G.011Des raisons aux échecs

La responsabilité personnelle et individuelle de Victor Considerant dans l’échec de la tentative de Réunion a été pointée par de nombreux commentateurs, qui ont souvent repris, pour faire son procès, les arguments développés par Auguste Savardan dans Un naufrage au Texas : faiblesse de caractère, manque de sens pratique, arrogance et inaptitude à la négociation, tels sont selon ses détracteurs les défauts dont le chef de l’Ecole sociétaire aurait fait preuve tout au long de l’expérience. Mais un examen minutieux des différentes causes possibles de cet échec montre en réalité que la responsabilité de Victor Considerant est loin d’être exclusive, et que l’enchevêtrement des facteurs de désagrégation permet finalement de dessiner un tableau à la fois plus complexe et plus nuancé de l’histoire de Réunion.

D’un côté, il est vrai, la responsabilité de Victor Considerant est importante en particulier dans le (mauvais) choix du site d’implantation de la colonie. Lorsque François Cantagrel a été envoyé par Considerant pour trouver un site et acheter les terrains, il dut obéir à des consignes strictes ; et alors même qu’il émettait d’importantes réserves sur l’emplacement que lui suggérait si fortement le chef de l’Ecole sociétaire, il dut cependant se résigner et se plier à la volonté de celui-ci, qui l’avait pressé de mettre un terme à ses prospections. Lors de son voyage exploratoire de l’année 1853, Victor Considerant avait été subjugué par le spectaculaire paysage texan, sans doute en partie au point de croire que la nature se plierait à la volonté d’hommes déterminés comme l’étaient les disciples de Fourier, et qu’ils pourrait triompher de tous les obstacles topographiques et climatiques. Kalikst Wolski ironisait à loisir sur cet aveuglement : « ‘Il semblerait que les hommes sages, quand ils se trompent, le font en proportion de leur sagesse, ou bien commettent des erreurs bien plus grandes que le commun des mortels. Considerant ne tint pas compte, quand il choisit cet endroit pour en faire le site de futures colonies agricoles, de tous les obstacles susceptibles de se dresser devant une telle entreprise »’ 1015. Et de fait, l’emplacement de Réunion cumulait un certain nombre de difficultés naturelles, dont le contournement requit l’essentiel de l’énergie des colons : à une terre difficile à travailler s’ajoutaient des conditions climatiques très difficiles, rendant le travail agricole extrêmement pénible (comme lors de la sécheresse de l’été 1855) ou en compromettant le résultat (comme lors des gelées du printemps 1856). De plus, en asséchant la Trinity River, la forte chaleur de l’été 1855 avait fortement contribué à renforcer l’isolement de la colonie, réduisant à néant les échanges et la communication avec l’extérieur pourtant indispensables à sa survie.

D’un autre côté pourtant, les conflits qui ont rapidement dissous la cohésion de la colonie, ne mettaient pas tous systématiquement, loin s’en faut, les colons aux prises avec leur chef. Sans doute a-t-on pu légitimement lui reprocher, de ne pas avoir su, par manque d’autorité, les empêcher ; mais c’est oublier que c’est dans le groupe d’Auguste Savardan, qui fut pourtant le principal accusateur de Considerant, que les plus dévastateurs de ces conflits prirent naissance, sans que Considerant pût d’une quelconque façon en être tenu responsable. En particulier, l’importation dans la colonie du conflit qui avait opposé, pendant leur voyage, Auguste Savardan à une poignée de colons emmenés par l’ancien icarien Maget, même si elle s’était conclue par l’expulsion de ce dernier, avait créé une profonde fracture dès les premières semaines. C’est en cette occasion moins à Considerant qu’à Savardan (qui n’aurait jamais dû permettre au conflit avec Maget de prendre une telle ampleur) qu’il aurait convenu de reprocher un manque d’autorité.

La responsabilité de l’échec est donc certainement plutôt collective qu’individuelle. Elle tient certes aux conflits qui n’ont pas manqué de surgir au sein d’une communauté d’hommes soumis à des conditions de vie extrêmement rudes ; mais pour de nombreux commentateurs, elle tiendrait aussi en grande partie à l’inadaptation collective des compétences des colons aux tâches qui les attendaient dans une entreprise de ce genre. Dans une des premières études sur Réunion, celle de Rejebian, cette hypothèse était déjà avancée : ‘« Les opportunités et le matériel étaient agricoles, et pourtant ce groupe ou phalange était composé de gens extrêmement cultivés ; les scientifiques, les artistes, les écrivains, les musiciens, les naturalistes et les hommes d’affaires compétents dans leur spécialité étaient nombreux, mais, nous a-t-on dit, il n’y avait que deux fermiers’ »1016. L’article de Rejebian comportant par ailleurs de très nombreuses erreurs de noms et de dates, il serait aisé de douter de l’ampleur du décalage entre les compétences et les tâches à effectuer, si cette affirmation n’avait été ensuite très régulièrement reprise dans les études sur Réunion : ainsi, d’après Rondel Van Davidson, il n’y eut jamais plus de dix fermiers en même temps à Réunion1017 ; selon Carl Guarneri, la colonie regroupait « ‘un grand nombre d’artisans et de professions libérales peu familiarisés avec les difficultés de l’agriculture et de la vie sur la frontière ’»1018 ; et selon Jonathan Beecher, ‘« un certain nombre de candidatures émanaient d’artisans et d’ouvriers qualifiés. Mais plus nombreux étaient les colons potentiels qui étaient employés, fonctionnaires, ou membres de professions libérales avec une faible expérience du travail physique’ »1019. Même si l’inadaptation des compétences professionnelles des colons aux travaux exigés par l’entreprise n’est pas aussi tranchée que l’ont affirmé la plupart des commentateurs, les hommes ont été mis en cause aussi, non plus seulement pour leur incompétence, très exagérée, mais aussi pour leur manque d’ardeur au travail. Un mot est resté fameux à Réunion, celui du comptable Amédée Simonin, qui avait été dépêché en novembre 1855 par la gérance de la Société de colonisation pour reprendre la comptabilité abandonnée par Charles Bussy : constatant la démotivation des colons de Réunion, il les avait traités de « fainéanstériens »1020.

Enfin, après avoir cherché dans le contexte géographique, puis dans le contexte humain, les causes de l’échec de la tentative de Réunion, il convient maintenant de les chercher aussi dans le contexte social et politique : si les hommes (et les femmes, comme le soulignait Kalikst Wolski...) à l’intérieur de la colonie ont leur part d’une responsabilité qui est plus collective qu’individuelle, la société à l’extérieur de la colonie constitua elle aussi certainement un obstacle à son bon développement. Au Texas de façon extrêmement spectaculaire, en France de façon plus feutrée mais néanmoins certaine, la confrontation entre un îlot où l’on expérimentait le travail libre, et une société dans laquelle régnait l’esclavage ou même seulement l’exploitation économique, ne pouvait être sans difficulté. Au Texas, ces difficultés ont conduit les Français à louvoyer sur la question de l’esclavage, autour de laquelle le débat faisait rage : le Texas était un de ces Etats de l’ouest récemment annexés (avec notamment le Kansas), dans lesquels l’esclavagisme avait été importé, et autour desquels se focalisait le conflit entre le Nord et le Sud cette question. Au Texas en particulier, le mouvement « nativiste » know-nothing 1021, à la fois pro-esclavagiste et anti-immigration, était au faîte de sa gloire au milieu des années 1850, et son opposition radicale aux entreprises de colonisation européenne, accusées d’importer des idées libérales et de faciliter la diffusion de l’abolitionnisme, a compliqué la tâche des fouriéristes français. La neutralité affichée au début ne suffisait plus, et l’expression de positions pro-esclavagistes leur était moralement impossible : Fourier lui-même n’avait-il pas utilisé, des années auparavant, l’argument de l’association comme meilleur moyen d’abolir l’esclavage ? Empêtrés dans cette contradiction, les fouriéristes ne surent pas répliquer à une campagne de presse menée jusqu’au succès en particulier par la Texas State Gazette, pour empêcher que des concessions foncières leur fussent faites gratuitement, comme cela se pratiquait pourtant couramment au Texas dans les années 18501022 : sous la pression des nativistes et de la presse, les autorités texanes finirent en effet par refuser à Considerant un don gratuit de terre. Or, il espérait fortement ce don, comme il l’avait d’ailleurs imprudemment écrit dans Ma justification : « ‘En présence d’une entreprise aussi sérieuse, — d’après l’opinion que le représentant officiel du gouvernement des Etat-Unis à Bruxelles m’a récemment émise lui-même, — il est infiniment probable que le gouvernement du Texas nous concédera, gratuitement et en tout propriété, quelque chose comme un département français ou une province, à la seule condition d’amener dans ce pays, — le plus beau, le plus fertile, le plus riche et le plus salubre du monde, — une population déterminée’ »1023. L’isolement de la colonie, matériellement préjudiciable, était d’ailleurs encore renforcé par l’absence de soutien de la part du mouvement fouriériste américain, alors en pleine déperdition après la dissolution de la North American Phalanx : selon Guarneri, il y avait seulement 25 américains parmi les 350 colons ; quant au soutien financier, il fut particulièrement faible, ce qui lui permet de conclure : « ‘Il ne fait aucun doute que l’absence d’un soutien suffisant de la part des Américains fut l’une des causes principales de la disparition finale de Réunion’ »1024.

Mais en réalité, plutôt que l’une ou l’autre seulement et exclusivement, c’est certainement la conjonction de toutes ces difficultés réunies qui a causé l’échec de l’expérience phalanstérienne au Texas. Il serait tentant d’ajouter, cependant, que certaines de ces difficultés devaient être connues des fouriéristes avant même le début de l’entreprise. Et s’ils n’ont pas su éviter un certain nombre de ces pièges, c’est sans doute aussi qu’emportés par leur présomption et leur foi dans leur propre système, ils n’ont pas su ou pas voulu retenir un certain nombre de leçons de l’histoire des expérimentations socialistes au XIXe siècle. Il y avait ainsi, tout d’abord, les leçons de l’histoire de l’associationnisme américain : selon Guarneri, si Considerant échoua à Réunion, c’est parce qu’il ‘« ne sut pas tirer les leçons de l’expérience de ses prédécesseurs américains ’»1025. C’est d’autant plus surprenant que Considerant, comme on l’a vu, avait pourtant eu plusieurs occasions de s’informer de façon détaillée sur certaines des expériences phalanstériennes américaines des années 1840 et 1850 : son ami John Allen, présent dès l’origine à Réunion (où il était arrivé avant les colons, en compagnie de François Cantagrel), était un ancien de Brook Farm ; et Victor Considerant, rappelons-le, avait lui-même séjourné pendant six semaines dans la North American Phalanx, séjour dont il avait d’ailleurs fait un compte-rendu extrêmement critique, déjà évoqué plus haut. Il prétendait d’ailleurs connaître les échecs de ses prédécesseurs en expérimentation, lui qui écrivait à sa femme, de cette North American Phalanx où il séjournait :

‘« Si quelque chose au monde pouvait se confirmer dans les idées que je soutiens depuis vingt ans sur les conditions de la réalisation, et m’y donner une confiance nouvelle, c’est certes au premier chef le sort de ces tentatives bâtardes, qui ont avorté ici en si grand nombre »1026.’

En matière de « tentatives bâtardes », les fouriéristes européens n’avaient pas seulement l’exemple de leurs homologues américains sous les yeux : ceux qui se réunirent au Texas étaient nécessairement au courant des mésaventures des icariens qui les avaient précédé sur les lieux à la fin des années 1840 et au début des années 1850, et avaient dû l’échec rapide de leur tentative aux difficultés climatiques et à des conflits violents sur les titres de propriété de la terre  : les fouriéristes le savaient forcément, puisque de nombreux icariens rescapés étaient présents à Réunion1027. Tout cela, au premier chef, Victor Considerant le savait parfaitement : en 1854, il avait séjourné pendant huit jours chez le prolixe Adolphe Gouhenant, ancien chef de l’avant-garde icarienne aux Etats-Unis, installé à Dallas1028 ; et en 1855, il avait fait tout le trajet de New York à La Nouvelle-Orléans en compagnie de l’ancien icarien Maget, qu’il avait recruté pendant son séjour dans la North American Phalanx.

Il y avait une leçon pourtant que Victor Considerant avait apparemment retenue, à l’issue de son premier voyage exploratoire aux Etats-Unis, c’était celle de la prudence. Malgré les envolées lyriques de ses écrits, dans les faits il semblait malgré tout partager le sentiment d’Emile Bourdon : « ‘Si l’on y mêle de l’enthousiasme au début, on échouera »’ 1029. Mais cette prudence le conduisit à continuer de privilégier « l’oecuménisme expérimental » qu’il défendait depuis plus d’une décennie, et à tenter de maintenir l’expérience texane dans une certaine forme d’indétermination théorique : Considerant ne voulait pas, ou du moins pas immédiatement, fonder à Réunion un phalanstère obéissant intégralement aux principes fouriéristes ; il voulait avant tout y créer les infrastructures d’un « champ d’asile » ouvert potentiellement à toutes les expériences de type socialiste1030. Il n’est pas inutile, pour éclairer son point de vue, de rappeler ici la proclamation faite à la fin de sa Justification de 1854 :

‘« Cette OEuvre a pour objet de fonder, dans un pays superbe, où les terres les plus fertiles du monde sont encore à 2 francs 50 centimes l’hectare, UN CHAMP D’ASYLE ouvert à ce que nous appelons, nous, la Pensée progressive de l’humanité au XIXe siècle, et qui épouvante tant de gens, en Europe – où, j’en conviens, la solution est plus difficile – sous le nom de Socialisme »1031

Cette « ouverture d’esprit » n’était pas nouvelle chez Victor Considerant, puisqu’elle animait déjà, dès le début des années 1840, son projet de Ministère du Progrès et de l’expérience1032. Et après l’échec de 1849, il n’avait en réalité pas renoncé à l’oecuménisme expérimental qu’il avait affiché au cours de la décennie écoulée. Une lettre de 1852, conservée dans le Fonds de l’Ecole normale supérieure, dans laquelle Victor Considerant énonce les orientations nouvelles de l’action de l’Ecole sociétaire, en témoigne clairement :

‘« (...) Insister suffisamment sur ce que notre but devant être désormais une pure opération pratique, chacun y pouvant prendre part en dehors de ses opinions, quelles qu’elles soient d’ailleurs, il ne pourra y avoir d’inconvénient sérieux pour personne à s’en occuper — faire entrevoir qu’il peut y avoir plusieurs partis à prendre sur la manière de procéder, sur le lieu de l’opération, montrer l’espoir d’un ralliement puissant sur une oeuvre, sur un champ d’asyle pratique et réalisateur des idées dont la production et la fermentation dans le monde des esprits ont marqué notre époque, séparer le phénomène de cette fermentation générale et révolutionnaire (sans critique) du caractère local, industriel, etc. d’une réalisation »1033

C’est cet éclectisme « modeste » que Victor Considerant entendait pratiquer à Réunion, et qu’il s’efforça d’inscrire dans les statuts mêmes de la Société de colonisation ; de fait, selon Carl Guarneri, « ‘les statuts de la colonie envisageait non pas la création d’un véritable phalanstère, mais la coexistence à l’intérieur du même domaine de plusieurs expériences de communautés libres’ »1034. Jonathan Beecher souligne d’ailleurs qu’à côté du ton enflammé adopté pour décrire le milieu texan, nulle part dans Au Texas Victor Considerant n’utilisait les termes de « phalange » ou de « phalanstère » et préconisait au contraire, du moins publiquement, « l’éloignement de tout système préconçu »1035, fidèle en cela à la ligne de conduite qu’il avait adoptée dès le début des années 1840. Certes, en privé, son oecuménisme expérimental pouvait à l’occasion se faire nettement moins modeste, comme le prouve cette lettre de 1853 conservée à l’Ecole normale supérieure :

‘« Nous pouvons parler entre nous de fonder ici un Etat socialiste avec adjonction d’une fondation phalanstérienne intégrale au compte du nouvel Etat et pour servir à son organisation ultérieure (...) tout aussi raisonnablement et avec plus de chance de possibilité pratique que nous n’en avons à discuter la chance d’une petite fondation en France»1036

Toutefois, là encore, le phalanstère n’apparaît que comme une « adjonction » à un ensemble plus vaste qui n’est donc pas censé répondre intégralement aux principes sociétaires, mais est au contraire susceptible d’accueillir et de faire cohabiter plusieurs types d’organisations socialistes. Très concrètement, l’approche de Victor Considerant ne consistait nullement à prétendre instaurer, dès le début de l’entreprise, le « travail attrayant », qu’il n’avait pas l’intention d’expérimenter dans les premiers temps : « ‘Quoi que le but ultérieur et spécial des Phalanstériens soit bien l’expérimentation de leur procédé spécial, ceux-ci, — et je donnerais un conseil analogue aux représentants de toute autre conception systématique nouvelle, — doivent bien se garder de vouloir employer, d’emblée et de détermination préconçue, le régime social qui est leur but, comme moyen de la colonisation ’»1037. Après l’avoir ainsi proclamé dans Au Texas, puis l’avoir imposé dans les statuts de la Société de colonisation, il s’était ensuite efforcé de faire respecter ce principe dans les faits, en essayant de contraindre chaque candidat à l’émigration à obtenir de la Société de colonisation l’agrément suivant1038 :

‘« M. ____________________
ayant déclaré connaître et pouvoir exécuter les travaux de _________
a été agréé par nous pour se rendre sur notre Colonie du Texas. Il s’est expressément engagé vis-à-vis de nous, à accepter, au moins pendant la première année de son séjour, tous les travaux auxquels l’agence exécutive jugera convenable et utile de l’employer en vue de l’intérêt général de la société, et alors même que ces travaux seraient en dehors de sa spécialité ou de ses aptitudes déclarées.
Paris le 185__ »’

La condition de l’agrément des candidats tenait donc, dans ce document qui ressemble à un contrat de travail, à deux conditions étroitement liées l’une à l’autre : d’une part, la mention des compétences du candidat et des travaux qu’il était disposé à assumer au sein de la future colonie ; d’autre part l’acceptation du principe selon lequel « l’agence exécutive » (autrement dit Victor Considerant lui-même) resterait, au moins pendant la première année de l’expérience, seule maîtresse de l’organisation du travail. Evidemment, cette partie du contrat était en opposition totale avec les principes fouriéristes de l’organisation du travail, reposant sur le libre choix des tâches et la possibilité d’en changer librement, en n’obéissant qu’aux principes de « l’attraction passionnelle ». L’oecuménisme expérimental défendu par Victor Considerant depuis près d’une quinzaine d’années n’était donc pas simplement une lubie passagère, pas seulement une posture stratégique ad hoc, un éclectisme forcé par les circonstances dans lequel la cohérence scientifique s’effaçait devant les contraintes de la propagande. Cet oécuménisme, apparu au début des années 1840 dans un moment où l’Ecole sociétaire était plutôt au sommet de sa fortune politique, défendu en 1848 et 1849, ne fut pas remis en cause par l’exil : ainsi, en 1850, dans La solution, Victor Considerant en réaffirmait clairement le principe intangible, avouant un rêve dont il considérait la réalisation comme inéluctable :

‘« Tous les socialismes, c’est-à-dire tous les laboratoires où se poursuit la recherche des conditions d’une organisation sociale supérieure, fonctionnent librement (...). Le problème est posé. Le champ est ouvert à toutes les propositions, à toutes les discussions, à toutes les expériences »1039

Ce principe, rappelé en 1853 et 1854, débouchait en 1855, à Réunion, sur la volonté concrète de ne pas mettre en oeuvre immédiatement les principes fondamentaux de la doctrine sociétaire, mais de se contenter dans un premier temps d’établir les infrastructures (bâtiments, cultures) nécessaires à accueillir ensuite différentes expérimentations socialistes, dont le phalanstère ferait partie sans nul doute, sans pour autant en être le tout. Si la tentative de Réunion s’acheva sur l’échec de cet oecuménisme expérimental dont Victor Considerant avait finalement défendu le principe de façon très cohérente, c’est en définitive sans doute parce que l’indétermination théorique dont il était la cause fut la source d’un profond malentendu : selon Carl Guarneri en effet, « ‘Quand les colons arrivèrent, les recommandations ambiguës de Considerant eurent pour résultat de les diviser au niveau des choix stratégiques. Tandis que Savardan’ ‘ prenait la tête d’une faction qui espérait bien organiser une vie entièrement communautaire, d’autres s’opposèrent au logement collectif ou à l’organisation du travail en groupes »’ 1040. De fait, Auguste Savardan ne s’était rallié à l’hypothèse texane, après la diffusion d’Au Texas, que parce qu’il avait trouvé dans la description faite par Victor Considerant des raisons de croire à « ‘la fondation rapide de la ville de [ses] rêves, de la magnifique cité phalanstérienne ’»1041 ; en revanche il ne souscrivait pas à la formule du « champ d’asile expérimental » qui était défendue dans l’ouvrage. La responsabilité de l’échec incombait aussi dès lors à ceux, regroupés en particulier autour de Savardan, qui s’opposèrent à l’oecuménisme expérimental de Considerant et prétendirent au contraire mettre en oeuvre immédiatement les principes fouriéristes de la façon la plus intégrale possible : Réunion fut ainsi le dernier avatar de la très longue querelle entre « propagateurs » et « réalisateurs », qui trouva sa conclusion au Texas dans un échec qui marqua la fin de l’Ecole sociétaire comme mouvement politique organisé et influent.

Notes
1015.

« It would seem that wise people, when they make a mistake, do so on a scale in proportion to their wisdom, or make mistakes far greater than ordinary mortals. Considerant did not take into account, when he chose this place for the site of future farming colonies, all the things standing in the way of such an enterprise » (COLEMAN (1964b), p. 147).

1016.

« The opportunity given and the material furnished were agricultural, and yet this group or phalanx was composed of highly cultured people ; scientists, artists, authors, musicians, naturalists, and tradesmen skilled in their handicraft were many, but, we are told, there were only two farmers » (REJEBIAN (1940), p. 476).

1017.

DAVIDSON (1973), p. 287.

1018.

GUARNERI (1993), p. 26.

1019.

« Some offers were received from artisans and skilled laborers. But a larger number of prospective colonists were clerks, functionnaries and professional people with little experience of physical labor » (BEECHER (2001), manuscrit provisoire, ch. XIII, p. 42).

1020.

Carnet Simonin, 16 avril 1856, p. 122, Bibliothèque du Congrès, Washington, cité par VERLET (1993), p. 89.

1021.

Appellation héritée de la réponse qu’invariablement ses sympathisants fournissaient aux autorités chaque fois qu’ils étaient interrogés.

1022.

HAMMOND, HAMMOND (1958), pp. 68-77.

1023.

CONSIDERANT (1854b), p. 43.

1024.

GUARNERI (1993), p. 19.

1025.

GUARNERI (1993), p. 13.

1026.

CONSIDERANT Victor, Lettre à Julie Considerant, North American Phalanx (New-Jersey, Etats-Unis), lundi 3 janvier 1853, un feuillet (4 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf.  2/1/3.

1027.

Parmi les colons se trouvait ainsi l’ancien icarien Lucien Bourgeois, qui résidait à Dallas quand les premiers fouriéristes arrivèrent. Il aida certainement François Cantagrel dans les premières semaines de l’installation de la colonie, et fut même un des actionnaires-fondateurs de la Société des propriétaires, séjournant d’ailleurs quelques temps avec sa femme à l’intérieur de la colonie (Cf. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, notice consacrée à Lucien Bourgeois).

1028.

Il semble d’ailleurs que le fils d’Adolphe Gouhenant ait lui même été un des colons de Réunion : un « Gouhenant fils » y est en tout cas répertorié comme « aide » en mai 1855 (SEACT, « Présents au 16 mai 1855 », Réunion, Texas, tableau manuscrit, un feuillet, Fonds Considerant, ENS, Réf. 2/13/2).

1029.

BOURDON, Lettre manuscrite, slnd [25 août 1853, un feuillet double, Fonds Considerant, ENS, Réf. 4/6/1.

1030.

C’est d’ailleurs sans doute dans cette perspective qu’il faut comprendre les relations régulièrement entretenues par Victor Considerant avec d’anciens icariens comme Adolphe Gouhenant ou Maget.

1031.

CONSIDERANT (1854b), p. 41. La formule employée ici par Victor Considerant figurait déjà, sous une forme presque identique, dans Au Texas : le but de Considerant y était de créer un « grand champ d’asile librement ouvert à la pensée progressive de l’humanité vivante, sous toutes ses formes » (CONSIDERANT (1855), p. 114).

1032.

Cf. supra, « Le Ministère du Progrès et de l’Expérience, ou la « stratégie de l’expertise ».

1033.

CONSIDERANT Victor, Lettre manuscrite, sl, 12 juin 1852, trois feuillets numérotés de 1 à 3 (12 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf.  8/2/1.

1034.

GUARNERI (1993), p. 22.

1035.

CONSIDERANT (1855), pp. 89-90, cité par BEECHER (1993b), p. 46. Voir aussi BEECHER (2001), manuscrit provisoire, ch. XIII, p. 38.

1036.

CONSIDERANT Victor, Lettre manuscrite, New York, 4 avril 1853, trois feuillets numérotés de 1 à 3 (12 pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 8/2/1. Victor Considerant reprendra ensuite cette formule dans Au Texas : « Création d’un milieu social librement ouvert à toutes les idées progressives, où les phalanstériens de pleine foi se proposeraient particulièrement l’organisation de l’harmonie sériaire intégrale » (CONSIDERANT, 1854a, p. 20.

1037.

CONSIDERANT (1855), pp. 89-90.

1038.

SCEAT, Formulaire manuscrit, Paris, 185..., un feuillet, Fonds Considerant, ENS, Réf. 2/13/3.

1039.

CONSIDERANT (1850), p. 46.

1040.

GUARNERI (1993), p. 25.

1041.

SAVARDAN (1858), p. 19.