, as this was stipulated in the articles of incorporation. It looks as if all our efforts of suffering and trouble will come to naught, and that the colony will be disbanded » (COLEMAN (1964b), p. 152).

1008.

Voir COLEMAN (1964b), p. 152). Mais César Daly, arrivé à Fort Washita (Oklahoma), tomba malade et dut rebrousser chemin.

1009.

Cf. BEECHER (2001), manuscrit provisoire, ch. XV, « Uvalde Canyon ».