1.011Jean-Baptiste André Godin et le Familistère de Guise

A la fois co-gérant et actionnaire principal de la Société de colonisation européo-américaine au Texas, Jean-Baptiste Godin, même s’il n’avait jamais mis les pieds à Réunion, n’avait pas moins suivi de très près le déroulement de la tentative conduite outre-atlantique par Victor Considerant, et entendait bien en retenir quelques enseignements pour le compte de sa propre expérience. Délaissant la loi de l’attraction passionnée, comme à la fois hors de portée de l’expérience qu’il envisageait de faire à Guise, et selon lui au principe des échecs antérieurs de l’Ecole sociétaire, il ne retint du système sociétaire que ce qui se rattachait au travail, à la production et à la répartition de ses produits. Il fonda sur ce principe un « Familistère », palais social qui accueillait les ouvriers de la manufacture de poêles dont il était le propriétaire, et s’efforça d’y appliquer des règles coopératives de production, de répartition et de consommation. En 1877, vingt ans après l’instauration du règlement d’atelier qui inaugurait l’engagement de Godin dans une série d’expériences pour une réforme sociale à l’échelle de son entreprise, celle-ci était prospère puisqu’elle occupait 1145 travailleurs, tandis que 900 personnes (570 adultes et 330 enfants) étaient logés au Familistère, dont l’aile droite était alors en construction. Au sein de l’usine comme du Familistère, chaque service disposait de représentants élus dont la réunion formait un Conseil qui participait à la direction de l’entreprise1043, inventant ainsi une forme de « démocratie d’entreprise » inédite dans le dernier tiers du XIXe siècle.

Nombreux furent ceux qui ne virent dans l’expérience du Familistère de Guise qu’une caricature de la doctrine sociétaire, et la récusèrent à ce titre : ce n’était pas la pensée de Fourier qui était là mise à l’épreuve, et cette expérience ne réussit, selon Jacqueline Russ, que « dans l’aplatissement et la tristesse »1044 ; pour un autre commentateur, l’essayiste Gilles Lapouge, Godin faisait partie de ceux qui, tout en l’admirant, « extirpaient de l’oeuvre de génie tout le génie pour ne célébrer que les platitudes — les embardées que Fourier n’évitait pas toujours dans les champs du bon sens et de la ratiocination »1045. A l’évidence, la doctrine et les réalisations de Godin, si elles devaient être jugées à l’aune exclusive des préceptes de la théorie de Fourier, en apparaîtraient sans aucun doute comme un affadissement, sinon comme un dévoiement. Mais en se contentant d’évaluer le degré de ses déviations par rapport à l’orthodoxie sociétaire, et en érigeant ce principe d’évaluation au rang de seul critère pour juger d’une doctrine sociale, ces juges ne se rabaissent-ils pas eux-mêmes au niveau de gardiens du temple fouriériste ? Or, que Godin lui-même se réclamât de Fourier ne justifiait pas que l’on n’examine dans son oeuvre que ce qui aurait relevé de la pureté de la doctrine originale. Et de fait, comme le souligne Jean-François Rey son esquisse d’une biographie1046, si Fourier inspire Godin, son oeuvre reste personnelle et s’apparente aussi bien à la doctrine fouriériste qu’à un socialisme à la fois philanthropique et religieux, le sentiment religieux constituant selon Godin le lien social.

Jean-Baptiste Godin poursuivait simultanément deux buts, qu’il pensait compatibles : le bien-être de ses ouvriers ; la prospérité économique de son entreprise. L’articulation entre ces deux objectifs était évidemment équivoque, puisqu’il était possible de concevoir le bien-être des ouvriers comme moyen de la réussite économique, ou au contraire la réussite économique comme condition du bien-être : trancher cette alternative présente cependant peu d’intérêt, dans la mesure où la seule association de ces deux objectifs est suffisamment originale dans le dernier tiers du XIXe siècle pour mériter l’attention. Cela dit, les deux lectures sont en fait, l’une comme l’autre, fondées, et il y a dans l’entreprise de Jean-Baptiste Godin une interaction complexe entre les deux perspectives : l’invocation régulière par Godin des travaux tout récents de Frederick Taylor1047 plaide certainement en faveur de la lecture « capitaliste » ; d’un autre côté, son militantisme de longue date, la sincérité de sa foi fouriériste, la multiplication de ses expériences et son engagement politique témoignent d’une ambition que l’on pourrait qualifier au moins de « philanthropique ».

Mais en dernier ressort, Jules Prudhommeaux s’efforce de présenter Godin moins comme un capitaliste ou même un philanthrope que comme un scientifique : « Il a été un obstiné, un incomparable expérimentateur social. Dans un domaine infiniment plus difficile que celui où se meuvent le physicien et le naturaliste, — car il s’agit cette fois d’opérer non sur de la nature plus ou moins inerte, mais sur des créatures humaines vivant en société, — il va expérimenter sans relâche et au mépris d’obstacles bien faits pour décourager les plus intrépides »1048. A Guise, Godin était le patron d’un « microcosme »1049, dont il fit son laboratoire d’expériences sociales. Plus encore que l’usine elle-même, c’était le « Familistère », c’est-à-dire le « Palais social » dans lequel les salariés de l’usine étaient logés, qui constituait ce laboratoire : comme le souligne Jules Prudhommeaux, « Godin voyait en lui une sorte de vaste atelier complémentaire de l’usine proprement dite, où devaient s’élaborer, par la participation quotidienne des habitants aux mêmes devoirs, aux mêmes conditions d’existence, aux mêmes avantages, ces vertus sociales : la sobriété, la régularité, l’ordre, l’amour du travail, la bienveillance mutuelle, le respect des droits d’autrui, sans lesquelles l’association de plein exercice qu’il rêvait était vouée à un échec certain ». Autrement dit, le Familistère constituait pour ces expériences un laboratoire idéal, parce que, ainsi que l’indique le propos de Prudhommeaux, il lui garantissait l’homogénéité des conditions de déroulement des expériences qu’il envisageait.

Notes
1043.

A l’Usine, Godin distinguait six branches fondamentales de travaux industriels : la comptabilité générale, la fabrication, la fonderie, la poëlerie, l’émaillerie, les magasins et travaux généraux. Chacune de ces catégories pouvait de plus être divisée en services distincts — 27 pour l’Usine —, eux-mêmes comportant 116 subdivisions. Au Familistère, il y avait deux branches distinctes : l’Habitation et l’Education, comprenant 12 services et 46 subdivisions. La proposition de Godin était la suivante : il s’agissait de créer pour chaque service élémentaire un groupe de volontaires qui se donnerait pour but le perfectionnement de ce service. Chaque groupe élirait des représentants, dont l’assemblée pour une même branche d’activités constituerait une Union de groupes. Ces Unions elles-mêmes auraient des représentants élus formant à leur tour un Conseil de direction, dont la réunion des bureaux formerait deux assemblées, le Conseil général des Unions de l’Usine, et celui des Unions du Familistère. Enfin, chacun des deux Conseils généraux élirait trois représentants destinés à représenter le travail au sein des Commissions administratives de l’Usine et du Familistère, dans lesquelles le capital aurait aussi ses représentants. Au seul énoncé du mode de représentation du travail que Godin imagine au sein de son établissement, il n’est pas difficile de deviner la complexité de sa mise en place et les rigidités de son fonctionnement. Mais ce qui maintenant apparaît comme une organisation passablement bureaucratique, se présentait alors dans l’esprit de son concepteur comme une innovation démocratique sans précédent.

1044.

RUSS (1987), p. 166.

1045.

LAPOUGE (1970), p. 267.

1046.

REY Jean-François, « Jean-Baptiste-André Godin », in PAQUOT Thierry (dir.) (1982), Le familistère de Godin à Guise. Habiter l’utopie, Paris, Ed. de la Villette, coll. «Penser l’Espace», 207 pages, p. 26.

1047.

PRUDHOMMEAUX (1911), pp. 24-28.

1048.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 65.

1049.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 65.